The Project Gutenberg eBook of Au cœur du Harem, by Jehan d'Ivray
Title: Au cœur du Harem
Author: Jehan d'Ivray
Release Date: January 23, 2022 [eBook #67233]
Language: French
Produced by: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
JEHAN D’IVRAY
PARIS
Société d’Édition et de Publications
Librairie Félix JUVEN
13, Rue de l’Odéon, 13
DU MÊME AUTEUR
Pour paraître prochainement :
En préparation :
Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.
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Société d’Édition et de Publications, Paris, 1911.
A Monsieur G. Maspéro
A l’évocateur magnifique
de l’Égypte ancienne
je dédie cette étude
de l’Égypte moderne
en témoignage de haute estime
et de grande admiration
Jehan D’IVRAY
Au Cœur du Harem
J’ai ressenti ma première impression d’exil dans le port de Naples. J’ai souvent revu cette rade merveilleuse. Sous de brûlants midi de juillet, par de paisibles soirs de mai, en octobre alors que sous le vélum d’un ciel azuré, d’un ciel sans nuages, les arbres secouaient au vent du large leurs branches légères, alors que le parfum troublant des fleurs innombrables et l’odeur forte des algues marines passaient en effluves violents et délicieux… Ces jours-là, j’ai connu, sous ce ciel et dans ce port, la douceur de vivre.
Mais à mon premier passage, après l’émouvante anxiété du péril à peine évité, dans la surprise de mon ignorance, mes dix-sept ans s’épouvantèrent devant l’inconnu de cette ville, où nous abordions à la nuit noire et par une mer démontée.
Grandie à Cette, je ne craignais guère les ennuis physiques de la traversée ; tangage et roulis n’étaient point pour surprendre celle dont les premiers plaisirs avaient été les dangereuses promenades en youyou, qu’elle ne dédaignait point de conduire.
Mais je n’avais jamais été plus loin que Marseille et je n’avais non plus jamais essuyé de véritable tempête, sur un grand vaisseau, et par un gros temps.
Déjà, un accident de machine nous avait immobilisés quinze heures à La Ciotat. L’Ebre qui nous emportait était trop endommagé pour continuer sa route ; il fallut transborder sur le Peluse.
Ici se place le premier événement curieux parmi le chapelet de mes souvenirs. Durant le temps qu’on déchargeait les marchandises, nous avions pris la route des champs, en ce pays que nous ignorions. Nous suivîmes un petit sentier fleuri d’aubépines et tout à coup, nous nous trouvâmes dans le cimetière de La Ciotat.
Le soir tombait. Une brise légère passait sur nos têtes, charriant le parfum des premières fleurs du printemps. Cher printemps de mon doux pays de France, que je n’ai plus revu, jamais…
Nous nous assîmes sur une pierre tombale, l’âme noyée d’une tristesse infinie. Sur un mûrier, tout près de nous, le rossignol égrenait ses trilles, l’heure était à la fois si profondément douce et si voluptueusement mélancolique, que je ne savais plus si j’étais heureuse, ou si je détestais la vie, dans ce champ de mort qui semblait un jardin de rêve.
Et voici qu’une chose extraordinaire se produisit. Autour de nous, des oiseaux bizarres passèrent. Toutes les couleurs du soleil couchant brillaient sur leurs plumes ; et de chaque arbre et sur chaque tombe, un perroquet s’envolait en poussant des cris aigus. Je me crus le jouet d’une subite hallucination. La vérité était bien plus simple. Un navire marchand, chargé de ces bêtes qu’il emportait d’Anvers, avait fait naufrage, la veille, sur nos côtes et les perroquets peuplaient la contrée… Avec eux, la Magie de l’heure s’était évanouie…
Le lendemain, le Peluse nous recevait ; il devait nous conduire à Alexandrie…
A peine étions-nous en route, le vent nous prenait de côté, et jusqu’à Naples les violons ne quittèrent plus les tables.
Deux heures du matin sonnaient à bord, quand, à la lueur fulgurante des éclairs, j’entrevis la vieille Parthénope. Le Vésuve lançait dans le ciel obscur, de minces fusées lumineuses et de hautes colonnes de fumée que l’opacité des ténèbres ne permettait pas d’apercevoir. Tous les passagers raisonnables demeuraient sagement dans leurs couchettes ; mais mon mari pas plus que moi, n’étions de ceux-là…
Notre jeunesse étouffait sur ce navire, et nous voulions en sortir coûte que coûte : aussi acceptâmes-nous avec enthousiasme la proposition du docteur, qui, en bon confrère, s’était offert à guider mon mari et moi-même, dans la ville inconnue.
J’ai souvent pensé depuis à cette promenade originale sur les quais de Naples, et dans la rue de Tolède en pleine nuit, sous une pluie diluvienne…
Nous avions d’abord voulu marcher pour nous dégourdir les jambes, mais le roulis nous avait trop éprouvés, nous ne savions plus… La pluie qui nous fouettait, et le vent qui faisait rage, rendaient notre équipée si désagréable, qu’il nous fallut accepter les bons offices d’un cocher noctambule : il dut nous trouver grotesques, mais l’appât d’un gros pourboire le rendait obséquieux.
Le jour nous surprit sous les colonnades de l’église San Ferdinando qui fait face au théâtre San Carlo.
Ah ! le triste matin !…
Malgré que l’on fût dans la semaine pascale, on eût dit la brume grisâtre d’une aube hivernale. Le soleil ne se décidait pas à se montrer… Et de cette aurore sur la terre italienne, à mon premier réveil hors du joyeux pays natal, une mélancolie profonde m’enveloppait… Je m’étais fait une Italie de rêve dans mon cerveau de petite fille, et voici que je retrouvais les brouillards glacés des cités du Nord, avec la note si vulgaire du peuple de Naples, note originale et amusante, sous un clair soleil, mais triste à mourir par ce temps des contrées boréales. Aux fenêtres, des loques sordides pendaient lamentables… dans les rues encore salies par la boue de plusieurs jours, des immondices traînaient, écorce d’orange, pelure de pommes et de courges, résidu de tomates écrasées ; un relent pestilentiel se dégageait de ces détritus et, dans le jour naissant, sous le ciel livide, les voix nasillardes des premiers marchands ambulants montaient étrangement monotones et grossières à la fois.
Nous errâmes jusqu’à midi. Le soleil décidément ne voulait pas se montrer ; et ce fut sous la pluie encore qu’il nous fallut regagner le bord, où nous fûmes accueillis par les railleries de nos compagnons de route.
Ceux-ci bien reposés par la première nuit tranquille depuis Marseille, lestés d’un lunch copieux, et chaudement couverts, nous regardaient d’un œil ironique… Et je me figure que nous devions en effet faire triste mine avec nos vêtements trempés, nos cheveux ruisselants d’eau et nos visages défaits de promeneurs nocturnes. Mais c’est le miracle de la jeunesse que les plus violentes fatigues s’effacent sur des fronts d’adolescents, après quelques minutes de délassement et un bon repas. Une courte sieste, une tasse de thé, une tranche de rosbif, suffirent à nous rendre nos forces. Quand, vers quatre heures, le Peluse leva l’ancre, nous avions oublié notre mauvaise nuit et nous pouvions admirer la ville, par une coquetterie bizarre, elle se montrait à nous dans sa beauté souveraine, à l’instant précis où nous la quittions. Les nuages s’étaient dissipés, la mer était redevenue d’un bleu de turquoise et le ciel n’était plus sur nos têtes qu’un vaste manteau de lumière ; le Château de l’Œuf se dressait superbe sur la hauteur et les jolies maisons multicolores descendaient en ribambelles gracieuses jusqu’au rivage. Une véritable flottille d’embarcations nous faisait cortège, chargées de musiciens aux voix chaudes, murmurant des cantilènes napolitaines, avec accompagnement de violons, de mandolines et de guitares.
Ah ! le charme de Mandolinata et la douceur de Santa Lucia écoutés ainsi, comme dans le dernier cri de la terre que l’on quitte avant le départ sur l’inconnu de la haute mer !…
Cela ne ressemble à rien de connu et je ne pense pas qu’on le puisse oublier, après l’avoir une fois entendu.
Les Iles heureuses cependant nous entouraient, Ischia, Procida, Castellamare, charriant vers nous la fragrance délicieuse des chemins en fleurs, nids de verdure, coins ignorés, où l’âme des dieux semble demeurer encore, et planer, mystérieuse et dominatrice, autour des êtres.
Et ce fut le large… Journées monotones et magnifiques, soirées interminables, où le passager semble traîner sa vie, dont les minutes comptent double…
Dormir, manger, faire les cent pas autour des cages à bêtes, visiter les machines, feuilleter des romans ou des revues qu’on ne lit point, la vie du bord dans sa régularité animale et reposante…
Le troisième jour, des cris sauvages me firent bondir hors de ma couchette. On avait veillé tard par extraordinaire et nous entrions dans le port d’Alexandrie de grand matin.
Les passes d’Alexandrie sont peuplées d’écueils rendant très difficile la navigation à qui ne connaît point parfaitement ces parages. L’aide du pilote est indispensable ; et ce n’est pas une des moindres curiosités de l’arrivée, que cette prise d’assaut du navire par le plus étrange bandit qui se puisse voir.
Enveloppé de son burnous, le chef ceint du tarbouche ou du turban des ancêtres, le pilote grimpe par les cordages, avec une agilité de bête féline.
Et ce sont aussitôt des hurlements, des imprécations s’adressant aux frères demeurés dans la barque, ou des ordres en langue baroque, donnés à pleine voix aux hommes du bord.
Le pilote est le prototype de l’Alexandrin, mélange hétéroclite de Grec, d’Italien et d’Arabe des frontières de Libye, être spécial, composé de toutes les races diverses qui ont traversé la ville d’Alexandre et la capitale des Ptolémées, fils d’Égypte pourtant, mais dont les veines ne charrient que bien peu de sang égyptien et qui n’a presque rien du paisible homme rouge, gardien fidèle de la vieille lignée pharaonique, roi incontesté des rives du Nil.
Après le pilote, les innombrables Fachini et Farraches[1] qui envahirent nos cabines dès l’arrivée, achevèrent de me donner une idée terrifiante de ma nouvelle patrie.
[1] Portefaix, commissionnaires.
A peine vêtus d’un court caleçon de cotonnade, la galabieh relevée autour des reins, le turban en bataille sur leurs têtes rasées, ils apparaissaient à chaque écoutille, en proférant des phrases incohérentes, gesticulant et criant de telle sorte qu’une invincible peur me saisit. Oh ! ces cris de l’arrivée !…
Je me serrais craintive contre le bras de mon mari, qui, déjà repris par l’ambiance, répondait comme il fallait aux nombreuses sollicitations dont nous étions l’objet. Coups de canne par ci, coups de poing par là, le tout accompagné de terribles éclats de voix auxquels je n’étais guère habituée.
J’avais le cœur lourd, les yeux brûlés de soleil et de larmes mal retenues.
Je fus bien surprise, quelques instants plus tard, quand débarrassés enfin des formalités de la douane, arrivés à l’hôtel et reposés par une première toilette sérieuse en terre ferme, nous nous retrouvâmes dans notre chambre d’hôtel, mon mari et moi… Il avait repris sa bonne figure souriante, je retrouvais mon ami de toujours. Ainsi, en ce pays d’antithèse, les plus fortes colères ne sont guère qu’en surface. On crie, on tape pour se faire respecter et se mettre à l’unisson, et telles gens qui nous semblent au paroxysme de la fureur et se traitent de chiens, de voleurs, d’assassins et de fils de teigneux (sic), s’embrasseront en riant aux éclats quelques minutes après, ou se tapoteront l’épaule amicalement pendant dix minutes, en se faisant des protestations de tendresse.
Mon étonnement d’ailleurs commençait…
Tandis que, dans la chambre, je faisais connaissance avec les grands lits de fer à colonne peints en couleur voyante, vert, bleu, rouge, les divans trop hauts pour être confortables, recouverts de cotonnade garnie de dentelles au crochet, les moustiquaires de tulle relevés par de larges rubans, la rue m’attirait aussi, par les mille choses nouvelles que j’y devinais.
Notre hôtel était situé dans une rue très couleur locale et bien faite pour me donner, du premier coup, une idée précise du pays où j’abordais.
Quand, après tant d’années écoulées, je cherche à rassembler mes souvenirs de ce matin d’arrivée, deux choses surtout surgissent de ma mémoire : le bruit persistant des soucoupes de cuivre qu’agitait sous les fenêtres un marchand d’arghissouss[2] et le son d’un orgue de barbarie jouant le Miserere du Trouvère…
[2] Jus de réglisse glacé, qui se vend dans des cruches de grès.
A cela vient se joindre le souvenir de deux odeurs bien différentes pourtant. Le parfum troublant des guirlandes de Fohls[3] (les premières que je voyais) que présentait une marchande indigène, aux nombreux passants de cette petite rue et un arome violent de marée, provenant d’un étalage de coquillages tout proche. Les jours pourront passer, je deviendrai peut-être une très vieille femme, dont le cerveau peu à peu perdra la mémoire des heures de sa jeunesse, mais le spectacle de ce matin ne s’effacera point ; et de ces sons et de ces odeurs que j’ai gardés si présents, je conserverai jusqu’au dernier souffle, la note et la senteur, car ils furent l’impression première de ma nouvelle existence, et résument pour moi les sensations de mon premier matin d’exil.
[3] Sorte de gardenias à fleurs petites et très parfumées.
Le marchand d’arghissouss montrait une belle face bronzée, dont les traits semblaient taillés dans quelque matière antique, par un artiste du vieux passé grec. Il riait d’aise dans sa barbe noire et sa bouche en s’ouvrant découvrait des dents voraces, d’une admirable blancheur. Ses reins étaient ceints d’une vaste écharpe, rayée de couleurs vives où le rouge et le jaune dominaient, et son turban, posé très en arrière, laissait voir un front où la sueur perlait. Il portait une longue robe blanche, des babouches jaunes et des bracelets de laine. Un large anneau d’argent pendait à son oreille droite. Et il tenait haut sa cruche de grès, dont le goulot laissait échapper un gros morceau de glace et des feuilles d’oranger…
La marchande de Fohls pouvait avoir mon âge, dix-sept ans… Elle me sembla très mince, très brune ; sur son corps de toute jeune femme la galabieh moulait des formes pures, une gorge dure, des hanches souples, des jambes fuselées, dont chaque mouvement était une grâce. Sur sa poitrine à demi nue ; d’innombrables guirlandes de fleurs formaient collier, et faisaient à cette créature charmante, une atmosphère embaumée qu’elle traînait après elle comme un voile enivrant, dont les passants se grisaient. Elle avait d’étranges yeux, lourds de passion, la bouche un peu grande, un profil de chèvre sauvage, et ses courts cheveux bruns s’envolaient en frisons raides, sur ses tempes et sur son cou. Un balancement rythmique agitait sa taille à chaque geste de ses bras, qu’elle tenait élevés, les mains chargées de fleurs qu’elle présentait, en chantonnant :
— Fohl gamyl ! (les jolies Fohls !)
La marchande de coquillages se reposait juste sous les fenêtres de mon hôtel… Énorme matrone, croulante de graisse, vautrée sur le trottoir, un bras négligemment jeté sur sa marchandise, elle dormait lourdement en attendant la pratique. Elle avait la bouche ouverte, et de ma fenêtre assez basse, je pouvais distinguer le chapelet de mouches glissant autour de ses paupières et aux commissures de ses lèvres.
La journée se passa à visiter les rares curiosités de la ville. Alexandrie n’offre qu’un intérêt très médiocre au point de vue de ses monuments ; le plus grand reproche qu’on puisse faire à cette ville, c’est de n’avoir aucun cachet personnel.
Trop de peuples la conquirent, trop de gens divers l’habitèrent ; elle n’est plus qu’un port sans beauté, où se coudoient toutes les races, où se parlent tous les idiomes, où surtout dominent l’Italien et le Grec mâtinés d’oriental, n’ayant plus gardé de la patrie d’origine, que le mercantilisme et la souplesse.
Les femmes pourtant y sont belles. Je parle des femmes de la société, essentiellement cosmopolite d’ailleurs, mais formant un bouquet de fleurs vivantes, du plus séduisant aspect, pour les yeux surpris du voyageur. Extrêmement élégantes, très coquettes, elles savent mieux qu’aucune, imposer les modes outrancières de nos grands couturiers parisiens. Et tandis que les maris occupés pour la plupart à parfaire ou à ruiner le budget du ménage dans un téméraire coup de bourse, les laissent libres de leurs journées, elles passent charmantes et parées dans les calèches somptueuses[4], étalant sous le clair soleil d’Égypte leurs grâces d’idoles et leur beauté de statues.
[4] Des superbes attelages d’alors il ne restera bientôt plus en Égypte que le souvenir, car déjà les grandes dames Musulmanes ont donné l’exemple, et l’auto remplace partout la voiture démodée.
La plage élégante de Ramleh et la plage familiale du Mex n’existaient pas encore. On n’avait pas non plus demandé aux archéologues les secrets de Kom-el-Chougafa et la basilique de Saint-Théonas gardait son mystère…
Pour l’instant, le touriste, avide de choses nouvelles, devait se contenter de la visite traditionnelle à la colonne de Pompée et aux catacombes.
La colonne de Pompée, faussement attribuée au tribun, faisait autrefois partie intégrante du Sérapéum, d’origine bien plus ancienne. Le Sérapéum ou Temple de Sérapis, élevé par Ptolémée Soter, dans l’acropole de Rhacotis et sur l’éminence aujourd’hui très diminuée qui porte la grande colonne, était un édifice auquel on parvenait par cent degrés de marbre. Selon la description du rhéteur Aphtonius, qui vit le Sérapéum au IIIe siècle de notre ère, la colonne monolithe était alors située au milieu d’une cour entourée de portiques et de salles renfermant des livres. C’est qu’en effet, vers l’an 140 avant Jésus-Christ, sous le règne d’Évergète II, la bibliothèque du Muséum ou bibliothèque mère, s’étant trouvée tout à fait remplie, le Sérapéum lui servit de succursale et renferma une seconde collection, la bibliothèque fille, évaluée au nombre de 300,000 volumes (Nitschlop).
Il ne faut pas oublier qu’Alexandrie fut longtemps la ville lumière de l’ancien Monde. Les goûts délicats, les instincts élevés des premiers Lagides, si grecs de nature et d’habitude, déterminèrent ce grand mouvement qui fit se précipiter vers la cité d’Alexandre tout ce que la société d’alors contenait d’artistes, de rhéteurs et de savants.
Ptolémée Soter, ami et condisciple d’Aristote, et lui-même historien remarquable, apporta le premier à Alexandrie les traditions intellectuelles de la Grèce. Par lui fut fondé le Muséum, qui donna bientôt naissance à la première école d’Alexandrie, appelée divine par les anciens.
Le palais des rois et le Muséum devinrent une agglomération immense d’édifices magnifiques et de jardins qui couvraient près du quart de la superficie totale de la ville, dans cette région aujourd’hui déserte et en partie envahie par la mer, qui s’étend de l’obélisque de Thoutmès III (aiguille de Cléopâtre) au promontoire Lochias.
Il ne faut pas oublier que de cette école d’Alexandrie sortirent les hommes les plus fameux de l’époque gréco-romaine : Théocrite, Apollonius de Rhodes, Lycophron, Philétas de Cos parmi les poètes ; Zénodote, Aristarque, Callimaque, Eratosthène, Hipparque, Apollonius de Perga, Archimède, Euclide, fondateur de la géométrie, Hérophile et Erasistrate qui, les premiers, enseignèrent l’anatomie, Gallien, Démétrius de Phalère ; et enfin beaucoup plus tard, Théon et son admirable fille Hypatie, qui mourut lapidée par la foule, sur le conseil des moines fanatiques, sous le patriarchat de Cyrille.
De toutes ces grandeurs disparues, il ne reste que quelques pierres et la colonne dite de Pompée, autour de laquelle se pressent les tombes effritées d’un cimetière musulman.
Sur l’emplacement des mosaïques multicolores et des superbes dalles de marbre, les sépulcres de terre et de chaux se serrent lamentablement ; là, où croissaient les térébinthes et les chèvrefeuilles, l’aloès pousse ses tiges épineuses, et ce n’est plus que mélancolie et que tristesse en ce lieu sauvage, où seuls le croassement des corbeaux et l’aboiement rauque des chiens troublent le silence.
Après la colonne de Pompée, je voulus voir les catacombes…
On me conduisit là-bas au Mex, près du palais, détruit aujourd’hui, où campèrent quelques semaines les soldats de Bonaparte. Dans les excavations des rochers bordant la mer, nous nous faufilâmes à grand peine, mon mari, deux officiers du bord, trois guides indigènes et moi la dernière et la plus intrépide, avide de tout voir et de tout connaître, avec cette belle curiosité de la jeunesse qui ne se retrouve plus jamais dans la suite…
Ce n’était pas chose facile de se diriger dans le labyrinthe de couloirs et de boyaux qu’offrent les ruines des catacombes. Creusées sous le règne de Dioclétien, ces catacombes partaient du cœur de la ville, pour aboutir à la mer, où, plusieurs fois par semaine, les chrétiens s’embarquaient afin d’échapper aux persécutions ou porter plus loin la bonne parole. On sait que cette période marqua l’apogée des persécutions en terre égyptienne. Le nouveau culte avait donné naissance à différents schismes, qui, rapidement, s’étaient propagés en haute et moyenne Égypte. Les prêtres des anciens dieux luttaient eux-mêmes éperdument, pour le maintien de la foi et des coutumes ancestrales.
Les patriarches et les préfets, de races souvent distinctes, ne s’entendaient guère ; les Juifs qui maintenaient une partie des richesses du pays, fomentaient le trouble si facile à faire naître en ces âmes tourmentées, et les empereurs romains, excédés par les multiples ennuis que leur donnait cette province de l’Empire, ne demandaient qu’à sévir. Dioclétien avait déclaré qu’il ferait couler tant de sang à Alexandrie, que son cheval en aurait jusqu’au poitrail. Il tint parole ; durant huit jours, les ruisseaux de la ville furent rouges…
Les catacombes devinrent donc nécessaires, mais contrairement à celles de Rome, elles ne furent jamais, pour les adeptes de la religion nouvelle, qu’un asile temporaire.
Il en reste d’ailleurs bien peu de choses. A part la salle centrale, où se voit encore au plafond une colombe aux ailes déployées, et où, sans doute, devaient se célébrer les offices, le reste n’est qu’une suite de voies très étroites, — presque impraticables, peuplées d’insectes et de chauve-souris, — dont chaque jour la visite devient plus difficile et plus dangereuse à mesure que le sable se creuse et que la mer se rapproche. Pour moi, je sais bien que je ne me risquerais plus aujourd’hui à suivre cette route périlleuse que nous fîmes alors presque à quatre pattes, à demi étouffés et plongés à chaque instant dans l’obscurité, car le vent qui circule assez librement dans ces caves, éteignait constamment les bougies dont s’étaient munis nos guides.
Aussi, quelle ivresse de revoir la lumière après quatre heures de marche dans ces ténèbres !… comme l’air semblait plus léger, et le ciel plus pur…
En parcourant à nouveau la ville, notre attention fut attirée par la vue d’un personnage extraordinaire. C’était un homme de haute taille, aux cheveux grisonnants, à la barbe inculte, aux yeux étranges, aux gestes déments. Pour tout vêtement, il portait un gilet rouge brodé d’or, et un chapeau tricorne orné d’une plume blanche. Des bottes à l’écuyère et un parapluie vert complétaient ce costume sommaire. Personne ne regardait l’étrange individu, dont la seule vue eût ameuté tous les agents d’une ville européenne. Pour lui, insouciant et superbe dans sa demi-nudité, il allait, la tête haute, en prononçant des phrases incohérentes. J’appris que ce malheureux était un grand seigneur autrichien, qui, ruiné au jeu en une nuit et abandonné par une femme adorée, avait subitement perdu la raison et se croyait l’Empereur François-Joseph…
Vers le soir nous allâmes, accompagnés du docteur et du commissaire du bord, dîner à Ramleh, banlieue d’Alexandrie où devait s’écouler une partie de ma jeunesse et où naquirent mes deux filles. C’est sur l’emplacement et la prolongation du camp de César, sur la route d’Aboukir, une immense étendue désertique, plantée de rares palmiers, dont les Alexandrins sont parvenus à faire une succursale d’Asnières ou de Viroflay.
Un chemin de fer spécial concédé à une compagnie anglaise en faisait alors le service.
Aujourd’hui, les stations de Ramleh se sont multipliées et c’est un train électrique qui les dessert. Par un miracle de culture, à coups de guinées, les propriétaires sont arrivés à créer une suite innombrable de jardins merveilleux, parmi lesquels se dressent d’élégantes villas de tous les styles et de tous les âges, depuis le château Louis XIII, jusqu’à l’horrible maison modern-style. Le casino de la plage peut rivaliser avec les plus somptueux kursaals des villes d’eaux européennes, on y retrouve les mêmes tables fleuries d’orchidées et rutilantes de globes électriques, les mêmes garçons suisses parlant toutes les langues, les mêmes menus cosmopolites. Les repas sont accompagnés des mêmes airs entendus chez Maxims ou dans les différents palace où les hommes de la bonne société ont coutume d’ingurgiter des nourritures indigestes, en tenue de soirée, et de cet air lassé dont les viveurs de haute marque croient devoir accomplir les moindres actes de leur vie inutile.
Mais, lors de mon arrivée en Égypte, le casino n’existait pas et la plage appartenait à tout le monde.
Les parcs étaient moins nombreux et les façades moins prétentieuses. De vulgaires lampes au pétrole posées dans de jolies lanternes en verres de couleur, éclairaient à peine la porte principale des habitations et les routes mal tracées. Mais ces demeures n’étaient pas toutes modestes, et la verdure épaisse qui les abritait, les innombrables arbres à fleurs qui garnissaient leurs pelouses, les jasmins, les roses, les Fohls, croissant sur les murs de briques roses et jusque sur les balcons de pierre ou de bois, les rendaient charmantes. Et puis, c’était, à quelques mètres de la maison, le mystère du grand désert… Les palmeraies offraient aux promeneurs égarés dans ces parages la surprise de leurs ombrages. Tout à coup, parmi l’immensité sablonneuse, un nid de verdure épaisse attirait les yeux et, sous les dattiers chargés de fruits couleur d’or ou de sang, les blés poussaient leurs hautes tiges, le trèfle mettait une nappe tendre, c’était à la fois inattendu et délicieux.
Ma première visite à Ramleh demeurera dans ma mémoire comme un de mes meilleurs souvenirs. Après le repas, nos hôtes proposèrent une petite excursion au désert. On partit joyeux vers ces plaines qui, pour moi, représentaient l’inconnu. Il faisait ce soir-là un temps d’été de France, bien qu’on ne fût qu’en avril. Le ciel, libre de nuages, mettait sur nos têtes un voile de lumière, presque transparent, et là-bas, vers la mer, la lune montait radieuse. Bientôt elle atteignit les hautes touffes des palmiers et ce fut dans ce coin paisible une heure de souveraine beauté. Des enclos voisins, un parfum violent de jasmin s’échappait, embaumant l’espace… très loin, d’une tente de bédouin dressée dans le sable, un bruit de chanson arabe venait jusqu’à nous, et tout à coup, de l’autre rive, vers les lacs, une petite flûte égrena ses notes mélancoliques. Des herbes, des plantes, une odeur vivifiante se dégageait, emplissant l’espace, pénétrant en nous comme une caresse, un air léger flottait sur nos têtes, une paix profonde émanait des choses environnantes… Et, dans la nuit claire, un cavalier arabe fendit l’espace sur un cheval magnifique, nous frôlant dans la fuite éperdue de sa course. Son burnous blanc autour de lui semblait le mouvement de deux grandes ailes lumineuses, et l’on entendit un instant le hennissement de son cheval grisé lui aussi par cette volupté du désert qui nous gagnait à notre tour… C’était l’Orient, dans sa troublante majesté, et nos âmes insensiblement s’abandonnaient à son charme.
Le lendemain, les officiers du bord qui reprenaient la mer dans la soirée, nous accompagnaient à la gare. En route pour le Caire… En disant adieu aux chers compagnons qui avaient si bien su adoucir pour moi les tristesses du premier grand voyage, mon cœur se serrait un peu… Il me semblait que je quittais une seconde fois la patrie. Mais quand le train s’ébranla, la belle confiance et la joie débordante de mon mari finirent par me gagner. Il était si heureux de se retrouver chez lui, si fier de m’y ramener et de m’en faire les honneurs, que mon chagrin de petite transplantée ne put tenir contre son bonheur.
J’avais aussi à mes côtés pour parler des miens demeurés en France, ma fidèle servante Émilie, qui m’avait suivie et dont le dévouement ne m’a jamais fait défaut aux heures mauvaises. Vraie Languedocienne au cœur fidèle, au caractère joyeux, prête à tous les événements de notre vie aventureuse, elle se trouvait aussi à l’aise dans ce wagon de chemin de fer égyptien, que dans notre petit jardin de la rue Baume à Montpellier, où elle passait ses après-midi à coudre les vêtements de mes petits frères, une chanson aux lèvres et de la gaîté plein les yeux… C’est une remarque que j’ai, depuis, faite bien souvent. L’exil n’existe guère pour les âmes simples. Surtout pour les âmes méridionales. Pourvu que leur activité trouve son emploi et que le soleil brille, elles sont heureuses.
Pour moi, maintenant, tout était nouveau dans le pays que nous traversions.
Immédiatement après Damanhour, le site devenait autre. Ce n’était plus les plaines sablonneuses, les terrains amers des lacs, et les vastes étendues salines que nous venions de quitter, mais l’Égypte, la vieille patrie des races pharaoniques qui, à chaque tour de bielle, se montrait un peu plus à nous, dans sa robe d’émeraude. Tandis que dans notre terre Cévenole, les blés commençaient à peine à montrer leurs petites tiges vertes, ici, en sol Égyptien, la moisson future s’étalait déjà, superbe et touffue comme une forêt en miniature. Encore quelques rayons de soleil semblables à celui que nous avions ce jour-là, et les épis commenceraient à jaunir. Dans les jardins cultivés, les arbres à fruits n’avaient plus de fleurs, et les abricots, les pêches, les pommes un peu sauvages montraient sous les feuilles leurs têtes dures.
Des buffles maigres passaient sur les chemins, le mufle baissé, et leurs pas pesants laissaient une empreinte dans la terre grasse. De rares chameaux chargés d’herbages traversaient les routes, suivis par quelque gamin à demi nu.
Dans les champs, ma surprise fut grande en voyant, parmi les cultures, les Fellahs occupés à leurs travaux coutumiers, la galabieh simplement relevée autour des reins, leurs minces caleçons de cotonnade, précieusement posés à côté d’eux. Je sortais depuis peu de mois d’un couvent rigide, et ce spectacle me confondait d’autant plus que, loin d’être le moins du monde gênés par le passage du train dont les nombreux voyageurs les regardaient, ces simples fils de la nature se levaient en riant et étalaient complaisamment leurs formes avec des gestes dont l’impudeur ne pouvait avoir d’égale que l’ignorance de ceux qui les exécutaient.
Hélas ! vingt années ont passé, et si la civilisation moderne est parvenue à faire du Caire la rivale des plus belles villes de la Riviera, il faut dire que rien n’a changé dans les habitudes rurales. La même inconscience et les mêmes gestes obscènes se reproduisent chaque jour encore au passage des grands rapides. Si les nombreux touristes qui, chaque année, hivernent sur les bords du Nil, en éprouvent de la gêne, ils doivent se tenir enfermés dans leurs wagons et ne point lever les yeux.
Et ce n’est pas tout… Sur les bords du fleuve et des nombreux canaux qui en dérivent, le nombre des baigneurs ne se compte pas, ces baigneurs ignorent la gêne du vêtement exigé par les peuples civilisés. Ils se baignent simplement dans leur nudité sombre, tranchant sur le fond clair du paysage, et de loin, à les voir s’agiter dans l’eau bourbeuse avec leurs grands bras maigres et leur tête rasée, on dirait de grands coléoptères, flottant au ras des ondes, parmi les herbes de la rive.
Une des choses qui m’étonnèrent aussi dans ce voyage, ce fut la quantité de pigeons rôtis, de petits pains, de salades et d’œufs durs, que nous présentaient à chaque station des vendeurs indigènes. Les buffets des gares étaient encore inconnus. Les marchands d’oranges et de fruits secs ne chômaient guère, et, plus qu’eux tous, les petites marchandes d’eau fraîche arrivaient à placer leur marchandise.
Elles accouraient minces et légères, au trot de leurs pieds nus, vêtues de l’éternelle robe Fellaha teinte à l’indigo, leur frêle poitrine découverte, un lambeau de voile tenant à peine à leurs jeunes fronts bombés, mais traînant majestueusement dans la poussière. Les mains au-dessus de la tête, elles tenaient la gargoulette, dont le goulot laissait dépasser quelques feuilles de menthe ou d’oranger… Et de leur voix stridente, on les entendait crier leur cri toujours le même :
— Moïja ! Moïja !…[5]
[5] Eau, eau !…
Puis c’était encore les débitants de limonades, les pâtissiers d’occasion offrant leurs sémitt taza[6] ou leur pan di Spagna, gâteaux de miel saupoudrés de cumin, ou sitôt-fait italiens, vendus sous des noms pompeux… Et les voyageurs ajoutaient au spectacle déjà si étrange. Ce n’était que longues robes de soie aux couleurs vives, larges ceintures et vastes turbans. Les femmes, drapées dans leur habaras de taffetas noir, suivies de tout un peuple d’esclaves noires et blanches, traînaient presque toutes un enfant par la main et portaient d’innombrables paquets noués de façon barbare, dans de larges mouchoirs bariolés. Des eunuques les précédaient, faisant écarter les importuns sur leur passage et se faisant ouvrir d’office les portières de wagons spéciaux, où, autoritaires et paternels à la fois, ils entassaient tout le monde.
[6] Petits pains, saupoudrés de grains de mil.
Mais ce que je ne puis arriver à dire, c’est le tapage effroyable qui accompagnait chaque acte, chaque geste de ces voyageurs. Une gare égyptienne offre l’apparence d’un préau de maison de fous. Quand le train repart, on est littéralement étourdi, il semble que l’on vienne d’échapper à quelque effroyable catastrophe.
Notre première nuit d’hôtel au Caire comptera parmi les plus accidentées de mon existence. Nous étions descendus dans un bon hôtel de second ordre, les trois grands hôtels d’alors étant, pour l’époque, tout à fait hors de prix pour notre bourse de jeune ménage. Mais l’hôtel d’Orient comptait parmi les meilleurs… Nous n’étions pas au lit depuis un quart d’heure que les insectes nauséabonds que je n’ose nommer nous en chassèrent…
Nous dûmes passer la nuit, très douce d’ailleurs, sur la vérandah, couchés tant bien que mal sur des fauteuils d’osier garnis de quelques coussins. Vers deux heures, notre jeunesse ayant eu raison des événements, nous dormions de tout notre cœur, quand notre pauvre Émilie accourut les yeux fous, les vêtements en désordre, en poussant des cris aigus.
Son voisin de chambre, un Grec, pris de boisson, avait enfoncé la porte de communication et s’était rué sur elle comme une brute. La pauvre fille tremblait si fort qu’il lui fallut un bon moment pour nous expliquer la chose. Nous parvînmes à comprendre que n’ayant qu’un simple chandelier de cuivre à sa portée, et retrouvant toute sa force de paysanne cévenole, elle s’en était si bien servie, que le trop galant Hellène avait le nez en bouillie et l’œil poché. Bientôt, tout l’hôtel fut sur pied. Il nous fallut subir un long interrogatoire et, comme les propriétaires étaient vaguement apparentés à l’assaillant, il s’en fallut de bien peu que la pauvre fille, victime d’un si abominable guet-apens, ne fût déclarée coupable pour avoir su se garder… Enfin nous pûmes quitter cet affreux asile et tout de suite, mon mari nous conduisit au quartier indigène.
C’était là-bas, derrière la vaste place d’Abdin, dans la vieille rue de Darb-el-gamamiz, au cœur même de la ville musulmane. Il fallait, pour s’y rendre, traverser d’innombrables labyrinthes parmi lesquels je me dirige aujourd’hui sans aucune peine, mais pour l’instant, il me semblait tout à fait impossible de pouvoir jamais arriver à m’y reconnaître. Ce furent d’abord une suite d’échoppes avançant sur la chaussée selon l’antique usage oriental et pourvues d’un plancher surélevé formant divan et garni de tabourets, sur lesquels clients et vendeurs s’asseyaient. Il n’y a pas au monde de démocratie plus réelle que celle qui règne entre tous les membres de la grande famille musulmane. En ce pays, régi pourtant par un système des plus autocrates, tout le monde fraternise et les différences de castes n’existent presque pas. Le médecin et l’avocat ne dédaigneront point de prendre place sur les tréteaux du marchand de calicot ou du parfumeur. Le maître du lieu reçoit, d’ailleurs, ses visiteurs avec une courtoisie parfaite et sait offrir à propos le narghilé, la tasse de moka ou de thé, le sirop de rose ou la limonade, selon le temps ou la saison. D’interminables causeries s’établissent et l’heure, si longue en terre égyptienne, passe en éternelles flâneries.
Ces visites fréquentes rendent la rue plus gaie et le magasin plus accueillant ; cependant, sur les trottoirs, les marchands ambulants circulent, criant leurs denrées ou leurs objets de pacotille ; les petites charrettes de légumes ou de fruits s’installent au petit bonheur. Tout cela passe, trotte, galope, hennit et piaffe sans interruption, les hurlements sauvages de cochers interpellant les piétons dominent tous les autres tapages.
— Chmalak — Minack ! — Aho réglack ![7]
[7] Ta gauche ! ta droite ! (C’est-à-dire faites attention à votre gauche ou à votre droite.) Parfois ils sont plus brefs encore et disent simplement : réglack (ton pied !).
Mais le passant n’en a cure et ne se dérange guère. Aussi les écrasés comptent-ils pour une bonne part dans la liste des accidents journaliers dans les villes égyptiennes.
Ce qui me ravit surtout, ce jour d’arrivée, ce furent les étalages vraiment artistiques des marchands de fruits. Il faut aller dans de très grands magasins d’Europe pour trouver d’aussi gracieuses corbeilles d’oranges, d’aussi magnifiques pyramides de pommes et de poires, d’aussi jolies guirlandes de feuilles et de pampres disposées d’une main à la fois savante et naïve parmi l’amoncellement des présents de la terre. Mais ce qui achevait de donner à ce marché égyptien la note étrange qui me séduisait, c’était la variété des fruits et la teinte particulièrement chaude de leurs coloris. Pour le plaisir des yeux, les citrons d’un beau jaune tendre se mêlaient aux tomates couleur de sang. Les oranges à l’écorce dorée voisinaient avec les premières cerises et les premiers abricots. De grands régimes de bananes pendaient au-dessus des autres produits, comme une parure ; tout autour de l’échoppe, de larges fleurs de papier rose faisaient un cadre surprenant à ces choses, les rendaient plus appétissantes et plus désirables. Et sa petite robe relevée en corde autour de ses reins, son visage de singe réjoui couvert de mouches, un doigt dans sa bouche où les quatre premières dents pointaient, un bébé fellah se tenait bien sage dans une corbeille de dattes sèches, son petit derrière maigre à même les fruits qui seraient vendus tout à l’heure. A quelques pas, la mère, gravement, triait des cerises arrivées la veille du pays d’Asie et jetait les fruits trop mûrs au bébé, qui les attrapait au vol et les suçait de son air tranquille.
Je fus surprise aussi du nombre incalculable de marchands de tabacs que nous rencontrions sur notre route, et ma surprise s’augmentait de voir tous ces marchands offrir le même type d’Européens un peu sauvages… Mon mari m’expliqua que tous les fabricants de cigarettes, comme tous les épiciers d’Égypte, étaient Grecs… Depuis sa lointaine enfance, il avait vu le commerce du tabac et des comestibles aux mains des Hellènes et il ne pensait pas que, depuis les temps les plus anciens, il en ait pu être autrement[8].
[8] Le tabac n’a commencé à se vendre en Égypte que sous le règne des derniers Mamelucks, mais les épiciers (backals) grecs ont prospéré en Égypte depuis Hérodote, le marchand d’huile historien !…
Il me raconta, à ce sujet, une anecdote amusante, et qui me renseigna tout de suite sur la façon habile dont les Grecs d’Égypte savent échafauder leur fortune. Dans le village où il était né, mon mari avait connu un certain Spiro Mamoussi, d’abord garçon épicier, puis patron. Cet homme s’était trouvé à vingt ans propriétaire d’une boutique ayant à peine deux mètres carrés et remplie de caisses de pétrole, de macaroni et de boîtes de sardines. Le tout valait bien vingt livres (500 fr.). Le commerçant, qui dort au cœur de tout ilote, imagina de faire fructifier ces biens : mais le magasin n’offrait pas d’assez sérieux avantages. Le Grec malin possédait cinquante francs d’argent liquide. Il les prêta à un Fellah contre les bijoux de sa femme. Aussitôt en possession des bijoux, il se fit à son tour avancer cent francs sur ces bijoux ; mais, tandis qu’il se faisait prêter par un riche indigène, croyant obliger un pauvre épicier dans la gêne, et ne réclamant aucun intérêt pour son avance, il prêtait à nouveau l’argent qui n’était pas à lui, sur un bon billet à intérêt double ; et, à la fin de l’année, grâce à la multiplicité de ces procédés machiavéliques, Spiro était parvenu à se faire mille francs de bénéfices… De tels faits se passent journellement en Égypte.
Nous arrivâmes, vers dix heures, devant la porte de Sélim pacha Rouchdy, oncle de mon mari. Là commençait ma vie nouvelle.
La maison ne différait pas sensiblement des autres demeures qui l’entouraient. Comme toutes les habitations qui se respectent, elle donnait dans une rue triste, que pas une échoppe n’égayait. Vis-à-vis, à côté, partout les mêmes hautes murailles, les mêmes fenêtres garnies de moucharabiehs étaient reproduites. Et partout aussi la même porte monumentale, entourée des mêmes bancs de pierre et ouvrant sur la même cour, sorte d’atrium rappelant un peu les demeures romaines.
Devant le seuil, un vieillard très beau nous accueillit. C’était le boab (portier) de la famille, ancien esclave libéré et qui avait vu naître mon mari et tous ceux de sa génération. Il était noir, mais de race nubienne, c’est-à-dire ayant gardé la forme pure des traits caucasiques et sur sa face de statue sombre, une barbe neigeuse encadrait superbement le visage rayonnant d’intelligence et de bonté. Il s’avança et pieusement baisa les genoux et les mains de mon mari, puis mes mains à moi, mais déjà en me regardant l’expression tendre de son regard avait changé et je sentais l’hostilité naissante, que si souvent depuis, mon titre d’étrangère et de chrétienne devait me valoir dans les milieux demeurés vraiment sincères à la foi du prophète.
Sur les pas du boab, un autre homme à son tour venait d’apparaître. Celui-ci me parut franchement nègre, mais la recherche de sa mise, un air d’importance tout à fait comique et surtout le timbre bizarre de sa voix me firent comprendre à quel genre de personnage j’avais affaire. Mon mari m’avait tant parlé des eunuques et du rôle prépondérant qu’ils jouaient encore dans la famille égyptienne, que j’étais renseignée sans les connaître. C’était bien l’eunuque en chef de la maison qui venait se présenter à moi le sourire aux lèvres, et la main tendue, comme si nous étions déjà de très vieilles connaissances.
Il m’enleva de la voiture et, sa main serrant mon bras à le briser, il m’entraîna vers l’escalier qu’il me fit monter presque à lui seul, tant il mettait de force à me soulever.
J’ai su depuis que ce mode d’introduction résumait la plus haute formule de politesse de l’eunuque envers les visiteuses étrangères, mais alors combien cela me parut étrange !…
Béchir-Aga me conduisit au premier étage. Tout de suite après l’escalier de marbre, s’étendait une sorte de vaste couloir sur lequel des nattes neuves étaient posées. Nous arrivâmes devant une porte garnie dans le bas d’une demi-douzaine de paires de babouches et de savates, qu’il fallut pousser du pied pour entrer. L’eunuque avait frappé dans ses mains et, à ce signal, une nuée de femmes accouraient. Toutes les races, toutes les couleurs, tous les âges me semblèrent représentés par le véritable peuple de mon sexe, qui s’empressa aussitôt autour de moi.
J’étais à ce moment, pour tout ce monde privé de distractions, une véritable bête curieuse ; personne ne songeait à l’embarras cruel où on me mettait, en me le témoignant d’une façon aussi directe.
Mais, tout à coup, tel un vol de moineaux rapaces, la petite troupe se dispersa, une créature délicieuse venait vers moi et très simplement me tendait les bras.
Elle était belle, de cette beauté un peu flétrie, propre à certaines Turques trop passionnées et souvent malheureuses ; ses grands yeux fauves, ses cheveux d’un châtain sombre à reflets d’or sur lesquels était jeté un voile de gaze traînant derrière elle, son teint très pâle et le pli amer de ses lèvres lui donnait un faux air de nonne du moyen âge, une de ces nonnes consumées d’amour, usant leurs genoux en vaines prières, sur les dalles de l’autel. Et c’est une chose surprenante, même après l’avoir si bien connue, elle, dont la gaîté était charmante, même après l’avoir vue mère délicieuse de nombreux enfants, épouse trop aimante d’un mari indigne d’elle, toujours cette première impression m’est restée et c’est bien sous les traits d’une jeune religieuse que je la revois. C’était la cousine, presque la sœur aînée de mon mari, Azma, la fille du vieux pacha, mariée elle-même à son cousin, qui était aussi celui de mon mari, puisqu’ils étaient tous trois fils et fille de la même souche.
Azma avait épousé Aly-bey professeur à l’École polytechnique du Caire. Il était son aîné de très peu, mais tous deux avaient près de quinze ans de plus que leur jeune cousin mon mari… La mère d’Aly-bey était la sœur de mon beau-père (mort depuis longtemps) et du vieux pacha Sélim Rouchdy. Cette dame était veuve et peu aimable. Très fervente musulmane, elle partageait son temps entre la prière, la lecture du Coran et l’élevage de lapins et de canards, dont la société rendait le voisinage de cette vieille personne insupportable, car ces jeunes animaux grandissaient à domicile, sur les fauteuils, dans les lits, partout…
A ce moment, elle se tenait debout derrière sa bru et me regardait sans trouver une parole de bienvenue ; pour celle-là aussi j’étais l’intruse, l’étrangère dangereuse et déjà détestée.
Quatre négresses levaient vers moi leurs têtes curieuses. Des Turques, des Égyptiennes et deux Abyssines complétaient l’ensemble.
Azma, maîtresse du lieu, m’avait prise par la main et me conduisait vers une vaste salle, dans l’angle de laquelle un grand lit de fer à colonnes se dressait, tendu d’une gaze rose brodée d’argent. Cette pièce me parut immense avec ses quatre fenêtres à la file et ses trois portes où les portières relevées et les battants des portes manquant, faisaient comme autant de place à la curiosité malveillante qui m’entourait. Les fenêtres n’avaient ni vitres, ni persiennes, mais seulement de lourds moucharabiehs que l’on ne baissait guère qu’aux soirs d’hiver. Elles ouvraient sur le vieux canal du Khalig, desséché à cette saison de l’année, mais qui, l’hiver, roulait une eau bourbeuse et glacée. De l’autre côté, une mosquée se devinait et je sus plus tard que, dans cette mosquée, se réunissait, durant les nuits du vendredi, la confrérie des derviches hurleurs…
La chambre se trouvait sommairement meublée d’un haut et très long divan garni de coussins, d’une table recouverte d’un jeté de percale orné d’une dentelle au crochet et sur laquelle étaient posées une demi-douzaine de gargoulettes de terre dans un plateau de faïence. Chaque gargoulette avait un petit couvercle en argent surmonté du croissant de Mahomet. Une glace de forme ovale était apposée à plat contre le mur passé simplement à la chaux. Un grand tapis européen couvrait les dalles. Je vois encore ce tapis que l’on semblait trouver magnifique autour de moi et qui avait été acheté à mon intention. Il montrait un fond vert avec de larges fleurs rouges et jaunes, de couleurs si voyantes que l’œil se fatiguait à le regarder.
Au plafond, les poutres étaient recouvertes d’une jolie couche de peinture byzantine, très effacée, mais jolie encore et cela, personne autour de moi n’en comprenait ni la valeur, ni la beauté.
Quand nous fûmes installées sur le divan, la vieille tante, Azma et moi, les autres femmes s’accroupirent autour de nous dans la posture du lapin de Florian ; seules, les négresses restèrent debout encadrant les portes de leurs faces noires. C’est encore une des nombreuses coutumes du pays que ce ramassis d’esclaves posées à chaque ouverture, écoutant curieusement ce qui se dit autour d’elles.
On prétend qu’au temps du terrible sultan Sélim, toutes les esclaves furent amenées et parquées séparément dans le palais du Khalife. A tour de rôle, on les faisait comparaître devant le maître suprême, et chacune à son tour était appelée à dire toutes les choses vues, toutes les paroles entendues dans le harem d’où elles sortaient. Celles qui refusaient de parler, avaient la langue arrachée. De cette façon Sélim arriva à connaître tous les mystères de la capitale.
On apporta le café.
Il est d’usage de le servir d’ordinaire sur un plateau de cuivre, dans la canaque entourée des petites tasses appelées Fingals[9]. L’esclave préposée à ce service dans les grandes maisons, ou la modeste négresse dans les demeures bourgeoises, verse à mesure le liquide bouillant dans les tasses et présente chaque tasse à l’invitée. Mais, aux grands jours, dans les familles de condition, il en est tout autrement. Une esclave blanche apporte la canaque sur une sorte de fourneau encensoir garni à l’intérieur de braise odorante, une autre tient le plateau comme un calice, une troisième sert et présente les tasses. Pour me faire honneur ce fut ce dernier mode que l’on employa.
[9] Au pluriel, Fanaghils.
La conversation avait peine à s’établir. Personne autour de moi n’entendait ma langue. Les dames s’exprimaient en turc et les servantes en arabe.
Vainement la cousine de mon mari, nature délicieuse et spontanée, essayait en phrases brèves de se faire comprendre de moi, je demeurais stupide, prête à pleurer. Mon mari m’avait appris à dire bonjour et à demander les trois ou quatre objets indispensables à mon premier jour d’arrivée. Mais je me trouvais incapable de suivre la moindre conversation et d’y répondre, et de cette cause, je pense, vinrent tous mes tourments, toutes mes inquiétudes et toute ma désespérance.
Alors, devant mon embarras croissant, la douce Azma eut une idée bien féminine dans sa touchante bonté. Elle alla dans la pièce voisine chercher son fils et le posa dans mes bras.
Il était blond et de ses grands yeux innocents, couleur de rêve, il regardait lui aussi, la petite étrangère qui le tenait. Mais il eut un geste charmant. Un joli sourire éclaira son frais visage et il enfouit sa tête mutine contre mon visage. Tout le monde cria au miracle ; l’enfant, paraît-il, était très sauvage, on ne s’expliquait pas la sympathie qu’il me témoignait sans me connaître.
J’étais ravie pour ma part, dans l’adoration profonde que j’ai eue de tout temps pour les enfants, de penser que, du moins, en cette demeure étrangère, j’aurais ce petit être à dorloter et à chérir. Et je commis ma première gaffe… Je savais dire le mot joli ! Je crus faire grand plaisir à la mère en le prononçant sur son bébé.
Héloua Kettir !! ! m’écriai-je…
Alors ce fut une consternation. Autour de moi, les esclaves se détournèrent, et vivement crachèrent par terre.
Je venais de jeter l’épouvante sur tout ce monde, en attirant peut-être, par cette exclamation malheureuse, le mauvais sort sur l’enfant…
Avant d’avoir ce dernier, la mère en avait successivement perdu cinq autres. Dire d’un enfant qu’il est beau ou aimable, constitue au pays musulman une terrible calamité. On doit toujours se dépêcher de le déclarer Oouaëche (vilain, affreux), pour éloigner de lui les esprits ténébreux qui l’environnent…
Pour l’instant, je me rendis bien compte qu’il venait de se passer autour de moi quelque chose de désagréable dont j’étais la cause involontaire, mais de là à deviner ma faute, il y avait bien loin… Aussi demeurai-je surprise et un peu attristée, quand la dada[10] de l’enfant se précipitant sur moi comme une furie, me l’eut littéralement arraché.
[10] Bonne d’enfants.
Qu’avais-je fait ? Qu’avais-je dit ?…
Ab ! que de fois depuis, j’ai dû me rendre compte de la divergence absolue existant entre les deux mondes… Celui d’où je venais, et celui où la vie venait de me jeter, pauvre petite, ignorante de tout en cette société étrangère, où je ne pouvais être que l’intruse et où tout pour moi se doublait du troublant mystère de l’inconnu redouté.
Pendant ce temps, mon mari demeuré en bas dans le Mandara[11] recevait comme l’aîné des descendants mâles de la famille les hommages de tous les visiteurs et eunuques de la maison.
[11] Appartement des hommes.
Le Mandara appelé aussi Salamleck, est, à l’heure actuelle, la désolation des musulmanes un peu modernes, car il représente à leurs yeux le sanctuaire où se cache la vie de l’époux. Pour peu que celui-ci occupe une situation importante dans le gouvernement, ses appartements sont journellement encombrés de visiteurs que sa compagne ne doit pas connaître et auprès desquels il passe la majeure partie de son temps. Il en est de même chez les grands propriétaires, dont les innombrables fermiers, voisins ou employés composent l’habituelle cour. Il arrive souvent que le bey ou le pacha ne monte au harem que pour y dormir.
A l’époque où j’arrivai en Égypte, rares étaient les femmes qui songeaient à se plaindre de cette coutume. Bien au contraire, jeunes et vieilles musulmanes d’il y a vingt ans, ne se sentaient vraiment chez elles qu’à l’heure précise où l’homme en était absent. Une anecdote me revient à la mémoire qui, mieux que toute explication, prouvera ce que j’avance.
Le soir de mon arrivée, tandis qu’un peu étourdie par tout ce qu’il m’avait été donné de voir en cette inoubliable journée, je me laissais aller à une rêverie assez triste, le front dans ma main, une esclave noire familièrement me toucha l’épaule :
— Taali ! me répétait-elle. (Viens !)
Je ne comprenais pas, mais le geste me fit deviner les paroles entendues. La négresse me conduisit tout au fond de l’appartement, dans une pièce, où une quinzaine de femmes se tenaient accroupies sur des matelas de soie posés le long des murs. Au fond, Azma, la maîtresse du lieu, me souriait en m’invitant de la main à prendre place auprès d’elle. Malgré la souplesse de mes muscles, je ne tardais pas à trouver fort incommode cette posture propre aux lapins de la fable. Mes jambes, peu accoutumées à se replier, me semblaient en plomb et j’avais les reins brisés, mais je voulais faire bonne contenance et la peur de paraître encore plus étrangère à ce peuple, pour qui, je le sentais, j’étais déjà l’ennemie, me fit supporter tous les ennuis de ma position.
Peu à peu mes yeux s’accoutumaient à la demi-obscurité de la pièce. Pour tout éclairage, on avait posé sur un korsi[12] un Fanousse, sorte de lanterne presque aussi grande qu’un réverbère et renfermant deux bougies, dont la flamme vacillante n’éclairait qu’une faible partie de l’appartement très haut de plafond.
[12] Le korsi est un tabouret élevé faisant office de table.
Devant ce pauvre éclairage, trois femmes dansaient… Deux d’entre elles étaient des esclaves de la maison, la troisième dont il me sera donné de parler souvent dans ce récit n’avait pas un emploi bien défini. C’était une de ces innombrables sangsues de harem, dont les propos souvent obscènes, toujours joyeux et pimentés, les gestes équivoques, les jeux bizarres sont appelés à divertir les pauvres emmurées et à charmer leurs longues heures d’oisiveté. Cette femme s’appelait Zénab ; j’ai su plus tard que sa gaîté de commande cachait une de ces détresses affreuses, si fréquentes au pays musulman. Son mari l’avait battue et dépouillée des modestes biens qu’elle apportait au ménage. Elle avait eu successivement quatre enfants morts au berceau, puis un beau soir, brutalement, l’homme l’avait chassée et maintenant, répudiée, flétrie avant l’âge, un œil crevé faute de soins, elle dansait. Et rien n’était plus horrible que la vue de cette créature pitoyable, toujours à l’affût d’un mot drôle ou d’une mimique nouvelle propre à amener le rire sur les lèvres des heureux qui l’entouraient, elle qui de la vie, n’avait connu que les pleurs.
J’ignorais ces choses et ne pouvais voir, ce jour-là, que le côté grotesque de son attitude.
Des esclaves assises sur le chilta (matelas de soie) accompagnaient la danse en frappant sur le darraboucka, sorte de tambourin fait d’une peau d’âne tendue sur un tuyau de grès se terminant par une ouverture très évasée. D’autres frappaient dans leurs mains, pour indiquer le rythme.
Mais, à un signe de la maîtresse de la maison, les danses cessèrent. La cousine de mon mari venait de recevoir des mains d’une esclave, un instrument bizarre, la Noune, que je ne puis mieux comparer qu’à une petite harpe renversée que l’on pose sur les genoux et dont on joue à l’aide de doigtiers assez semblables à ceux que portent les danseuses cambodgiennes. Azma commença à tirer quelques sons de son instrument et tout aussitôt une esclave circassienne, assise près d’elle, prit une guitare arabe accrochée au mur et s’apprêta à l’accompagner. Les chants commencèrent.
Il est bien difficile à une oreille européenne d’apprécier la musique orientale. C’est une plainte déchirante, toujours en mineur et quelles que soient les paroles du morceau. La principale interprète entonne un verset dans lequel la même phrase se répète jusqu’à cinq fois et le chœur répond. Cependant l’accoutumance finit par rendre cette musique, en tous points si dissemblable de la nôtre, non seulement supportable, mais presque agréable, surtout adéquate au pays et au milieu.
Contrairement à l’usage de nos maîtres qui comptent pour peu de chose les paroles du poème, ici le poème est tout, et ces mots, que nous ne comprenons pas toujours, sont d’un langage si élevé, que les semblants d’air qui les accompagnent ne comptent point. Les chants alternèrent donc avec les danses, pendant plusieurs heures ; en mon honneur on avait apporté une bouteille de cognac et du vin de palmes. Grande fut la surprise de l’entourage, devant mon refus de toucher à ces boissons qui semblaient un régal à tout le monde.
— Mais, les Françaises ne boivent donc pas ?… me demandait-on, sur le ton de la plus parfaite incrédulité.
Je dus avouer que jamais je n’avais vu dans ma famille servir d’eau-de-vie, ni de vin entre les repas. Ce qui parut surprendre toutes les femmes.
Ce fut Zénab qui se chargea de boire à ma place. Elle s’en acquitta de telle façon que, moins d’un quart d’heure après, elle était dans un état d’ébriété complète, pour le plus grand divertissement de la société.
C’était à qui exciterait encore la malheureuse.
— Encore un verre de cognac, Zénab !…
— Un peu de vin, ma fille ; le jus de palmes rend la beauté au visage, et l’éclat aux regards…
Et Zénab buvait.
A présent sa danse tournait en bacchanale. Ses cheveux épais, dénoués et répandus sur sa face, son œil unique révulsé, un sourire extatique aux lèvres, elle tournait sur elle-même, faisant saillir sa croupe et ses hanches ; ses seins flasques, à la peau brune et plissée, avaient de légers tressautements à chacun de ses pas. Ses pieds étaient nus, et de ses mains levées au-dessus de sa tête, elle frappait l’une contre l’autre les crotales de cuivre, castagnettes indispensables de toute réunion féminine en Égypte.
Soudain, un frôlement de souris, des paroles chuchotées à voix basse, tout près de moi, et ce fut la débandade.
— El Bacha ! (Le Pacha !) le maître que l’on n’attendait point, venait d’arriver à cheval de son Abadieh, malgré l’heure avancée ; la somme de terreur répandue aussitôt sur tous les fronts, me dit assez de quel respect on entourait le chef de famille.
Ah ! ce ne fut pas long ! Vite les instruments de musique cachés sous les divans, les bouteilles à demi vides emportées vers les cuisines, les ceintures renouées, les mouchoirs de tête rajustés et les visiteuses étrangères s’enfuyaient avec des cris d’oiseaux.
Seules, demeuraient Azma, fille du pacha, les esclaves et les servantes.
Depuis, j’ai vu bien souvent se reproduire la même scène dans différentes maisons. Grandes dames, bourgeoises ou simples femmes du peuple, ont toujours devant moi reçu leur maître avec ce même respect doublé d’épouvante, cette même attitude servile, que notre âme de femme libre ne nous permet pas de comprendre aisément.
Le pacha était le frère de mon beau-père. Il constituait donc la plus proche parenté de mon mari, dont il était aussi le tuteur. Bien qu’il ait manifestement avantagé les siens dans les conditions d’héritage, je dois dire en toute franchise que j’ai constamment trouvé en ce vieillard d’un autre âge et d’une autre race, un protecteur avéré et un conseiller plein d’indulgence. Très bon musulman, il accueillit la petite chrétienne en père et me témoigna jusqu’à sa mort une bienveillance marquée.
Il est d’usage, dans les maisons musulmanes, que les femmes aillent au-devant du chef sur le palier de l’escalier puis, après s’être inclinées devant lui en baisant sa main, elles attendent qu’il les fasse appeler dans la chambre où il se repose.
Je me vois encore conduite par Azma vers ce grand vieillard qui, assis à la turque sur un haut divan, le narguileh à la bouche, les pieds déchaussés, me regarda cinq bonnes minutes, sans parler…
Il portait depuis peu le costume européen et, tel qu’il était là, avec sa redingote noire, coiffé d’une calotte de toile blanche, il me fit plutôt l’effet d’un malade d’hôpital en convalescence… Ses chaussettes de laine complétaient l’illusion… Il avait une grande barbe blanche, de larges yeux bleus et sa bouche édentée riait d’aise sous l’épaisse fourrure des moustaches. Son teint avait la patine d’un vieil ivoire. L’examen qu’il me faisait subir depuis un moment dut sans doute m’être favorable, car il m’attira vers lui de sa main libre et me caressant les joues et les épaules, il dit en turc à sa fille Azma, debout à mes côtés :
— Latifa ! (Gentille !)
Puis il me fit encore le grand honneur de m’obliger à m’asseoir sur le divan à ses côtés, et à tous petits coups il me tapotait en répétant :
— Anestouna ia benti… (Sois la bienvenue, ma fille !…)
L’entretien se prolongea quelques minutes, si toutefois je puis nommer ainsi un échange de paroles, auxquelles ni l’un ni l’autre nous n’entendions rien, car je me croyais obligée de dire quelques mots en français, que personne d’ailleurs ne comprenait.
Mon mari, ayant enfin vu partir les derniers invités du Mandara, remontait vers nous, et ce fut lui qui me traduisit les paroles de son oncle.
Celui-ci paraissait ravi de revoir le neveu si longtemps absent et il l’embrassa très tendrement à plusieurs reprises. Au moment où nous allions regagner nos chambres, le vieillard rappela mon mari et me montrant du geste :
— Il faut qu’elle soit musulmane, cette petite fille, ce serait trop dommage de la voir rester chrétienne…
Mon mari répondit prudemment qu’on y songerait.
Dans la chambre à coucher où l’on nous conduisit, deux surprises peu agréables m’attendaient. D’abord, les portes ne fermaient pas : il me fallut faire tomber les plis des portières et épingler les rideaux qui nous défendaient à peine de l’extérieur ; puis, je vis ma pauvre Émilie venir à moi, désolée :
— Madame, on dit que je couche ici…
— Ici, dans notre chambre ?… mais c’est impossible !
Pour toute réponse, elle me montra une manière de cadre en bois de palmier assez comparable à une cage à poulets en longueur, et sur laquelle on avait posé un matelas, des couvertures et un moustiquaire.
Mon mari ressortit de la pièce, cherchant sa cousine ou une esclave, mais déjà chacun avait regagné son gîte.
Émilie proposa d’aller s’étendre dans la pièce voisine, qui était vaste et nous semblait une antichambre. Sitôt que nous y pénétrâmes, un bruit insolite nous frappa. Six corps humains gisaient là, enfouis sous les couvertures, étendus à même les nattes. C’étaient des esclaves noires que l’on nous donnait comme gardes d’honneur, et elles ronflaient…
Alors, ma pauvre servante eut une idée de génie. Fouillant dans les malles à peine ouvertes, elle en tira deux paires de draps, et, à l’aide de rubans et d’épingles, elle tendit ces draps d’une partie de la pièce à l’autre, la divisant ainsi en deux chambres séparées.
Mais nos malheurs n’étaient point finis. A peine la fatigue et les émotions de cette journée m’avaient-elles forcée à fermer les yeux, qu’un cri bizarre me fit me dresser épouvantée sur ma couche.
Ce cri ne ressemblait à rien de connu ; c’était d’abord comme une plainte sourde partie à la fois de plusieurs poitrines. Puis cela montait, s’enflait comme un bruit formidable de vagues déferlant sur les galets, et tout se terminait par une sorte de râle atroce, qui s’arrêtait tout à coup, pour reprendre encore… C’était horrible.
Je réveillai mon mari qui, lui, continuait à dormir à poings fermés.
— Qu’est-ce ?…
Il prêta l’oreille.
— Ne crains rien, me dit-il, j’avais oublié de te prévenir ; il y a tout près une mosquée, ce sont les derviches hurleurs.
Ces derviches se livraient à la prière par excellence des sectes fanatiques, au Zickre, sorte d’extase où l’on s’entraîne parfois jusqu’à l’épilepsie, grâce à des sons inarticulés et à des mouvements oscillatoires et désordonnés, jusqu’à extinction de la voix et des forces.
Je ne m’habituai jamais à ce voisinage ; cependant, vers le matin, ma forte jeunesse reprenant ses droits, j’avais enfin trouvé le sommeil, quand un chant inattendu me fit à nouveau bondir hors du lit.
Les esclaves indolentes avaient, sans doute, oublié de baisser les moucharabiehs et, par les fenêtres sans vitres, trois corbeaux étaient entrés et saluaient l’aurore à leur manière, par des appels gutturaux ne rappelant en rien, hélas ! le chant de l’alouette ou du rossignol.
Ces corbeaux gris, à tête noire, très fréquents sur les bords du Nil, infestent les rues et pénètrent audacieusement dans les demeures. Ceux-ci s’étaient installés sur le rebord d’un divan, et semblaient s’y trouver le mieux du monde.
Ma pauvre servante, éveillée depuis longtemps, s’était assise près d’une fenêtre et, d’un geste navré, elle me montra deux autres oiseaux que je ne voyais pas et qui, eux, avaient élu domicile sur un des coins de son moustiquaire.
Bientôt, les bruits de la maison me firent connaître que l’on était debout autour de nous. La première personne qui entra à notre appel fut une négresse. Je la vois encore, après tant d’années… grande, l’œil vif, le nez point trop épaté, et les lèvres point trop grosses ; elle était presque jolie à force d’être saine et gaie. Son corps admirable avait les formes d’un marbre antique et sa démarche était si gracieuse que la vue seule de cette esclave était un plaisir.
— Comment t’appelles-tu ? demanda mon mari.
— Alima, ia Sidi[13].
[13] Alima, mon maître ! (le mot Sidi est aussi employé dans le sens de Monsieur).
Elles étaient deux du même nom : mais, tandis que celle-ci nous sembla la grâce même, l’autre, sitôt qu’elle apparut sur le seuil de notre chambre, mit comme un voile d’horreur autour de nous. Petite, vieille, ridée, la bouche vide de dents, elle était la personnification du monstre, tel qu’on a coutume de le présenter aux imaginations apeurées des enfants et du peuple. Pour ne point confondre ces deux négresses, dans la famille, on appelait la jeune, Alima taouila (la longue) et la vieille, Alima zorayera (la courte) (cela pourrait aussi vouloir dire la jeune).
La maison comptait encore trois autres femmes de couleur. Ache Kiniaze, une affreuse créature dont les traits jaunis, osseux, presque sans nez, offraient une ressemblance très exacte avec les momies conservées au Musée de Boulaq. En vérité, cette femme était l’image de la mort… Vêtue d’un suaire, elle eût suffi à glacer d’effroi tous les membres de la joyeuse réunion. Les deux autres esclaves abyssines avaient nom Ouas-Fénour et Sabri-Gamil. Ouas-Fénour, sans beauté, montrait un corps magnifique et des yeux lumineux. Toute jeune, quinze ans peut-être, elle possédait les formes pleines et magnifiques d’une femme de trente, mais sa taille restait mince et son sourire enfantin. Celle-là m’aima tout de suite et si violemment que je dus plus tard supplier sa maîtresse de l’envoyer au dehors à l’heure de mon départ. Je n’avais pas le courage de voir ses larmes.
La dernière, Sabri-Gamil, demeurait encore une enfant, malgré sa haute taille. Je sus qu’elle n’avait pas treize ans. Elle n’était pas jolie, mais plaisait quand même, par l’agilité de ses gestes menus, par la splendeur étonnante de ses yeux de sauvagesse, par tout un je ne sais quoi de félin et de jamais vu, qui m’enchanta.
Elle était de beaucoup la plus intelligente, la moins franche aussi et la plus paresseuse.
Deux esclaves blanches de race circassienne complétaient la domesticité.
Celles-ci pouvaient avoir chacune de vingt-cinq à trente ans.
Elles avaient peut-être été belles, mais les travaux du ménage, l’humiliation de leur état de servage et la honte d’une stérilité décevante les faisaient vieilles avant l’âge. Tout, dans leur attitude avachie, disait le renoncement et la lassitude.
L’une d’elles, Gull-Baïjass (en turc, rose blanche), était spécialement affectée au service personnel de la maîtresse et de son fils, l’autre, Soffia, s’occupait surtout du maître et surveillait la bonne ordonnance des pièces de la maison.
Un portier (boab) et un porteur d’eau, représentaient à eux deux le personnel mâle. Il faut ajouter à ce nombre l’eunuque, véritable autorité dans toute famille musulmane, plus un chiffre variant de trois à six affranchies, ne quittant pour ainsi dire pas la maison des anciens maîtres, car chez eux seulement elles étaient sûres de trouver constamment le gîte et le couvert abondamment servi sans compter les nombreux cadeaux aux jours de fête. Comme ces affranchies arrivaient toujours accompagnées de leurs enfants et d’une esclave noire, on peut juger du train obligatoire de la maison. Et je ne parle ici que d’une famille de simple bourgeoisie. Chez les grands fonctionnaires et les princes, le budget atteignait celui d’un ministère.
C’est, je pense, au coulage obligatoire dans les ménages indigènes, au personnel illimité dont toute famille à l’aise avait coutume de s’entourer, que l’on doit la ruine presque totale des fortunes égyptiennes. Tout cela a changé et changera encore. La suppression de l’esclavage a porté le premier coup au faste oriental, et les besoins toujours plus nombreux de la société actuelle ne permettent plus un pareil état de choses, mais, il y a vingt ans, une dame de haute naissance, une bourgeoise ayant quelques biens ou seulement la modeste épouse d’un officier ou d’un fonctionnaire connu, serait morte de honte, si elle avait dû se restreindre à deux ou trois domestiques.
La veille, j’avais pu, sous le prétexte des fatigues du voyage, me contenter d’un œuf et d’un peu de lait, servis sur un petit guéridon, devant mon divan. Aujourd’hui, il fallait, pour éviter de me montrer impolie, partager le repas de tout le monde, repas que les honneurs dus à notre arrivée changeaient en festin.
Pour mieux prouver le grand plaisir que l’on avait à m’avoir, on servit le déjeuner dans ma chambre… Cette habitude est en train de disparaître en Égypte, mais jusqu’en ces dernières années, la salle à manger était une pièce parfaitement inconnue dans le pays. Quand arrivait l’heure des repas, les esclaves apportaient un immense plateau que l’on posait sur une sorte de tabouret très bas, au milieu de la chambre où les maîtres se trouvaient au moment même. Ce plateau était de fer peint en couleurs vives, le plus souvent vert, avec une couronne de roses au centre, on y déposait d’abord les pains, (sortes de galettes plates et si peu levées que, fraîches, elles s’écrasent facilement entre les doigts, sèches, elles prennent tout de suite l’apparence de ronds de papier…) A côté du pain, une ou deux cuillères de corne, d’ivoire, ou de bois, selon le luxe du logis ; à la place d’honneur, le plat couvert, renfermant le premier mets et, tout autour, des raviers contenant différentes sortes de torchis (légumes marinés dans le vinaigre et les aromates). Des feuilles de salade, des oignons verts et du fromage blanc complètent l’ensemble. Pas de fourchettes ni de couteaux, point d’assiettes non plus, ni de verres. Chaque convive met adroitement la main au plat et déchiquette les viandes le plus simplement du monde, à l’aide des doigts. Quand on a pris deux ou trois bouchées, l’esclave emporte le plat et en remet un autre. Le moindre repas indigène en comporte au moins douze. Mais ces plats ne sont pas très copieux. Il est de mauvais goût de trop revenir à un seul. Il est vrai que, contrairement à l’usage européen, ici la pièce de résistance se sert au début. La dinde ou le mouton traditionnels doivent être présentés entiers, le cou et… le reste, entourés de roses et de feuillage. La maîtresse de la maison déchire avec ses mains la chair de la bête, qui, pour cela, doit être très cuite, et sert copieusement ses invitées qui, à leur tour, dépècent à l’aide seule de leurs ongles et de leurs dents. On croirait assister au repas des fauves.
Les légumes, presque toujours farcis ou mêlés de viande, alternent avec les entremets sucrés, composés de pâtes feuilletées (féttir) et de gelées à base d’amidon et de fruits. Le Pilaf, selon l’usage, doit terminer tout repas chez les riches comme chez les pauvres[14].
[14] Cet usage musulman a une origine extrêmement charitable et touchante. L’islam pitoyable aux indigents ordonne au riche d’avoir toujours une large part de restes à la fin du repas, pour le cas fréquent où un frère malheureux viendrait à ce moment s’asseoir à sa table.
Pendant que les convives mangent, une esclave se tient derrière eux et, si l’une des dîneuses a soif, elle se tourne vers cette esclave et lui dit simplement :
— Essini ! (Désaltère-moi !)
L’esclave remplit alors d’eau fraîche une coupe en argent ciselé et la présente à l’invitée dans le creux de sa main gauche, la droite repliée sur la poitrine en signe de servitude.
Les Européennes qui arrivent maintenant au Caire et qui, évidemment, demandent à voir des harems, sont surprises de retrouver dans les demeures princières où on les conduit, les mêmes salles à manger luxueusement meublées, les mêmes tables fleuries sur lesquelles sont servis les mêmes mets, pour ainsi dire, qu’elles trouvaient chez elles cinq jours plus tôt à Paris ou à Londres. Celles-là ne peuvent point soupçonner le pas formidable qu’a fait la société indigène de la capitale depuis vingt-cinq ans.
Tandis qu’aujourd’hui le moindre moudhir (préfet) d’une petite province reçoit ses amis à la Franque, autour d’une table européenne, avec une argenterie étincelante et du linge cylindré, autrefois, j’ai vu, chez des princes, le même couvert rudimentaire dont j’ai parlé plus haut, et j’ai bu, dans le verre commun, une eau point filtrée, rouge encore du limon du Nil…
Après le repas, les esclaves apportaient le techte, sorte d’aiguière en or, en argent ou en simple terre, accompagnée de sa cuvette. Chaque personne prenait des mains d’une négresse, le savon en forme de fruit, à la mode en ce temps-là, et fortement parfumé au musc ; puis, l’esclave préposée aux ablutions s’agenouillait devant elle et lui versait doucement l’eau sur les mains. Le savonnage durait longtemps. Il est de bon ton de faire beaucoup mousser le savon quand on se lave… Puis, rincées, rafraîchies, les mains étaient essuyées par une troisième servante à l’aide d’une serviette brodée d’or. La même serviette, bien entendu, sert à toutes les lèvres et à tous les doigts. On juge de l’état de malpropreté et d’humidité, dans lequel elle parvient à celle qui l’emploie la dernière.
Le verre non plus n’est jamais essuyé. C’est là une coutume à laquelle je ne suis jamais parvenue à me faire ; et, bien souvent, il m’est arrivé de ne point boire aux différents repas où je fus invitée.
La nourriture, servie à ce déjeuner, différait absolument des mets moins compliqués peut-être, mais parfaitement sains et bien préparés, que j’avais vu servir à la table paternelle.
La façon dont mes compagnes mangeaient me dégoûta profondément, et, bien que je fusse toujours servie la première et que l’on m’eût donné une fourchette et un couteau, il me suffisait, pour être écœurée, de voir toutes ces mains s’abattre dans le plat commun et en ressortir luisantes de sauce et de graisse.
Tout, ce jour-là, me parut mauvais… Les coulis sentaient le beurre rance (ce terrible beurre fondu qui s’emploie ici et où l’on incorpore le suif en parties égales), la cannelle, la coriandre, le gingembre…
On m’offrit du vin de palmes dont il me fut impossible d’avaler plus d’une gorgée, mais les invitées, retenues en mon honneur autour de ce plateau, en firent leur régal.
Une heure après le repas, tout le monde était légèrement en folie. De nouveau, les danses recommencèrent, et, comme je ne riais pas, étourdie, hébétée, le cœur lourd d’une incommensurable tristesse, Zénab, la bouffonne, par une pensée charitable sans doute, s’approcha de moi et, se retournant brusquement, releva sur sa tête sa longue robe. Elle ne portait pas le plus léger vêtement en dessous. Elle recula un peu pour que l’effet sans doute fût plus efficace, puis se mit à danser.
Je me levai et je courus sur la terrasse, au grand scandale de mon entourage.
Mais là un spectacle identique m’attendait. Ma femme de chambre assistait aux mêmes danses grotesques… Les négresses, riant de toutes leurs dents, avaient enlevé leurs caleçons de cotonnade et, leurs galabiehs relevées à tour de rôle, se tournaient, étalant leurs formes opulentes et couleur de cirage.
Émilie, moins prude que moi, s’amusait ; peut-être un peu du paganisme grossier des ancêtres barbares était-il demeuré dans son âme cévenole… toujours est-il que cette fille très chaste eut ce mot exquis quand je la réprimandai d’avoir, par son attitude complaisante, encouragé ces jeux qui me choquaient si fortement :
— Oh ! Madame, il n’y a pas de mal. C’est si noir !…
Le soir de ce jour, à l’heure où le soleil disparaît, il me fut donné d’assister à une chose curieuse. Sans l’avoir voulu, je vis tous les gestes, j’entendis tous les propos d’un rendez-vous d’amour.
J’étais cachée derrière un des moucharabiehs de la façade regardant la rue ; je pouvais apercevoir chaque passant, mais nul ne pouvait deviner ma présence. J’entendis une toux légère et je distinguai sous le porche d’une vaste maison inhabitée, une élégante silhouette féminine, sévèrement drapée dans les plis de la habara égyptienne. Tout de suite, un homme s’avança. Il était vêtu à l’européenne et, bien qu’il fût coiffé du tarbouche national, je n’eus pas une minute d’hésitation. Cet homme ne pouvait pas être un musulman… Si j’avais conservé le moindre doute, la seule façon dont son regard à la fois volontaire et caressant enveloppa cette femme, me les eût ôtés.
Maïs quelle ne fut pas ma surprise en entendant leur conversation. Ils parlaient français !…
Certainement, ni l’un ni l’autre n’étaient au Caire depuis bien longtemps, car ils s’entretinrent d’abord des dernières nouvelles parisiennes, avec une telle connaissance des faits, qu’ils me parurent en avoir été en partie les témoins.
Après un rapide examen, l’homme, tout à coup rassuré par le silence environnant, ouvrit les bras et sa compagne se blottit frémissante sur sa poitrine. Ils échangèrent un baiser qui me sembla durer un siècle… puis je perçus, comme un murmure, des paroles tendres, des serments, des promesses, et toute l’ineffable litanie des mots que, depuis le commencement des civilisations, les amants ont coutume de redire entre eux. Ils se séparèrent dans une dernière étreinte et j’entendis la femme prononcer :
— A demain, là-bas !…
Là-bas ! Quel était ce paradis d’amour dont ils parlaient ? Je ne le sus jamais, pas plus que jamais, dans le long séjour que j’ai fait en Égypte, je ne devais connaître le nom et l’histoire de ces inconnus, dont, bien innocemment, je venais de découvrir le secret.
Je me sentais coupable et n’osais quitter la fenêtre ; il me semblait qu’une sorte de pacte me liait à la destinée de ces êtres, mon cœur battait à se rompre à l’idée qu’ils pouvaient être surpris et châtiés.
Je sus, depuis, que les aventures de ce genre étaient fréquentes dans les quartiers indigènes. Les grands hôtels et les maisons accueillantes n’ayant pas encore ouvert leurs portes aux étrangers, les amoureux, sous le masque du costume indigène, se rencontraient où ils pouvaient, dans les vieilles rues désertes et sous les porches des palais en ruine, sûrs de l’impunité.
Notre rue demeurait bien curieuse… Elle me semblait triste alors, parce que j’étais vraiment trop jeune, trop peu préparée à ce que fut ma vie ensuite, pour en goûter la paisible douceur.
J’ai souvent rendu grâce au sort de m’avoir précisément conduite dans cette rue et dans cette maison, Car j’y appris en peu de temps, par la simple force des choses et sans pour ainsi dire m’en rendre compte, ce que d’autres que moi, après vingt ans d’Égypte, ignorent encore. Le logis seul constituait une merveille. Depuis les mosaïques de la cour où poussait un lamentable palmier, montant droit comme un cierge vers les terrasses, étalant son feuillage en plumeau juste au-dessus de l’unique cheminée, jusqu’aux moindres moulures des plafonds à caissons, tout était, pour mes yeux, matière à surprise.
Le mandara occupait tout le rez-de-chaussée. Il se composait de six grandes pièces sommairement meublées de divans, de tapis et de guéridons recouverts de jetés au crochet. Les murs étaient simplement passés au lait de chaux.
Les cuisines, dans les sous-sols, représentaient pour mon imagination amie du fabuleux l’antre des sorcières.
Les négresses qui les peuplaient ajoutaient à l’originalité du tableau…
Rien ne peut donner une idée de la saleté et du désordre d’une cuisine indigène. Les maîtresses de maison n’y descendant presque jamais, le soin en est entièrement confié aux noires et aux femmes fellahas qui les tiennent dans un état repoussant. Beaucoup de ces cuisines n’ayant pas de cheminées, on cuit les aliments sur des sortes de foyer ajustés tant bien que mal à l’aide de quelques pierres et sur lesquels on pose les immenses Rallas (chaudrons sans anses, usités ici). Ces fourneaux, très primitifs, donnent une fumée telle, que les murs des cuisines se peuvent confondre avec les faces des négresses qui les occupent.
A terre, partout des immondices, des épluchures ; au mur, du sang coagulé, provenant des nombreux moutons égorgés constamment dans les maisons un peu importantes ; dans les coins, des casseroles fraternisent avec les cab-cab (chaussures des esclaves, sorte de patins de bois à hauts talons), des peaux de bêtes puantes exhalent une odeur pestilentielle. Des régimes de dattes ou de bananes se balancent devant les fenêtres, faisant face aux bouquets d’ail et d’oignons. Des chats faméliques rôdent dans l’ombre et, parmi tout cela, les esclaves, reines de ce lieu ténébreux, vaquent à leurs occupations, la robe relevée autour des reins, leurs caleçons sales retroussés au-dessus du genou, les pieds et les bras nus. Elles chantent quelque bizarre mélopée soudanaise dont l’étrange tonalité s’harmonise avec les choses qui les entourent. Ou bien, accroupies autour du foyer, elles fument… les jeunes des cigarettes, les vieilles d’étranges pipes à long tuyau rapportées de leur pays par quelque marabout complaisant.
Le sacca (porteur d’eau) est le seul être mâle qui franchisse le seuil du gynécée. Quand il entre dans une demeure, il doit crier très fort : Ia Satter ![15]
[15] Sorte d’invocation à Allah, intraduisible en français et qui peut signifier : Dieu clément !
A ce mot fatidique, tout le troupeau des femmes se sauve ou se voile. J’ai vu des esclaves blanches et même des dames prises ainsi à l’improviste, au passage du porteur d’eau, relever leur jupe sur leur tête, sans souci de montrer leurs jambes, pourvu que leurs traits restent cachés.
Les cuisines, cependant, n’offraient pas le plus curieux spectacle de la maison.
Quand il me fut donné de parcourir à ma guise l’appartement, et à mesure que la langue arabe me devenait familière, chaque jour amenait une découverte nouvelle. C’est ainsi que j’acquis bientôt la preuve que cette grande pudeur féminine, prête à se révolter d’indignation au seul regard d’un homme, n’était purement qu’apparente. Entre elles, les Égyptiennes ignorent toute contrainte.
Une femme indigène se dépouille de ses vêtements devant ses pareilles avec une extrême facilité.
Le moindre prétexte lui est bon : un insecte qui la pique, une épingle qui la gêne, la chaleur, le froid, une douleur quelconque, tout lui est une occasion de se mettre nue sans la moindre gêne. Une morphinomane, me voyant pour la première fois, se crut obligée de me montrer ses cuisses et son ventre, après un déjeuner chez une amie commune, pour que je m’apitoiasse sur les innombrables piqûres qui marbraient sa chair.
L’eunuque, non plus, ne compte pas ; on se déshabille journellement devant lui, et c’est même à lui que l’on a recours quand il s’agit d’aller chercher dans la jarretière le mouchoir ou la bourse de la dame en toilette de cérémonie et trop serrée pour se livrer, sans risques, à cette petite opération. Les poches n’existent en Égypte que dans les vêtements des femmes du peuple, mais ces poches, au lieu d’être dans la jupe, sont placées dans la fente du corsage, sous l’aisselle ; les robes se portent fendues des deux côtés, et très peu sur la poitrine. C’est par ces fentes que les mères donnent le sein à leurs nourrissons.
Dans les chambres, point de lit. On m’avait donné l’unique de la maison. Partout des divans faisant le tour de la pièce, des consoles dorées à dessus de marbre soutenant de hautes glaces, des tables assorties aux consoles et, sur ces tables, des plateaux de faïence ou de simples plats à rôti supportant des gargoulettes remplies d’eau fraîche et recouvertes d’un petit chapeau d’argent, destiné à préserver l’eau de la poussière et des bêtes… A terre, des matelas de soie (chiltas), sièges favoris des habitants du logis, qui ne prenaient place sur les divans que dans les occasions solennelles. Dans l’intimité de la famille, tout le monde s’accroupissait sur les chiltas. Les femmes y cousaient, fumaient, jouaient aux cartes ou aux dominos, plus commodément que sur n’importe quel siège. Une immense pièce recevait, au matin, tous les matelas et toutes les couvertures. Le soir venu, les esclaves dressaient le lit de chacun au hasard du caprice. En un clin d’œil, la couche était disposée ; un tapis supplémentaire sur le grand tapis européen couvrant la pièce ; sur ce tapis, deux ou trois matelas selon l’importance du dormeur, puis un drap de coton sur le matelas, l’autre cousu à la couverture, selon la mode orientale. Dans les maisons turques, ce second drap changé et recousu plusieurs fois par semaine est toujours propre ; mais, chez les indigènes, il sert à tant de personnes, et si longtemps, que les traces d’insectes y laissent de véritables dessins. Il en est de même des couvertures piquées très lourdes, et dont la plus élémentaire prudence ordonne au voyageur de se méfier.
Sur ce lit improvisé, on tend la moustiquaire de tulle ou de soie qui va se fixer aux murs par quatre cordons. Puis, on apporte l’indispensable veilleuse, sans laquelle un bon Oriental ne saurait dormir ; à côté, on place des cigarettes, des allumettes, un cendrier, une gargoulette, et la chambre est prête…
Le musulman véritable ne se dévêt point pour dormir. Il retire seulement sa robe ou ses habits européens, qu’il troque pour une longue simarre blanche, passée sur un et quelquefois deux caleçons de toile, serrés aux chevilles, échange son tarbouch ou son turban contre une calotte de toile et le voilà en costume de nuit. Les femmes gardent simplement leurs robes de maison et n’ôtent jamais leurs caleçons remplaçant nos pantalons de lingerie. Rien n’est plus laid que le caleçon d’une femme égyptienne. Semblable en tout à celui des hommes, il s’attache par un cordon de chanvre passé en coulisse autour de la taille et que l’on serre à volonté ; très large et fermé hermétiquement, il descend jusqu’aux chevilles et cache entièrement les formes. — La génération nouvelle a changé tout cela dans la classe aisée ; la jeune fille moderne fait exécuter son trousseau au dernier goût européen. — L’Égyptienne ne porte pas de chemise, mais une sorte de chemisette très légère ne dépassant point la taille ; là-dessus, deux ou trois robes superposées. Un mouchoir autour de la tête complète sa parure intime de jour et de nuit.
Une des choses les plus surprenantes pour moi, fut de voir les femmes, ces mêmes femmes qui se couvraient la face devant le portier ou le porteur d’eau, partager, sans scrupule, le lit de leurs frères ou de leurs cousins. Cela ne tirait pas à conséquence. Les fils dorment souvent avec leurs mères jusqu’au jour du mariage. Mon étonnement parut scandaleux. Autour de moi, les regards semblaient dire :
— Comme ces Européennes ont mauvais esprit…!
Et je crois bien, en effet, que les intentions étaient pures ; le flirt, les caresses, les mille folies que l’amour inspire demeurant parfaitement inconnus à la race orientale, elle ne saurait voir de danger dans le voisinage de deux êtres sous un même moustiquaire, ces deux êtres étant d’ailleurs strictement vêtus et se couchant pour dormir et non point pour causer.
Les esclaves se posaient un peu partout selon les besoins de leur service ; seules, les négresses ronflaient côte à côte, sous la même couverture et sur le plancher sans matelas. Elles étaient parquées dans la pièce précédant ma chambre, et plus d’une fois, leurs ronflements m’empêchèrent de dormir.
Un petit escalier de bois conduisait aux terrasses. Il me sera donné de reparler bien souvent de ces terrasses dans mon récit, car elles devinrent par la suite mon lieu d’élection.
Je compris très vite le charme que les femmes indigènes trouvent à s’installer ainsi, dès le coucher du soleil, au sommet de leurs demeures. Là seulement, il leur est permis de respirer l’air du ciel et les parfums de la terre, libres de tout voile et dégagées de toute surveillance. Des nattes, des coussins sont jetés au hasard, et tout le peuple féminin de la maison arrive joyeusement. On apporte des fruits, du café, des bonbons, des instruments de musique et la petite fête commence.
Généralement un poulailler et un pigeonnier sont bâtis du côté le plus abrité du soleil ; devant les accords du concert improvisé, la volaille se réveille et mêle ses cris perçants aux chants des femmes et aux sons des mandores et des guitares. Ce qui d’ailleurs ne semble nullement déranger les musiciennes. Mais on se lasse vite en Égypte ; bientôt les instruments sont abandonnés et seul entre tous, le darrabouck continue son tamtam monotone, accompagnant le chant presque douloureux, d’une seule voix que personne n’écoute plus.
J’aimais notre rue pour sa couleur locale, pour tout ce que je devinais de mystérieux et d’étrange dans ces vastes maisons, étalant une architecture bizarre. Presque toutes avaient été les palais de pachas morts depuis longtemps. Sous leurs hauts plafonds garnis de poutres aujourd’hui branlantes, plusieurs générations avaient passé… Que de créatures charmantes s’étaient mirées dans ces étroites glaces que j’apercevais par les moucharabiehs entrouverts ! Que de crimes, que de violences s’étaient commis entre ces murs et dans ces salles basses, où mon œil ne pouvait plonger sans qu’un petit frisson me secouât toute…
Et comme ces maisons étaient vieilles et que l’on ne répare rien en terre égyptienne, les façades menaçaient ruine, et les portes ne tenaient plus ; quelques bâtisses même s’étaient écroulées sous le poids des siècles, et dans les rares pièces demeurées debout, des familles continuaient de vivre leur triste vie végétative. Les chambres sans toiture servaient de véranda, et le soir, quand la nuit était assez sombre, je distinguais vaguement des grappes de femmes assises sur le rebord des pierres, insouciantes du danger, heureuses de ce coin de misère où elles respiraient, où elles percevaient les rares bruits de cette rue tranquille entre toutes.
Les voisins d’en face ne passaient point pour riches, mais je sus que le chef de la famille était de bonne maison. Il avait servi sous le grand Mohammed-Ay et, demeuré veuf sans enfants, il s’était remarié à soixante ans avec une esclave abyssine, qui lui avait donné quatre filles. L’homme semblait très vieux. La femme, véritable loque, sans sexe et sans âge, se dérobait presque toujours aux regards des étrangers. Mais les filles circulaient sans cesse dans la maison, et je pouvais — tant la rue était étroite — entendre leurs paroles.
Elles étaient belles malgré leur couleur pain d’épices, et leurs formes demeuraient pures sous la galabieh, laissant se mouvoir à l’aise leurs fermes poitrines et leurs hanches rondes.
Le vieillard fumait sans relâche le nargileh dont les jeunes filles entretenaient pieusement le brasier dans son couvercle d’argent.
Durant les longues après-midi estivales et pendant la soirée, à tour de rôle, chaque petite métisse venait cabisser (masser) le père !
Il s’étendait sur un divan devant la fenêtre et l’enfant dévotement prenait entre ses doigts minces les mains et les pieds glacés, puis avec lenteur elle faisait craquer les phalanges l’une après l’autre, pliant les paumes, frictionnant du même mouvement automatique chevilles et poignets.
Ensuite, venait le tour du cou, des épaules et du dos.
Et cela se prolongeait durant des heures… Quelquefois, à la tombée du jour, on entendait comme un vol d’oiseau. Les quatre se sauvaient à la fois dans la pièce voisine, tandis que l’unique servante de la maison introduisait dans la chambre un cheick venu réciter les versets du Coran. Le saint personnage s’accroupissait au milieu de l’appartement, et sa voix montait nasillarde dans le grand silence. Le vieillard accompagnait chaque verset du chanteur, du même mouvement oscillatoire que ce chanteur avait lui-même pour débiter ses prières.
Et c’était une chose très orientale, ces deux hommes en face l’un de l’autre, vêtus du même costume ancestral, coiffés du même turban d’un autre siècle, et courbés ensemble sous la même foi.
Le vieux turc faisait glisser entre ses doigts couleur de cire un chapelet de grains d’ambre, en invoquant le nom d’Allah ; et le prêtre, à terre devant lui, regardait de ses yeux vides, le ciel qu’il ne verrait jamais plus.
La servante apportait des tasses de café et des verres de sirop de roses ; les hommes buvaient sans échanger une parole. Et la prière reprenait, emplissant l’espace de son rythme monotone.
Comme le père était âgé, il ne descendait plus guère aux appartements inférieurs que pour les visites de marque.
Il prenait ses repas dans cette pièce que je voyais et j’en pouvais suivre chaque service.
Trop arthritique pour s’asseoir à terre, il mangeait, à demi vautré sur son divan, devant un guéridon volant où ses filles plaçaient le plateau traditionnel. La femme préparait les aliments et la servante les apportait des cuisines, dans une large manne d’osier, chaque plat muni de son couvercle. Mais seules, les filles présentaient ces plats, s’occupaient du père. Et rien n’était plus étrange et plus touchant que la vue de ces quatre vierges noires, en adoration devant ce vieillard tout blanc, qui semblait leur aïeul, un aïeul très beau, très patriarcal et très bon qu’elles servaient en esclaves et en filles très tendres à la fois. Pour ces créatures de couleur, le père représentait l’homme de race supérieure, le Circassien guerrier, descendant de ces terribles mamelouks, dont les hauts faits vivaient encore en toutes les mémoires égyptiennnes. C’était comme une apparition biblique qu’il m’était ainsi donné de voir tous les soirs et dont je ne me lassais point.
Le lendemain de mon arrivée les visites affluèrent. Ah ! ces visites !… Bientôt elles constituèrent pour moi un véritable supplice. On venait me voir comme une bête curieuse et malgré toutes les excuses que je pouvais alléguer, il me fallait paraître, m’exhiber, tourner sur toutes les faces devant les matrones, amies ou parentes de la famille, désireuses de se rendre compte si mon mari avait eu bon goût. Généralement, l’examen était favorable. Après avoir touché mes joues, mes cheveux, mes bras, ces dames hochaient la tête en signe d’approbation. Mais presque toujours, elles avaient une restriction.
— Pourquoi es-tu si maigre ? Il faut engraisser, ma fille, les hommes aiment les femmes dodues.
Ma taille mince les navrait. Souvent on me demanda si j’étais malade.
Un autre geste, fréquent dans le monde féminin d’alors, et qui me révoltait, acheva de me faire prendre en horreur ces visites quotidiennes.
Les femmes un peu âgées ne manquaient point, après m’avoir observée, questionnée, palpée, de me taper sur le ventre en prenant des airs mystérieux.
— Il n’y a rien là-dedans ?
D’abord, je ne compris pas, il fallut les rires joyeux de l’entourage pour m’éclairer sur la signification du geste.
Pour ces pauvres êtres que la maternité seule relève dans la maison de l’époux, l’enfant est la plus évidente consécration de leur règne. N’en pas avoir constitue une tare, dont elles n’arrivent pas à se consoler, car la stérilité fait planer sur leur tête la terrible menace de la répudiation, qui en est d’ailleurs presque toujours la conséquence.
Donc, si moi, étrangère, chrétienne, je joignais à ces deux malheurs celui de n’être point mère, c’en était fait de l’amour de mon mari ; et ces femmes croyaient certainement me témoigner le plus visible intérêt en me questionnant sur le sujet unique qui leur parût mériter attention. Aussi quels regards de pitié ou de mépris il me fut donné de saisir au passage quand j’avouais « qu’il n’y avait rien » ! Je me suis heureusement rattrapée depuis, et ce ne fut pas sans fierté, que je montrai plus tard mes trois enfants, qui se suivaient à un an de distance.
Du coup, le dernier espoir que la famille avait conçu de voir mon mari me quitter pour prendre une femme musulmane, s’envola.
Quelquefois les observations étaient plus directes.
— Pourquoi n’abjures-tu pas le christianisme, tu n’aimes donc pas ton mari ?… Que feras-tu après ta mort si tu es séparée de lui ?…
Je changeais habilement de conversation, ce sujet m’étant devenu parfaitement insupportable. Mais toujours on y revenait et je sentais à quel point nous étions détestés là-bas. C’était aussi des questions extravagantes sur nos mœurs, nos coutumes, et surtout les relations des hommes et des femmes d’Europe entre eux dans l’état libre et dans le mariage. On ne peut se figurer les histoires véritablement extravagantes que les maris d’ici racontent à leur harem. On nous prête des habitudes monstrueuses, dont la stupidité n’aurait d’égale que l’impudeur. J’ai eu grand’peine à détruire chez celles qui m’écoutaient, sans parti pris, les préjugés innombrables qu’elles nourrissaient à l’égard des ménages de France. Pour leur crédule imagination, il n’était pas d’abominations auxquelles ne se livrassent sans vergogne les plus vertueux époux de notre pays.
L’instruction que l’on commence à donner aux petites Égyptiennes et surtout les voyages que beaucoup d’entre elles font maintenant en Europe, auront bientôt raison de ces sottes croyances, mais à l’époque où j’arrivai, les femmes qui avaient traversé la mer se comptaient au Caire et cela n’était point pour augmenter leur prestige. J’ai vu une vieille dame très rigide refuser de recevoir une jeune fille musulmane, dont le frère avait parachevé l’éducation, en l’envoyant cinq ans dans un couvent de Montpellier. La vieille dame timorée considérait la créature assez éhontée pour avoir pu vivre si longtemps à visage découvert au pays des infidèles comme une charmoutta (fille de mauvaises mœurs) dont une honnête mahométane devait fuir l’approche.
Les visites se succédaient toujours dans le même ordre et s’accomplissaient selon les mêmes rites immuables.
Les dames de bonne maison arrivaient flanquées de leur eunuque. Celui-ci, dès le seuil, frappait trois fois dans ses mains pour annoncer ses maîtresses. Aussitôt les esclaves se précipitaient :
— Tffadal ! (Donnez-vous la peine.)
Et l’eunuque alors saisissait la femme la plus âgée ou la plus influente, parmi celles qu’il accompagnait et la hissait tant bien que mal jusqu’au palier. Là, baise-mains et prosternation des esclaves blanches et noires. Ensuite, on se dirigeait vers la pièce, où la maîtresse du lieu tenait, ce jour-là, sa réception.
Les embrassements et les poignées de mains duraient dix bonnes minutes ; puis, comme par un truc de féerie, les voiles tombaient, les Habaras de soie noire glissaient sur les reins des visiteuses et elles se montraient raides et dignes sous leurs robes d’apparat. Jeunes et vieilles étaient vêtues des mêmes étoffes de satin ou de faille claire ; sur leurs têtes, les mêmes mouchoirs de gaze à fleurs, agrémentés de passementerie ; presque toutes ornaient leurs fronts et leurs corsages de fleurs artificielles. Mon étonnement fut au comble, en voyant, un matin, une jeune femme très élégante, qui portait une couronne de mariée. Les fleurs d’oranger ne représentaient pour elle aucun symbole, et ce diadème virginal lui semblait du meilleur goût. Les Turques venaient généralement en toilette européenne, mais, ignorant encore la façon de les porter, elles arrivaient, avant midi ou tout de suite après déjeuner, en robes de bal venues de Paris à grands frais. Et pour ajouter à l’originalité de l’effet, elles étaient parées de l’Ezazieh, sorte de turban de gaze paré de fleurs et se posant un peu en arrière et sur le côté de la tête. Cette coiffure assez seyante n’est plus portée aujourd’hui que par les très vieilles femmes.
Pour les jeunes Turques de cette génération, les boucles et les chignons modernes ont remplacé mouchoirs et turbans. Et c’est encore un gros sujet de scandale pour les bonnes musulmanes, qui n’admettent point qu’une femme mariée montre autre chose de ses cheveux que le bout des nattes qui pendent sous le mouchoir en pointe dans le cou. Seul, l’époux a le droit d’admirer la chevelure de sa compagne.
Les Turques de très grande maison s’habillaient déjà à la mode européenne ; les Égyptiennes portaient la galabieh, pareille chez toutes, ne variant guère que par la couleur. La bottine et le soulier noir étaient encore inconnus. Les petits pieds sortaient à demi, de mules de satin ou de lampas d’or ou d’argent, assortis à la toilette.
Les femmes de condition modeste se chaussaient de babouches éculées, qu’elles avaient soin de laisser devant la porte. Il y a bien peu de temps que les femmes comme il faut elles-mêmes, gardent leurs chaussures dans l’intérieur des appartements. Autrefois et encore à l’époque où j’arrivai, l’usage voulait que l’on se déchaussât chez ses hôtes, comme à la mosquée.
Les femmes qui n’avaient pas les moyens de s’offrir un eunuque, arrivaient accompagnées d’une ou plusieurs esclaves ; les très humbles se contentaient d’une servante Fellaha. Mais bien rares étaient celles qui n’amenaient pas quelques amies.
Aussi les visiteuses avec leurs voiles sombres, leurs yechmack blancs, me faisaient-elles l’effet d’un couvent de religieuses en voyage.
Ce fut au cours d’une de ces nombreuses visites que j’entendis l’histoire de la princesse X. Mère d’une charmante tête, portant couronne aussi, et dont il est question souvent à l’heure actuelle dans les journaux parisiens, cette princesse faisait alors son premier voyage en Europe. Elle débuta par un séjour à Carlsbad où ses médecins l’avaient envoyée. A demi délivrée de la contrainte que lui imposaient son rang et sa qualité de musulmane en Égypte, elle se livra aux pires folies. Alcoolique invétérée, elle se mit à boire d’abord à table, puis chez elle, le soir, dans sa chambre, les vins de choix qu’un maître d’hôtel obséquieux s’empressait de lui servir. Une nuit les domestiques étant couchés, elle se fit servir du champagne et s’amusa avec ses suivantes à casser les goulots des bouteilles contre les murs. Ses voisins de chambre s’étant plaints, on fut prévenu en haut lieu et la princesse reçut l’ordre de se contenter d’eau, sous menace d’être immédiatement renvoyée au Caire.
Alors, dans l’impérieux besoin de son nouveau vice, la dame s’accoutuma à vider les flacons d’eau de Cologne et d’eau dentifrice. Les suites de ce régime furent désastreuses. La pauvre princesse fut un jour surprise par un de ses cousins dans un tel état d’ébriété qu’on décida aussitôt son retour en Égypte. L’histoire, absolument authentique, faisait alors le tour des salons cairotes.
Les visites se prolongeaient très longtemps. Souvent, on gardait les étrangères toute la journée. Quand elles demeuraient dans un quartier un peu éloigné, elles passaient la nuit et quelquefois plusieurs jours. Le soir venu, on apportait des matelas, on dressait les moustiquaires et cela se faisait très simplement, comme une chose toute naturelle, les amies devenant de la famille sitôt le seuil franchi.
Les hommes, pendant ce temps, étaient relégués dans le Mandara ; il est contraire à l’usage qu’un mari musulman franchisse le gynécée, quand sa femme reçoit un harem étranger. Même pour dormir, monsieur doit se contenter de la chambre toujours prête aux étages inférieurs. Sous ce rapport, les musulmanes jouissent d’une liberté que peu de maris européens consentiraient à accorder à leurs femmes. Il y a, en Égypte comme en tout pays, des maris jaloux, forçant leurs compagnes à subir un contrôle de tous les instants et interdisant toute sortie à leur famille. Mais ces maris-là, je le déclare, sont des exceptions. Ici, plus qu’en France peut-être, la femme en ce qui concerne sa vie personnelle et ses relations féminines jouit d’une liberté excessive. Non seulement elle a le droit de recevoir toutes les amies qui lui plaisent et de leur offrir la plus large hospitalité, sans même consulter son mari, mais elle sort à sa guise, rentre quand il lui plaît, et se rend aux bazars, aux lieux de promenade, aux bains, sans la moindre gêne, pourvu qu’elle prenne soin de se faire accompagner.
Un jour, au Caire, un de nos intimes, conseiller à la cour, m’invita à déjeuner à l’improviste chez lui. Il n’avait pas eu le temps de prévenir sa femme… Nous arrivons, mon hôte interroge le portier.
— Madame est là-haut, n’est-ce pas ?
Et l’autre, paisible :
— Mais non, bey. Madame est partie tout à l’heure pour la campagne, elle ne reviendra que dans deux jours.
Le bon conseiller ne sourcilla point, il m’emmena déjeuner à l’hôtel, et, devinant ma surprise, il crut devoir dire :
— J’ai des idées très larges. Ma femme fait ce qui lui plaît, j’agis de même, nous sommes un ménage très heureux…
Je ne pense pas qu’un mari parisien eût pris la chose de façon aussi philosophique.
Depuis, il m’a été donné de constater bien souvent l’extraordinaire facilité que les Égyptiennes et les Turques ont à réaliser leurs moindres caprices, à la condition toutefois que le mari n’en soit pas gêné lui-même.
Ce sont deux existences différentes, voilà tout.
Quelques jours après mon arrivée, Alima Tawouila vint un soir dans ma chambre, où elle continuait à pénétrer, malgré ma défense, à toute heure de jour et de nuit.
Vainement, j’avais épinglé du haut en bas les rideaux formant portières, je ne pouvais parvenir à être seule chez moi. Je m’étais plainte à Azma. Peine perdue ! On ne comprenait pas.
— Maaleche !… (ça ne fait rien), disait-elle.
— Viens vite, madame, il y a quelqu’un.
Je refusai énergiquement de me déranger. La petite exhibition quotidienne commençait à m’exaspérer, et je m’étais promis de ne plus quitter mon appartement quand il y aurait des étrangères.
La négresse, devant mon attitude résolue, s’éloigna en maugréant, et revint presque aussitôt, accompagnée d’une femme que je ne connaissais pas.
Cette femme portait le costume du pays, mais son voile en retombant sur ses épaules, son yechmack détaché, découvrait une tête si peu orientale, que je ne fus presque pas surprise en l’entendant me dire avec le plus pur accent faubourien :
— Excusez-moi, madame, je suis Française comme vous, et j’ai tenu à venir vous saluer.
Française !… elle était Française et portait ce costume… Et du pays où nous étions, elle n’avait pas seulement la robe de soie voyante, fendue sur la poitrine, les babouches de soie rouge, le voile et le mouchoir recouvrant ses courtes nattes brunes, mais elle montrait encore le visage luisant que donne l’épilation, les sourcils peints et rejoints en barre au-dessus du front, les doigts et les paumes des mains rouges de henné, la taille roulante sans corset, toute l’attitude enfin d’une femme orientale, très coquette, plus près de la courtisane que de la mère de famille. Un énorme bouquet de jasmin était posé entre ses seins et, à part l’arome violent de ces fleurs, il se dégageait encore du corps de cette femme un parfum étrange, fait de musc, de roses et d’un je ne sais quoi insaisissable et troublant, qui grisait et soulevait le cœur tout à la fois.
Je continuais de la regarder, un peu interdite, ne trouvant pas une parole. C’est une des particularités de la jeunesse de ne pouvoir cacher ses sentiments ni ses répulsions… Cette créature m’inspirait une grande curiosité et un peu de dégoût. J’aurais voulu ne montrer ni l’un ni l’autre et, malgré moi, je laissais si bien deviner les pensées qui m’agitaient, qu’elle les comprit.
Alors, se faisant très douce, très simple, elle s’assit près de moi et, d’un trait, me raconta son histoire.
Elle s’était appelée Jeanne autrefois, du temps où j’étais moi-même une toute petite fille.
Ses parents avaient un modeste magasin de parfumerie, dans une vieille rue avoisinant le boulevard Saint-Martin.
La guerre était venue, amenant la ruine de la famille. Le père mort, la mère à demi infirme fut transportée à l’hospice et elle, la jeune fille, ne sachant que devenir, acceptait un emploi de seconde main dans un atelier de fleurs artificielles.
Un matin, en se rendant au travail, la belle Jeanne fut suivie par un garçon séduisant, un peu timide, dont le teint bronzé ne l’effraya point. Ils s’aimèrent ; et quelques semaines plus tard, Salem-Mohamed, étudiant en droit, ayant passé sa thèse et terminé son congé, emmenait en Égypte la fleuriste, qui ne s’était fait prier que juste le temps de se faire désirer davantage.
Il l’épousa au Caire, devant le cadi ; mais bientôt, las de sa nouvelle conquête, il ne tarda guère à s’en détacher complètement. L’ennui de n’avoir pas d’enfants, la crainte de se voir déshériter par son père le décidèrent à la répudiation. Jeanne, frivole et paresseuse, ayant tout de suite renoncé à ses habitudes européennes, ne songea pas à lutter pour conserver ce cœur qui, sitôt, s’était retiré du sien… Pour elle, l’horreur du travail et l’amour du bien-être dominaient le reste. Elle s’était laissé instruire sans conviction comme sans regrets, dans la religion de Mahomet, pour plaire à son entourage et maintenant, répudiée, loin du pays natal et livrée à ses seules ressources, elle n’avait trouvé qu’un moyen pour continuer à vivre sa vie d’oiseau inutile et gracieux : flatter ces gens, leur devenir nécessaire et, en leur donnant un peu de plaisir, se faire tout doucement entretenir par eux.
Les femmes musulmanes, qui la protégeaient, étaient toutes parfaitement convaincues de la sincérité de sa conversion. Comment douter d’une personne qui se voile devant les hommes avec plus de rapidité qu’une Orientale, surtout quand cette personne parle votre langue, accepte tous vos usages, emploie jusqu’à vos plus familières expressions ? La Parisienne, qui avait troqué son nom de Jeanne contre celui de Seddia, jurait par Allah et par le prophète vingt fois par jour… Elle mangeait avec ses doigts et se mouchait de même, très simplement… Deux fois par mois, elle livrait à l’épileuse son corps charmant ; et frottée d’huile précieuse, parfumée d’essences rares, elle ne craignait point d’accueillir les maris de ses amies, quand une circonstance malencontreuse forçait ces maris à demeurer seuls au logis pendant les visites de Seddia. Car, si elle se voilait pudiquement dans la rue et devant les hommes étrangers, cette créature insidieuse avait su prendre dans les familles une telle place qu’elle était partout considérée comme chez elle. On la consultait sur tous les points. Elle était de toutes les fêtes et de tous les deuils, ayant sa place marquée dans chaque demeure où s’accomplissait un événement capable de lui permettre un indéterminable séjour.
Pour mieux affirmer la nécessité de sa présence, elle donnait de vagues leçons de mandoline et de travaux manuels, ne dédaignant point parfois de mêler sa voix, assez jolie d’ailleurs, à celle des femmes indigènes, dans les concerts improvisés où les plus grands succès étaient pour elle. Comme je m’étonnais un jour qu’elle n’eût pas songé plus tôt à donner des leçons de français, elle m’avoua qu’elle ne se sentait pas assez forte dans notre langue, pour entreprendre une telle tâche. J’appris depuis qu’elle savait à peine écrire son nom, et je pensai que le magasin de parfumerie n’avait sans doute jamais existé que dans son imagination.
Peut-être cette malheureuse femme m’avait-elle menti de tous points dans son histoire, et son mari l’avait-il connue dans quelque bal de barrière ?
Depuis, j’ai rencontré à Tantah une autre Française, remarquablement jolie et épouse d’un avocat musulman. Celle-là aussi avait abjuré la foi chrétienne, renoncé aux coutumes du sol natal, et pris le voile des mahométanes. Comme Seddia, elle se disait fille de commerçants, et j’ai su plus tard que son mari l’avait ramassée dans une maison borgne de Lyon…
Que des Orientales d’autrefois aient accepté de se voiler le visage, de se laisser mener par les eunuques comme un vulgaire troupeau, de manger à terre et d’obéir aux caprices du maître en toute occasion, c’est assez naturel. Elles sont nées dans ce pays et ont grandi sous cette loi. Une bonne musulmane répète avec le Coran que le paradis de la femme est aux pieds de son mari ! (sic).
Mais jamais une Française, ou toute autre Européenne élevée par une mère digne de ce nom, ne se soumettra à ce rôle qui ne saurait que l’avilir. Et elle aurait vite jugé et haï l’homme qui essayerait de la contraindre à déchoir. Aujourd’hui où tant de jeunes femmes et jeunes filles égyptiennes travaillent et cherchent à se montrer les égales des Européennes, en conquérant par l’étude leur indépendance, la conduite de Seddia semblerait encore plus méprisable.
Toutes ces réflexions, comme on le pense, ne me vinrent pas au moment où je connus Setti Seddia. J’acceptai cette histoire, comme une innocente que j’étais. Et j’y allai même de ma petite larme tant elle sut m’apitoyer. Je croyais, en l’écoutant, entendre le récit émouvant et mystérieux de quelque conte du moyen âge… L’émir Azor, enlevant la jeune Elmire et la couvrant de fers… en or !… Comment garder rancune à cette exquise renégate qui parlait de la sainte Vierge avec des yeux embués de pleurs, et qui, sur son corps de courtisane égyptienne, plus lisse qu’un fruit et plus odorant qu’une fleur, cachait un scapulaire crasseux, qu’elle faisait prendre aux infidèles pour une amulette de sainte Zénab…
Au fond, je ne demandais qu’à croire cette femme dont la société me devint très vite indispensable, tant elle mit de complaisance et de tact dans nos rapports ; nous arrivâmes ainsi à une sorte d’amitié qui ne se démentit point jusqu’à sa mort.
Il faut avoir connu la détresse d’un pareil exil, avoir souffert jusqu’au désespoir de cette différence absolue des mœurs et du langage existant en ce monde nouveau et moi, enfant de dix-sept ans, pour comprendre l’aide inattendue et si efficace que me fut la venue de cette étrange compatriote. Par elle, je connus mille détails de la vie égyptienne qui m’échappaient.
C’est ainsi que, grâce à cette nouvelle amie, je pus éviter désormais les innombrables inadvertances qui, vingt fois le jour, me faisaient commettre des actes répréhensibles aux yeux de ce peuple dont j’étais entourée, comme de présenter un bébé devant une glace, de passer à gauche d’une bougie allumée, de complimenter une jeune mère sur la beauté de son nouveau-né ; autant de crimes qui m’attiraient l’antipathie des gens sans que je pusse deviner la faute que je venais de commettre, tandis que, pour eux, mon ignorance était la cause de continuelles frayeurs…
Grâce à Seddia, je pus enfin parvenir à me faire comprendre, sans avoir recours aux mimiques ridicules qui, les premiers jours, avaient été ma seule ressource. Un jour, dans l’impossibilité absolue où je me trouvais d’avaler la nourriture extraordinaire que l’on me servait, je demandai un œuf. J’essayai de le dessiner ; peine perdue… Alors, j’eus un trait d’audace et risquant de me rendre grotesque pour toujours, je m’accroupis dans un coin de la pièce et j’imitai le gloussement de la poule qui pond. Cela réussit au delà de tout espoir. Après un accès de fou rire assez naturel, Azma ordonna aux négresses de me faire cuire des œufs et je pus dîner !…
Une autre fois, c’était l’après-midi, j’avais très faim, et je réclamai un peu de pain et de lait. Il me fut absolument impossible de me faire entendre.
Quand Seddia fut venue, je ne tardai pas à apprendre quantité de mots. En un mois, je pus arriver à m’expliquer presque couramment.
Mon mari venait d’être nommé, provisoirement, chef de service dans un hôpital d’Alexandrie, mais n’étant pas sûr du poste et à cause des grandes dépenses d’une installation, il avait préféré me laisser au Caire. Combien ces quelques mois me parurent longs !…
J’avais heureusement ma fidèle Émilie, dont la gaîté ne se démentit pas un instant durant ces tristes jours. Tout amusait cette âme puérile qui, de l’exil, ne voyait guère que le côté pittoresque et le milieu nouveau. Émilie mangeait sans dégoût des ratatouilles innommables, et buvait au verre commun des esclaves et des négresses une eau bourbeuse, dont la vue seule soulevait le cœur. Elle s’accoutumait à demeurer assise sur les nattes et à travailler dans cette posture. Sa chair rude ne souffrait plus des piqûres des insectes et le cri des corbeaux ne troublait plus son sommeil. Je connus, par cela, qu’elle était plus près que moi de la simple nature et je l’enviai, car nos besoins font souvent la plus grande part de nos malheurs. Cette fille de la campagne devenait orientale par ses facultés d’assimilation, tandis qu’à me raidir dans mes souvenirs et dans mes habitudes, je souffrais chaque jour d’une façon plus violente.
L’hiver qui avait précédé mon arrivée au Caire marquait mes débuts dans la vie intellectuelle.
La mission égyptienne, dont mon mari faisait partie, était alors sous la direction de Charles Mismer, ancien officier de dragons qui avait troqué, un peu tard, l’épée contre la plume pour suivre avec passion les travaux de Littré et d’Auguste Comte, dont il était le disciple. M. Mismer avait usé de toute son influence pour empêcher notre mariage. Par principe, il était opposé aux unions mixtes et jugeait que les Égyptiens, confiés à sa garde et envoyés en France pour terminer leurs études, allaient de tous points contre les vues de leur gouvernement en prenant femme en pays étranger. Mais le mariage conclu, et du jour où il fut reçu chez nous, M. Mismer ne se souvint plus de son opposition et je devins par la suite son enfant gâtée.
Sa haute taille, sa barbe de fleuve et le timbre grave de sa voix, le rendaient très imposant. Il ne faisait rien d’ailleurs pour atténuer cette impression et trouvait au contraire un certain plaisir à jouer au dieu avec les naïfs jeunes gens qu’il traitait en infimes personnages.
Je commençai, moi aussi, par éprouver le sentiment général, mais je ne tardai pas à comprendre que le Jupiter tonnant de la mission ne me traitait point en ennemie, et de me sentir en confiance, je devins plus brave et tâchai de conquérir ce cœur, qui s’était montré si farouche.
J’y parvins si bien, que, dès notre arrivée à Paris où mon mari passait ses derniers examens de doctorat et sa thèse, la maison du directeur devint la nôtre.
Nous fûmes, pendant tout l’hiver, les hôtes assidus des dîners du dimanche. Ces dîners étaient d’une simplicité charmante. Dix convives en tout et quelques amis arrivaient pour le thé, que servait Mlle Caroline, la sœur du maître de la maison, qui me témoigna tout de suite une réelle amitié.
Ils occupaient, rue de Lille, un coquet petit entresol, tout rempli de souvenirs exotiques que Mismer avait rapportés de ses nombreux voyages à travers le monde.
Je rencontrai là le peintre de Maddrazo alors sous le coup d’un chagrin récent et dont la belle figure gardait l’empreinte d’une tristesse profonde, M. de Lassus, Albert Wolf, et tant d’autres. Des membres de l’Institut, des poètes, un vieux général dont j’oublie le nom et un botaniste qui, le premier, me donna le goût des plantes que je ne connaissais guère. Trop timide et trop ignorante pour oser me mêler à la conversation générale, j’écoutais de toutes mes oreilles et je regardais de tous mes yeux. Dans ces réunions qui devinrent ma meilleure joie, je connus le charme des causeries intéressantes et je compris l’influence de certains hommes sur leur milieu.
A ma grande honte, je représentais le côté musical de la soirée. Entre le dîner et le thé il me fallait exécuter, pour le plaisir de mon hôte, quelque sonate de Beethoven ou une romance de Mendelssohn. Il n’aimait pas m’entendre jouer Chopin, sous le prétexte que j’étais trop jeune pour cette musique. Plus tard, j’ai compris son idée et reconnu qu’elle n’était point sans fondements.
M. Mismier, Alsacien de Strasbourg, avait lui-même parfait son instruction par une étude de tous les instants. Il parlait l’anglais et l’allemand comme le français et la littérature allemande lui était particulièrement familière ; par lui, je connus la beauté des poèmes de Schiller. Je m’étais, sur ses conseils, remise à l’étude de l’allemand, qu’il parlait assez souvent avec moi, et pour lui complaire aussi, je repris le latin commencé au couvent. Il dirigeait mes lectures et par un choix approprié à mes connaissances, les rendait à mesure plus attrayantes et plus utiles. Une seule chose m’ennuyait toujours profondément et cela je crois bien le désespérait : c’était La Revue positiviste…
Jamais je ne pus lire plus d’un article à la fois et je le lisais comme un pensum. Depuis, il m’a été donné de lire bien des choses ennuyeuses et d’y prendre même un certain plaisir, mais à seize ans, je dois avouer que je n’avais aucune disposition pouf ce genre de littérature sèche et sans charmes.
Quand nous quittâmes Paris pour l’Égypte, M. Mismer me remit plusieurs lettres de recommandation pour différentes personnalités du Caire.
Celle que je portai la première, fut pour le juge M. Erbout (aujourd’hui en retraite, je pense), et qui occupait alors dans la capitale égyptienne, une importante fonction aux tribunaux mixtes.
Quand nous nous présentâmes chez lui, mon mari et moi, il souffrait d’une épouvantable rage de dents et fut assez aimable pour nous recevoir quand même. C’était le premier Français que je voyais au Caire et j’ai gardé de lui un excellent souvenir. Malheureusement, sa femme se trouvait absente et il alla la rejoindre bientôt après en Europe. Il vint me voir trois fois dans le harem…, je ne l’ai plus jamais rencontré depuis.
Une seconde lettre était pour le ministre des affaires étrangères, la troisième pour le ministre de l’intérieur. J’en avais encore une pour le directeur de l’instruction publique et une dernière pour le juge de S…
La deuxième lettre que je présentai, fut celle destinée au ministre des affaires étrangères M… Pacha, dont il me sera donné de parler souvent dans ce récit. C’est un des rares ou plutôt le seul ministre égyptien, qui ait eu l’habileté de conserver trente ans son portefeuille, malgré l’état constamment précaire de sa santé. Pour l’instant, il devait sa charge aux nombreux services rendus sous l’autre règne au Khédive Ismaïl, père de Tewfick, vice-roi d’Égypte à mon arrivée. Pour mieux consolider sa puissance, M… Pacha, encore simple officier, avait accepté des mains de son souverain, une femme choisie parmi les calfas du palais. Cette femme, jadis très belle, était sensiblement plus âgée que son jeune époux, mais ces choses ne sont point pour effrayer un Turc ambitieux. Ce mariage devait si rapidement faire la fortune de M… Pacha, qu’il n’eut pas à le regretter. Très souple, très intelligente, la calfa sut si bien manœuvrer à la cour, que toutes les difficultés qui se dressaient tombèrent successivement devant les pas de son mari. A chacune de ses visites au palais, elle remportait une nouvelle victoire. A l’époque où je le connus, M… Pacha était le plus jeune de ses collègues.
Sa femme lui avait donné trois filles, Zackija, Fahima et Soffia que l’on appelait familièrement Saf-Saf. Le jour où je fis dans cette maison ma première visite, Mme M… Pacha était encore alitée à la suite de ses dernières couches. Le bonheur du logis était à son comble. Un fils était né — qui d’ailleurs ne vécut que peu de mois.
Je fus reçue par l’institutrice, une Allemande parlant couramment notre langue, et que je jugeai tout de suite de bonne maison. Elle sut, en quelques phrases, me mettre à l’aise et je goûtai, depuis, quelques heures agréables en sa compagnie. Je vis aussitôt qu’elle avait su conquérir une grande autorité dans la maison et cela pour le bien de tout le monde.
Tout dans cette famille se faisait à l’européenne. L’ameublement des pièces immenses, le service, la table, eussent facilement servi de modèle à bon nombre de demeures de chez nous.
Les jeunes filles vinrent à moi simplement, et je les trouvai charmantes. Toutes trois parlaient le français et l’allemand avec une égale pureté. La seconde, Fahima, était d’une beauté remarquable. L’aînée plaisait surtout par la flamme sombre qui se dégageait de ses grands yeux noirs et par la mobilité extrême d’une physionomie intelligente et bonne. Saf-Saf, la dernière, était pour l’instant une longue fillette brune toute en jambes et en bras, dont les réflexions audacieuses ne manquaient pas de piquant.
Au moment où j’allais partir, après avoir goûté aux confitures d’usage et au moka parfumé, les deux grandes filles eurent ensemble le même cri :
— Voilà papa !
Papa, c’était le ministre !… Le premier pacha important qu’il m’était donné de voir.
Hélas ! celui-là non plus n’avait rien d’oriental au vrai sens que nous avons coutume de donner à ce mot.
Correctement sanglé dans une redingote dernier modèle du bon faiseur, la démarche élégante, l’air un peu las, avec sa belle face très pâle, ses rares cheveux gris, sa moustache blonde, et ses yeux d’une nuance indécise, n’eût été le tarbouche dont il était coiffé, le ministre semblait bien plus français qu’égyptien ou même turc. Depuis, l’âge et la maladie ont accentué les traits caractéristiques de sa race. Le nez s’est busqué plus fortement, l’œil a pris ce regard fuyant, si fréquent chez le Turc et l’Arménien, la bouche ce pli spécial à ceux qui toujours ignorèrent le sourire, mais pour l’instant et tel qu’il était, M… me sembla très beau.
Il prit de mes mains la missive que je lui apportais, et me questionna sur son « cher ami » M. Mismer.
Il m’assura de sa sympathie et me promit de faire l’impossible pour caser avantageusement mon mari.
Je me retirai enchantée de cette visite.
Le lendemain, je recevais un mot aimable de l’institutrice, me priant à déjeuner pour le dimanche suivant.
Tout autre fut l’impression que je retirai de ma présentation à R… Pacha, alors ministre de l’intérieur et président du conseil.
C’était là-bas tout au fond du quartier indigène, entre deux mosquées vénérables, un long mur rose qui me parut la prolongation même des mosquées.
Tout à coup, le mur laissa voir une large porte assez basse, six eunuques de tout âge jouaient aux dominos sur un banc devant cette porte. Le cocher me dit :
— Héna ! (C’est ici !)
Un eunuque daigna interrompre sa partie et vint à ma rencontre.
Il ouvrit la portière de la voiture et me transporta, bien plus qu’il ne me conduisit, jusqu’au jardin.
Ce jardin, pareil à tous les jardins d’Égypte, ne ressemblait à aucun autre de nos pays.
Les plantes y croissaient au hasard de leur caprice, dans de vastes carrés bordés de marguerites et de touffes de romarin.
Point de massifs ni de corbeilles, mais des rosiers, des œillets, des giroflées poussant dru, sans émondage, et parmi les fleurs, des arbres fruitiers : pêchers grêles, abricotiers nains, amandiers rachitiques, que l’on était surpris de trouver à cette place.
Les orangers et les mandariniers dominaient, mais comme, à cette époque, ils n’avaient plus ni fleurs ni fruits, et que leurs feuilles disparaissaient sous une épaisse couche de poussière, leur aspect n’était pas très séduisant.
Ce qui me surprit surtout, ce fut l’absence totale de grands arbres. A part la treille, si chère à toute famille égyptienne qui possède un lopin de terre, impossible de trouver le moindre coin d’ombre en ce jardin. J’ai su, depuis, que les indigènes préfèrent la chaleur, le jour, le soleil, à tout. Pour eux l’arbre séculaire, l’arbre considéré par nous à l’égal d’un vieil ami, est en abomination. Ils l’accusent de toutes sortes de méfaits et lui imputent de mauvaises influences.
En réalité, l’arbre tant décrié paraît surtout redoutable au cultivateur, parce qu’il lui semble devoir porter atteinte à ses récoltes.
Le Nil et les canaux qui en dérivent entretiennent une constante humidité dans les terres et le grand soleil est nécessaire ici, sans doute, plus qu’ailleurs.
Cette crainte du Fellah n’a pas tardé à dégénérer en superstition, et l’arbre qui peut s’épanouir en diminuant le rendement des cultures est censé apporter, sous son ombre, toutes les disgrâces et ouvrir la porte à toutes les maladies. De là l’horreur, en ce pays, de ce qui fait à la fois le charme et la gloire de nos propriétés européennes.
La maison de R… Pacha se composait, comme tout logis musulman, des appartements du maître, situés à gauche du principal corps de logis et du harem, qui, par un arrangement spécial, se trouvait au rez-de-chaussée au lieu du premier étage et séparé du Mandara par un simple corridor.
L’eunuque battit des mains par trois fois, une esclave parut.
On m’introduisit dans un salon dont les portes étaient encombrées des babouches et savates traditionnelles. Ce salon différait bien peu de ceux que j’avais vus jusque-là. Même tapis européen à grandes fleurs éclatantes, mêmes divans très hauts, très incommodes, capitonnés lourdement et recouverts de soie rouge à fleurs d’or, mêmes housses de cotonnade blanche sur les sièges et les dossiers, mêmes tabourets à pieds dorés et mêmes petites tables volantes, recouvertes de filets brodés et supportant les mêmes horribles cendriers de faïence coloriée, semblables chez tout le monde, les mêmes porte-allumettes toujours garnis. Aux fenêtres, des rideaux de soie. Entre les fenêtres, l’éternelle console dorée, assortie aux tables massives, sur lesquelles étaient posés les candélabres d’argent. Ces tables étaient surchargées de photographies. Sur un des divans, une grande femme maigre se tenait assise à la turque, les jambes repliées sous elle…
Je l’avais d’abord prise pour une esclave, mais, à la façon dont elle m’invita à me rapprocher, au geste d’autorité souveraine dont elle me tendit la main et m’indiqua ensuite le siège où je devais prendre place, je compris que j’étais devant la femme du ministre… Sur son ordre, deux esclaves blanches s’étaient avancées : l’une me débarrassa de mon ombrelle, l’autre me poussa aimablement dans un fauteuil si vaste, que j’y disparaissais. Trois autres femmes accroupies à terre, humbles visiteuses sans doute, s’étaient levées et vinrent me baiser la main.
Mme R… Pacha était vêtue d’une simple galabieh de percale à fleurs, serrée à la taille par une ceinture de métal doré, surmontée d’une énorme boucle en pierres précieuses, dont la richesse s’alliait mal à cette robe de servante. Ses cheveux disparaissaient sous le mouchoir de gaze frangé de laine, et vraiment, dans ce costume, avec ses deux nattes tombant piteusement sur son dos de quinquagénaire, ses pieds déchaussés, la dame n’avait pas grand air… Mais sitôt qu’elle parlait, on reconnaissait la femme de bonne maison, peu soucieuse de plaire aux autres, la Turque omnipotente, faite au commandement par de longues années de puissance.
D’ailleurs, si j’avais pu conserver un doute sur son rang, la quantité de bijoux dont elle était parée me l’eût ôté immédiatement. Des boucles d’oreille en diamant pendaient à ses oreilles, d’énormes bagues ornaient ses doigts, un collier de perles de l’orient le plus pur s’enroulait autour de son cou. Tout cela ne faisait qu’ajouter une note barbare à son costume plus que modeste.
La conversation fut particulièrement pénible entre nous.
J’étais alors d’une timidité maladive, qui m’enlevait tous mes moyens. Ma grande jeunesse, mon isolement, me rendaient méfiante à l’égard des autres et surtout de moi-même. La crainte de paraître hardie me faisait devenir parfois stupide. Je le sentais et en souffrais cruellement. La difficulté de m’exprimer dans une langue que je connaissais si mal encore doublait mon angoisse. Si je rencontrais des femmes indulgentes ou un peu expansives, cela allait tout seul. Mais sitôt que je voyais certaines figures compassées, sitôt que je devinais l’examen sévère dont chacun de mes gestes était l’objet, devant le secret mépris que me valait mon titre de chrétienne dans les milieux fanatiques, une angoisse sans nom m’oppressait… C’était fini, je perdais pied et n’aspirais plus qu’à prendre la porte.
Cela a duré bien des années et compliqué de façon malheureuse mes débuts dans le monde musulman.
Ce qui achevait mon trouble, c’était d’entendre parler autour de moi cette langue turque à laquelle je ne comprenais goutte. Et comme à plaisir, à mesure que je parvenais à m’expliquer un peu en arabe, ces dames semblaient ignorer que le turc m’était complètement inconnu. Je devinais que l’on échangeait sur mon compte mille réflexions peu obligeantes. Et de plus en plus je me sentais étrangère, séparée à jamais de ce monde, qui, pour moi, continuerait à demeurer fermé, malgré tous mes efforts pour y pénétrer. L’âme orientale est insondable sous son apparence bénévole ; il faudra des siècles pour que la nôtre puisse sans heurt fusionner avec elle.
Après quelques instants qui me parurent des années, une esclave blanche apporta le café, avec des verres de sirop, servis à la mode turque dans des récipients de porcelaine opaque à forme de puits, et surmontés d’un couvercle d’argent. Après qu’on avait bu, une seconde esclave passait aux visiteuses une serviette brodée d’or et chacune s’y essuyait les lèvres à tour de rôle. Le café donnait lieu à toute une cérémonie. Une première esclave apportait une sorte d’encensoir en argent, garni de braise ardente à l’intérieur. Sur cette braise on posait le canaque[16] d’eau bouillante, puis une seconde esclave y versait le moka réduit en poudre impalpable. Enfin une troisième tenait un plateau, sur lequel étaient rangés les Fanaghils en forme de coquetier. On versait le café fumant et la personne chargée du plateau présentait les tasses à chacun. Tout cela s’accomplissait pieusement comme un rite…
[16] Petite cafetière.
Tandis que je me brûlais en essayant d’avaler mon café trop chaud, l’eunuque qui m’avait amenée, parut dans l’encadrement de la porte. Le pacha, prévenu de ma visite, me faisait demander au Mandara.
Après force salutations de part et d’autre, je pris congé, et me rendis chez le ministre.
Tout petit, le nez légèrement crochu, la barbe et les cheveux d’un blanc de neige, le Président du Conseil avait bien plutôt l’air d’un paisible commerçant israélite du Mowstky, que du premier homme politique de son pays.
J’ai su plus tard que mon jugement était assez juste ; les grands-parents de R… Pacha passaient pour des négociants juifs convertis à l’islamisme quelques années plus tôt.
Quoi qu’il en fût, le grand émoi que j’avais eu de me trouver en présence du Président du Conseil disparut comme par enchantement aux premières paroles qu’il m’adressa. Il me mit tout de suite à l’aise et se montra si paternel avec moi que d’autres, moins naïves, se fussent trompées comme moi sur la sincérité de cet accueil.
A Paris, tout l’hiver, j’avais rencontré ses fils régulièrement chaque dimanche aux dîners de M. Mismer. Le plus jeune, Hussein, achevait alors ses études dans un pensionnat et se retirait après le repas ; mais l’aîné, Mahmoud, qui préparait sa licence, partait avec nous, et nous étions chargés, mon mari et moi, de le reconduire jusqu’au boulevard Saint-Germain où il demeurait non loin de là.
— Comme cela, disait en riant M. Mismer, je serai sûr qu’il n’ira pas faire l’école buissonnière… Je le connais, une fois la porte fermée sur lui, jamais il n’oserait demander le cordon au concierge pour ressortir.
Il faut dire que le ministre avait chargé M. Mismer de veiller sur ses enfants durant le cours de leurs études en France. Je rappelai ces souvenirs au ministre qui parut trouver la chose fort amusante. L’idée que son fils aîné ait pu être placé sous la sauvegarde d’une femme de dix-sept ans lui semblait tout à fait drôle. Aussi, pour me remercier de ma surveillance, me promit-il d’aider de tous ses moyens à l’établissement rapide de mon mari. R… Pacha était alors tout-puissant ; un mot de lui était un ordre et nul doute que, s’il l’eût voulu, notre avenir eût été immédiatement assuré. Tout se borna à des promesses.
Mais rien n’égale la façon dont il s’acquitta envers ce pauvre Mismer qui lui, vraiment, s’était donné une peine très grande pour les enfants du pacha. Pendant des années, non content d’être leur correspondant à Paris, il s’occupa de pétrir leurs jeunes âmes, essayant de faire des petits ignorants qu’ils étaient, de jeunes hommes instruits et bien élevés. Il leur inculqua avec de hauts principes de morale, les premiers éléments d’une culture supérieure, descendant pour eux aux plus infimes détails, les traitant en fils aimés et ne bornant point sa tutelle aux vagues recommandations d’usage. Sa maison leur était ouverte à toute heure ; et cet homme froid, dont l’aspect tout d’abord en imposait aux indifférents, sut trouver pour les étrangers qui lui étaient confiés de véritables trésors de tendresse.
Peine perdue !… Quand le gouvernement égyptien crut devoir remercier M. Mismer et lui retirer jusqu’aux bénéfices auxquels de nombreuses années de dévouement lui donnaient droit, et qu’il jugea pouvoir faire appel à la puissance de son ami le pacha, celui-ci répondit par une lettre pleine de sagesse. Il engageait M. Mismer à se soumettre au sort, si injuste fût-il — ne sommes-nous pas tous dans la main d’Allah ?… — Et pour ajouter à la délicieuse ironie de son conseil, le ministre envoyait à la victime de son gouvernement un petit tableau arabe joliment encadré et représentant en dessins magnifiques une phrase du Coran disant à peu près : Les biens des hommes sont passagers et le véritable serviteur de Dieu accepte du même cœur la misère et la fortune !…
J’ai cité ce fait parce qu’il me paraît admirablement dépeindre certaines âmes orientales, qui, même dans les actes les plus vils, gardent une apparence de noblesse et forcent pour ainsi dire les êtres simples ou seulement impuissants, à remercier pour des semblants de bienfaits, souvent pires que des injures.
Durant le cours de notre conversation, R… Pacha m’avait demandé :
— Avez-vous déjà été voir Dor-bey ?
Je dus avouer que je n’avais pas encore fait cette visite.
— Il faut y aller, me dit R… Pacha, je suis sûr que vous serez contente (sic).
J’y allai le lendemain et ce fut le seul bon conseil que m’ait donné le ministre.
Dor-bey, Suisse de Genève, occupait au Caire une haute fonction dans l’enseignement, il était inspecteur de l’Instruction publique. M. Mismer, en me remettant la lettre qui me recommandait à lui, m’avait déclaré :
— Si vous ne lui plaisiez pas, ma petite enfant, je crois bien que ma missive ne servirait pas à grand’chose ; mais, ajouta-t-il malicieusement, je sais bien que vous lui plairez !…
Ce n’était pas sans frayeur que je me présentai devant Dor-bey. Je savais qu’il s’était opposé de toutes ses forces à notre mariage, allant jusqu’à menacer mon mari de le rayer des cadres de la mission, s’il persévérait dans ses intentions de prendre femme en Europe.
— Votre gouvernement, — écrivait-il dans une lettre officielle que j’ai encore, — vous envoie en France pour y faire vos études et non pour vous marier…
Mon mari avait passé outre.
On juge de mon état d’âme en affrontant le regard de cet homme terrible, qui d’ailleurs n’avait rien fait contre nous une fois notre union célébrée !
Son aspect tout d’abord me glaça ; que l’on se figure un géant, si maigre, que les os semblaient vouloir transpercer la mince peau de son visage, un teint de cire, des mains exsangues et avec cela des yeux si brillants, que l’on avait peine à en soutenir l’éclat. Ses cheveux châtains, très clairsemés, couvraient mal son front, superbe d’intelligence. La voix semblait éteinte ; déjà les cordes vocales étaient touchées par la phtisie qui devait emporter si tôt cet homme de valeur.
Il me fit approcher de la fenêtre et me regarda longuement sans rien dire ; pendant un moment on n’entendit que le tic-tac régulier d’une vieille horloge suisse, dont, malgré moi, je ne pouvais détacher mes regards, comme si de ce cadran centenaire allait sortir ma destinée.
Enfin, le maître de la maison se décida à m’adresser la parole, avec cette habileté des hommes habitués à la direction des êtres, il me questionna sans qu’il y parût et de telle façon, qu’au bout d’une heure, il n’ignorait plus rien de moi ni des miens.
Et voici que tout à coup ce masque de glace qui, tout à l’heure, m’avait si fort épouvantée, tombait de son visage d’apôtre, et j’avais devant moi une figure si belle, une telle bonté se lisait dans ces yeux fixés sur les miens, que je me sentis dominée par la force de cet homme et gagnée à lui pour toujours, tandis que de sa pauvre voix de malade, il me disait :
— Je vous fais toutes mes excuses, mon enfant ; si je vous avais connue, ce n’est pas moi qui me serais opposé à votre mariage ; plût à Dieu que l’exemple donné par votre mari fût suivi et que les Égyptiens ramènent ici de vraies femmes, de vraies Françaises, tout le monde y gagnerait…
Il faisait allusion aux nombreuses unions contractées par les compatriotes de mon mari durant leur séjour en France. Ces jeunes gens ne connaissant de la femme européenne que les faciles conquêtes de leur vie d’étudiants, ne se montraient guère difficiles et épousaient les premières venues, quitte à les répudier après être de retour dans leur pays, quand elles avaient cessé de leur plaire.
Jamais, durant les courts instants qui lui restaient à vivre, Dor-bey ne varia dans ses sentiments pour moi. Ce fut à lui que nous dûmes la nomination assez rapide de mon mari comme médecin en second de l’hôpital gouvernemental d’Alexandrie. Cependant, contrairement aux ministres, Dor-bey n’avait rien promis… Mais tandis que ceux-ci considéraient les promesses qu’ils étaient obligés de faire comme autant de mots vides, faisant partie de leurs fonctions, le Suisse intègre et loyal qu’était l’autre, croyait utile de prouver sa sympathie à ses amis par des actes bien plus que par des paroles.
J’avais aussi une lettre pour M. Herman de S…, juge au tribunal mixte du Caire. M. Mismer l’avait connu dans un de ses nombreux voyages par le monde ; il me dit :
— Lui et sa femme sont de braves gens, un peu bien Hollandais pour la petite Latine que vous êtes, mais ils ont une fille de votre âge qui est tout à fait charmante. Je pense que ce ne sera pas trop d’une jeune fille pour vous aider à vivre dans le milieu si différent où vous allez vous trouver.
Mon vieil ami avait parlé sagement. Si le couple extraordinairement bizarre des S… ne me charma pas tout de suite, leur fille devint mon amie et le resta jusqu’à l’époque de son mariage qui eut lieu beaucoup plus tard.
Sophie, sans être belle, avait ce charme idéal des vierges du Nord si différentes des filles du Sud. Très blonde, elle gardait, à dix-sept ans, cette chair tendre des tout petits ; son cou, ses bras, ses épaules semblaient coulés dans une pâte de fleurs, tant la carnation en demeurait fraîche. Ses yeux étaient trop bleus, mais une telle candeur émanait de leur regard qu’ils vous séduisaient aussitôt. Elle était de ma taille, mais bien plus femme que moi, ce qui m’humiliait profondément. De nous deux, c’était moi qui pouvais passer pour la jeune fille, car les formes rebondies de Sophie accentuaient encore ma sveltesse invraisemblable.
Au moral, Sophie ne me ressemblait guère et pour cela, peut-être, nous nous entendîmes très bien. Elle avait le calme immuable des plaines de Hollande ; les événements passaient sur elle sans l’effleurer. Elle était ordonnée jusqu’à la manie, réglait sa vie comme une pendule et accomplissait simplement ses devoirs de protestante comme elle faisait toutes choses, tranquillement et à heures fixes. Elle regardait ce pays, nouveau pour elle, autant que pour moi (son père ne l’habitait que depuis un an), comme on regarde les vues d’un stéréoscope, bien installé dans un bon fauteuil. L’âme du peuple lui demeurait étrangère et vainement je cherchai à la questionner sur mille choses qui me surprenaient et m’intriguaient autour de moi… Elle ne savait rien et ne s’en préoccupait pas autrement. Elle demeurait au Caire, aussi loin des Égyptiens que si elle n’avait pas quitté son pensionnat de La Haye.
Mes audaces et mes curiosités l’effarèrent, comme mon activité d’abord l’avait effrayée. Puis, insensiblement, elle trouva, à ce qu’elle appelait « mes goûts vagabonds », un plaisir qu’elle ne soupçonnait pas.
Et comme sa mère, me trouvant trop jeune pour me la confier complètement, nous autorisait cependant à sortir à notre guise, pourvu que ma femme de chambre nous accompagnât, nous eûmes ainsi des heures de liberté délicieuse. Ensemble, nous courûmes les vieilles rues ombreuses, où règne par les plus chauds jours d’été, une si douce fraîcheur… Nous visitâmes toutes les échoppes des soucks indigènes… Nous connûmes cette joie spéciale de nous laisser draper par les marchands aux robes multicolores dans des voiles et des gazes tissés pour les almées. Nous passâmes à nos bras minces des bracelets d’argent, de cuivre, pour le seul plaisir de sentir sur notre peau la caresse froide du métal. Nous bûmes le thé de Birmanie et le café de Zanzibar dans des tasses minuscules ; nous goûtâmes aux sirops de fleurs et aux pâtes de fruits que les marchands nous offraient dans un sourire, ravis de notre jeunesse et de notre gaîté.
On respirait là-dedans une atmosphère troublante. Cela sentait les épices, la cannelle, le poivre, le gingembre, le girofle et l’encens. Et, par-dessus, flottait un impénétrable arome d’essence de roses, dont, arrivées chez nous, nous conservions encore l’odeur toute la journée dans nos cheveux et sur nos vêtements. Ma fidèle Émilie nous suivait docile, un peu familière parfois, mais si amusante par ses réflexions, que le fou rire nous gagnait pour la plus grande joie de ceux qui nous regardaient et riaient avec nous de confiance… Parfois, au retour, nous achetions au marché du Moscky, des fruits et des fleurs dont Émilie supportait la charge en servante complaisante, et cela continuait la gamme des parfums dont notre odorat était saturé.
L’odeur musquée des melons et des abricots, mélangée à celle des Fohls (fleur du pays de la famille du gardénia), des roses et des frangipanes, mettait autour de nous comme une quintessence de parfum dont tout l’appartement s’imprégnait. Aussi, Mme de S…, très neurasthénique (le nom n’était pas encore connu), assurait-elle que nos courses matinales lui rapportaient invariablement la migraine.
Ah ! les bonnes heures que nous vécûmes ainsi, Sophie et moi, achevant de nous connaître et de nous aimer dans l’ivresse heureuse de ces promenades, sous la splendeur du ciel égyptien, ivres toutes deux de jeunesse et de lumière sous ce grand soleil dont nos fronts ne sentaient pas la brûlure !… Quelquefois, j’emmenais ma nouvelle amie au harem, et elle qui n’y venait que pour quelques heures, trouvait l’escapade délicieuse. Elle apprit à s’asseoir en tailleur sur les chiltas, goûta aux mets compliqués que fabriquait orgueilleusement Alima Zoraïjera à notre intention et se régala de pâtisseries invraisemblables. Mais, pas plus que moi, elle ne put s’accoutumer à la malpropreté de l’entourage et la seule vue de tous ces doigts trempés de sauce, plongeant à même le plat, la dégoûtait profondément.
En son honneur, Zénab, la bouffonne, se livra aux plus fantastiques extravagances et ses danses eurent le don d’amuser prodigieusement ma petite amie, qui, vivant dans un monde tout à fait européen, ne connaissait pas les divertissements des indigènes.
Le soir, le frère de Sophie venait la chercher et souvent ils me décidèrent à aller finir chez eux la journée si bien commencée.
Presque toujours, nous revenions à baudet et c’était un nouveau plaisir…
Le baudet d’Égypte, aujourd’hui estimé seulement des touristes, jouissait alors de la vogue qu’il eut durant dix siècles, dans ce pays. Les distances, au Caire, sont plus grandes qu’en nulle autre ville, surtout au moment où se passait mon récit, les quartiers les plus populeux faisaient place à d’immenses étendues de terrain vide. C’était le désert pendant un quart d’heure, puis, comme par miracle, d’autres rues apparaissaient ; toute une cité nouvelle, bientôt suivie du même emplacement non bâti, et des mêmes palmiers désolés. Les rues sans pavés, pas toujours nivelées d’ailleurs, rendaient la circulation des voitures difficile, et les fiacres étaient peu nombreux, les tramways et les omnibus complètement inconnus. Alors, l’indigène modeste qui ne pouvait s’offrir un équipage et l’Européen de passage ne craignaient point d’enfourcher les jolis petits ânes qui firent le succès de la rue du Caire, à l’Exposition de 1889. Les femmes de la société ne dédaignaient pas ce genre de locomotion ; même, quand il ne s’agissait pas de courses indispensables, elles se faisaient une véritable fête de galoper en nombreuse compagnie, par les beaux soirs de clair de lune, vers les Pyramides ou le tombeau des Khalifes. Les bourriquades formaient la meilleure part de tous les programmes.
Aujourd’hui, une Européenne ou une Égyptienne tant soit peu connue se croirait déshonorée, s’il lui fallait traverser la rue Kassr-el-Nil à dos de baudet… Seuls, les touristes à qui tout est permis, se livrent encore avec délices à l’innocente et désuète bourriquade. Les fiacres, les trams, les bicyclettes et surtout les autos encombrent les rues du Caire et massacrent chaque année une bonne partie des Arabes maladroits, qui, avec leur habituelle nonchalance, se laissent écraser même quand on crie : « Gare ! »…
Chez la famille de S…, la vie était assez calme. En Europe, elle m’eût sans doute paru monotone, mais, au sortir du harem, tout devait me sembler agréable. Le vieux juge, père de Sophie, réalisait le type du Hollandais, bon vivant et philosophe. Il supportait, avec une résignation comique, les vexations d’une femme parfaitement acariâtre, mais si bonne épouse, si économe ménagère, qu’elle était parvenue, avec un traitement de trois mille francs, à élever cinq enfants et à conserver un décorum qui trompait tout le monde sur la fortune de la famille. Quand l’aubaine inespérée était venue, apportant à ce couple des appointements de quarante mille francs, en cette Égypte, où la vie alors ne coûtait rien, le coup du sort lui tourna la tête. Cette femme, qui avait toujours travaillé au bonheur des siens, se montra subitement changeante et capricieuse. Presque vieille, laide, déformée par les maternités successives, elle devint ridiculement coquette. Elle s’était vite accoutumée à commander à un nombreux personnel, mais sa fille lui demeurait indispensable, Sophie était véritablement sacrifiée dans la maison. Le mari, lui, s’enfermait dans son cabinet et fumait béatement de longues pipes de porcelaine rapportées de Hollande.
Ma présence apportait une détente dans la famille. Madame criait moins fort. Monsieur restait au salon, et la pauvre Sophie semblait moins esclave. Malheureusement, mon âge n’était pas un porte-respect suffisant, et bientôt je dus un peu partager les corvées de mon amie. Traitée en enfant de la maison, je dus aussi en accepter les charges et Mme de S… en arriva à ne plus me laisser assise une minute quand je passais la soirée chez elle. Il y avait, parmi les multiples services qu’elle réclamait, une chose qui me mettait réellement au supplice. C’était le coussin !…
Mme de S…, rhumatisante et dyspeptique, restait étendue le plus souvent et s’entourait les reins et la tête d’une quantité de coussins en caoutchouc. Les coussins de crin ou de plume lui semblaient trop chauds pour l’Égypte… Ses malheureux coussins fonctionnaient mal et se dégonflaient constamment. Un jour, voyant la pauvre Sophie à bout de respiration, je proposai naïvement de la remplacer, et de souffler à mon tour, pour regonfler le coussin. Hélas ! je soufflais trop bien ! Désormais, Mme de S… ne voulut plus que moi pour ce genre d’exercice. Ce qui m’avait d’abord amusée devint un cauchemar.
Eh bien ! tant était triste ma vie au harem, loin de tous ceux que j’aimais, tant me semblait affreuse ma solitude, que je me trouvais heureuse malgré tout dans la famille de S… Quand, au sortir de la maison indigène, au lieu du plateau traditionnel et des petits pains en forme de galette plate, je voyais la table fleurie, le linge éblouissant de blancheur, l’argenterie scintillante et les cristaux dont les multiples facettes semblaient les feux d’autant de diamants, je goûtais une joie incomparable, tout me ravissait… depuis le potage jusqu’à l’entremets. J’aurais pleuré devant les petites tranches de pain blanc à la croûte dorée, qui s’étalaient dans la corbeille d’argent. Tous ces menus riens, qui constituent la fête du regard sur nos tables européennes, me semblaient de chers amis disparus, que je retrouvais. Tout me paraissait délicieux, même les choses qui, autrefois, ne me plaisaient guère. Les mets les plus simples m’agréaient, préparés sobrement avec un beurre très frais, dans lequel n’entraient ni huile, ni suif…
Jamais, avant cette époque, je ne m’étais aperçue de la fête des couleurs créée par le mélange des vins, blancs ou rouges, des fruits, jaunes ou verts…, des hors-d’œuvre, des fleurs, des guirlandes de feuillage aux gammes si joliment nuancées, des porcelaines et des verreries aux teintes diaprées…
Avec les de S…, je fis mes premières excursions. Je visitai les mosquées, la citadelle, l’arbre de la Vierge, les masures du vieux Caire et les Pyramides. C’est une chose que nous autres, Européens, avons peine à comprendre, tant nous sommes glorieux de notre passé, mais les Égyptiens, vivant au mien de tant d’objets admirables, n’ont aucune curiosité de leur pays ni de leur histoire.
Pour le musulman, tout commence et tout finit à l’Islam. Aujourd’hui, quelques hommes se réveillent du lourd sommeil où, si longtemps, le fanatisme religieux plongea la nation, mais ces hommes ne sont point nombreux et la majorité du peuple est moins au courant des règnes des Pharaons ou des Ptolémées, qu’un élève de quatrième de nos lycées de France.
A l’époque dont je parle, les routes, moins commodes ou manquant même complètement, rendaient un peu difficiles les promenades.
Pour aller aux Pyramides, il fallait compter deux grandes heures de voiture. Aussi, bon nombre de Cairotes ignoraient-ils complètement les gigantesques mausolées de leurs anciens rois. Il en était de même pour les mosquées désaffectées, où se voient pourtant de si merveilleuses choses. Dès qu’on n’y peut plus prier, la mosquée, si magnifique soit-elle, n’intéresse plus. L’Égyptien moderne a l’horreur des ruines. Aussi, il fallait voir la stupéfaction de tout mon entourage au harem, quand, revenant enthousiasmée d’une nouvelle découverte, j’essayais de faire comprendre mon admiration… Tout cela était pour eux lettre morte. Et je crois bien que la petite cousine ramenée de France leur semblait un peu toquée…
A quelque temps de là, je fus présentée à la tante du khédive, la princesse S… Le père de mon mari avait occupé, dans sa vieillesse, un poste important dans la propriété du prince et, à sa mort, les enfants de ce fidèle serviteur avaient été recueillis au palais. Mon mari, très indépendant, n’avait pas tardé à chercher à secouer une tutelle dont il ne pouvait, sans souffrance, supporter l’omnipotente protection. Sorti le second du concours médical de l’École, il fut envoyé en Europe aux frais du gouvernement et reconquit, de ce fait, sa pleine liberté. Mais la princesse ne l’entendait pas ainsi… Elle s’était promis de veiller sur lui, selon ses idées personnelles et de le marier à la mode du pays, avec une des esclaves circassiennes de sa maison. Jamais l’idée ne lui était venue que l’orphelin pauvre, considéré comme son pupille, pût oser, même en pensée, enfreindre les ordres de sa toute-puissante volonté.
La jeune fille destinée à mon mari était belle. De plus, on lui donnait en dot une superbe maison, deux esclaves, un coupé, des chevaux, tous les meubles, les ustensiles de ménage, des bijoux, un trousseau et l’argenterie. De tels avantages eussent séduit des hommes qu’elle jugeait — à tort — plus naturellement difficiles.
Mon mari ne se laissa point influencer et me choisit. On juge de la colère de cette Orientale, habituée à voir tous les fronts se courber sous son caprice, tous les dos voûtés en courbettes permanentes à son passage. Eh quoi ! ce petit élevé par elle, chez elle, s’en allait au pays chrétien et en ramenait une femme sans seulement l’avoir consultée, elle, la princesse ! l’arbitre de sa destinée…
Elle mit deux mois à se décider à me recevoir. Mais elle avait un fils, le prince J…, bon garçon, très noceur, et qui, veuf de sa cousine, fille du Khédive Ismaël, se consolait partout en général et au palais en particulier, dans les bras d’une esclave jolie, qui venait de lui donner trois enfants, en trois années. La princesse mère s’en montrait désespérée.
Cette esclave n’avait pas été choisie par elle et lui tenait tête à présent, fière de ses maternités triomphantes, qui, d’après la loi du Coran, la maintenaient sur le pied d’une femme légitime. Très fine, très intelligente, elle avait eu vite fait de juger la parfaite nullité de son seigneur. Aussi était-elle résolue à le dominer complètement et à prendre par ruse ce qu’on lui refusait de droit. Elle restait la concubine officiellement acceptée et ses enfants les héritiers du prince, légitimement reconnus, mais cela ne suffisait point, elle voulait être épouse et princesse, recevoir d’égale à égale les autres femmes de la famille khédiviale qui, si longtemps, l’avaient humiliée de leur mépris. Pour cela, l’adroite Circassienne employa tous les moyens. En deux ans, elle apprit l’anglais, le français, un peu de musique et de peinture. Elle en arriva à s’exprimer correctement dans ces deux langues étrangères sur tous les sujets. Elle s’adonna avec passion à la lecture, se fit plus savamment coquette, et plus spirituellement désirable.
Le prince, incapable d’apprécier tant d’efforts, se contentait d’en goûter les bénéfices. Il s’étonnait de rester davantage au harem, finissait par prendre un réel plaisir à la société de l’ancienne esclave qui, peu à peu, devenait son amie, et celle qui, tout d’abord, n’avait été qu’un instrument de plaisir entre les mains du débauché qu’était le prince J…, se métamorphosait en compagne délicieuse, dont il ne pouvait plus supporter l’absence.
On comprendra sans peine que cette femme se soit déclarée immédiatement pour nous contre la princesse. Ce n’était pas sans une secrète satisfaction qu’elle avait vu notre mariage, et la belle crânerie de mon mari, préférant le bonheur de son foyer à tous les biens qu’on pouvait lui offrir au palais, l’avait tout de suite gagnée à notre cause. Aussi, grâce à elle, le prince s’intéressa-t-il à notre disgrâce et obtint enfin le pardon de mon mari.
Par un joyeux matin de mai, une voiture aux armes de la princesse vint me chercher à l’autre bout de la ville ; un eunuque se tenait à côté du cocher, Bourguignon réjoui qui me témoigna tout de suite sa sympathie. Je le trouvais bien un peu familier, mais malgré tout, j’étais contente d’entendre parler français avec cet accent franc-comtois qui résonne si allègrement…
Le coupé me déposa à la porte du palais.
Les eunuques m’avaient presque soulevée, comme chez R… Pacha, et conduite à travers un joli jardin — où gazouillaient des milliers d’oiseaux — vers l’intérieur du harem. Là, celui des eunuques qui paraissait le plus âgé, frappa dans ses mains et aussitôt la porte s’ouvrit.
Une esclave semblable à toutes celles que j’avais vues dans la famille, ni plus belle, ni plus élégante, me salua froidement et me dit le traditionnel — tffadal !
Je la suivis à travers un dédale de pièces presque toutes meublées pareillement de divans et de fauteuils, dont seule l’étoffe et la couleur variaient. Enfin, nous arrivâmes dans un petit salon qui eût paru assez coquet, sans les innombrables objets de mauvais goût qui en rompaient l’harmonie : boîtes à musique, oiseaux empaillés, terres cuites de bazar, fleurs artificielles sous des globes de verre… mille choses qui, chez nous, eussent fait l’ornement d’un modeste intérieur de maire de village et qui, dans ce décor, mettaient une note terriblement discordante.
Ma surprise devint de l’effarement quand, au milieu d’un délicieux salon Louis XV (la plus jolie pièce du palais), j’aperçus deux petits vases d’une utilité évidente dans un meuble de chambre à coucher, mais dont l’étalage voulu jurait étrangement dans l’appartement où ils se trouvaient… Je sus depuis que ces ustensiles étaient destinés aux jeunes princes, âgés respectivement de deux et un an et qui, très gâtés par l’entourage, demandaient à accomplir en société jusqu’aux plus humbles fonctions de leur minuscule individu. Il me fut facile de me convaincre de la véracité du récit. A part ces vases, mille objets dénotaient la présence familière de tout petits, des chaussons de soie traînant sur un canapé, des jouets, un hochet d’or, des timbales, tout un lot de choses hétéroclites, dont la place eût été sans contestation à la nursery.
On me fit asseoir.
Quand mes yeux se furent accoutumés à la demi-obscurité, je distinguai une forme étrange dans un angle de la pièce. Accroupie à terre sur le tapis sombre que sa robe tachait d’une note claire, une femme braquait sur moi le regard de deux yeux troubles qui me causaient une gêne insurmontable. Cette femme était sans âge. Elle aurait paru sans sexe, vu ses cheveux courts et son masque d’eunuque gras, à face bestiale, si l’opulence exagérée d’une poitrine croulante n’eût révélé la vieille femme orientale, pour qui la vie sentimentale a cessé avec la dernière maternité et les premières rides. Elle tenait entre ses doigts courts un tuyau de narguileh, dont elle aspirait la fumée à petits coups réguliers, comme une gourmandise délicieuse. Et, à chaque mouvement de ses lèvres, l’instrument posé sur le sol, entre les jambes de la fumeuse, faisait entendre un petit glouglou exaspérant.
L’esclave qui m’avait introduite s’était retirée, me laissant seule avec ce monstre en face de moi et dont les prunelles me fixaient obstinément.
Combien de temps dura l’attente ?… Une, deux heures, peut-être… Je ne savais plus… Insensiblement, la faim, la chaleur, l’émotion m’amenaient à un point d’abattement qui ne me laissait plus maîtresse de mes pauvres nerfs, tendus à se rompre. Ce silence de tombe, cette ombre épaisse et le voisinage de l’être bizarre qui m’observait sans prononcer une parole, faisaient, pour l’instant, de ce palais inconnu, une demeure d’épouvante dont j’aurais souhaité m’enfuir tout de suite.
Si l’exactitude est la politesse des rois, elle n’est point celle des princesses orientales. Malgré que je fusse, ce jour-là, l’invitée de la princesse S…, elle jugea bon de me faire languir près d’une matinée, avant que d’être introduite en sa présence… Cependant, je ne demeurai point si longtemps seule.
D’abord, ce fut comme une apparition de légende.
Dans l’encadrement de la porte-fenêtre, brusquement ouverte, deux ravissantes figures s’étaient montrées. L’une, toute blonde, frêle, au pur profil de gravure anglaise, l’autre presque mulâtresse, les yeux immenses, les lèvres saignantes de vie, les cheveux noirs et crépus et, dans toute sa physionomie de sauvagesse rieuse et folle, un je ne sais quoi d’attirant qui prenait les cœurs.
Elles avancèrent dans la pièce. C’étaient deux fillettes jumelles d’âge, sinon de race, élevées et grandies côte à côte dans ce palais de mystère. Mais, tandis que la blanche Aldaat-Maas, pâle fleur de Circassie, avait été vendue et amenée de Stamboul pour le service du prince, Sta-Abouha, purement égyptienne, restait là libre, fille d’un ouvrier cairote, poussée au hasard parmi les grands, dont elle amusait le caprice.
Sta-Abouha !… rien qu’à écrire ce nom, une émotion m’étreint. Après tant d’années, je revois le cher visage au teint sombre, le regard lumineux qui, si souvent, m’enveloppa ; j’entends la pauvre voix pour toujours éteinte, voix chaude et caressante comme un chant d’oiseau !… Je revois la créature exquise, pétulante comme une chatto[17] de mon pays de Provence, ou rêveuse comme une de ses sœurs des bords du Nil, jamais pareille en ses transformations multiples, et cependant toujours charmante.
[17] En Provençal, la chatto est une jeune fille.
J’ai longuement narré la vie et la mort de Sta-Abouha, dans un de mes livres, le Prince Mourad, et ceux qui ont parcouru mon œuvre ont bien voulu dire que cette enfant était le type le mieux réussi de toutes mes héroïnes. C’est que, seule entre toutes, elle fut vivante !… et qu’à part sa fin lamentable dont je ne pouvais me décider à peindre l’horreur, tout ce que j’ai écrit d’elle est rigoureusement vrai.
Ce fut elle qui, de son rire de tourterelle, chassa les fantômes dont, pour moi, se peuplait cette salle. Elle vint à moi, la main tendue, le sourire aux lèvres, et, dans un français un peu barbare, s’appliqua à distraire ma solitude et mon impatience.
La princesse était au bain et ce bain était long !… Il fallait attendre encore un peu, oh ! très peu ! car maintenant, la princesse prévenue, n’allait pas tarder à me faire appeler auprès d’elle… D’ailleurs, « mademoiselle » allait venir.
Comme si elle n’eût attendu que cette invite, « mademoiselle » parut aussitôt.
Je sus par Sta-Abouha qu’elle était l’institutrice de la petite princesse.
Aujourd’hui, les princes et les princesses, secouant le lourd suaire des préjugés ancestraux, renoncent volontiers à leur existence de satrapes, pour affronter les difficultés des voyages à travers l’Europe. Voiles, habaras et tarbouches vont se retrouver de compagnie au fond d’un coffre, en rade de Naples, de Venise ou de Marseille, pour être pieusement repris au retour. Leurs possesseurs, délivrés de toute marque musulmane, prennent leur essor vers des destinées nouvelles et des plaisirs inconnus. Mais, revenus au Caire, ils n’ont pas tout oublié de ces voyages ! Chaque année, insensiblement, un peu de la vieille couche traditionnelle se détache et, palpitante au fond des âmes qui s’éveillent, l’idée moderne triomphante surgit. Dans peu de temps, les mères nouvelles pourront, comme les autres, avoir besoin de professeurs et de gouvernantes, mais ces mercenaires n’auront plus rien à apprendre à leurs enfants qu’elles ne sachent déjà elles-mêmes. L’institutrice n’est même plus aujourd’hui qu’une aide parmi tant d’autres, ne comptant guère plus qu’une femme de chambre ou un chef européen.
A l’époque où se passe ce récit, il en était tout autrement. Les princesses étaient presque toutes des esclaves, épousées après une ou plusieurs maternités clandestines. Leur ignorance n’avait d’égal que leur immense orgueil. Pour une princesse vraiment noble et issue de race vice-royale, on en comptait cent, achetées sur les marchés de Tiflis ou de Stamboul. Ces femmes, malgré leur répugnance, devaient se courber devant la volonté du maître, le jour où le sort les faisait mères de princes. Il fallait à leurs fils une éducation toute différente de la leur. Les institutrices étaient appelées d’Europe et leur science ne se bornait point à apprendre aux petits princes les langues européennes et quelques notions des sciences. Une éducation complète était nécessaire à ces êtres dont, pour la plupart, les mères ne savaient pas lire et ne connaissaient rien du monde, ce monde qui, pour elles, finissait aux portes d’airain de la cour.
L’institutrice devenait, de ce fait, une manière de divinité. C’est à elle qu’incombait le soin de recevoir, avec la princesse, les visiteuses de marque appartenant au personnel des ambassades ou de la finance. C’était elle qui traduisait la conversation, offrait les sièges, reconduisait… Elle qui rendait les visites aux lieu et place de ses maîtres, elle encore qui rédigeait la correspondance européenne, réglait les fournisseurs, faisait les achats. De ce fait, elle devenait une puissance avec laquelle il fallait compter et dont la protection s’imposait dans l’entourage des princes. Seul, le chef eunuque pouvait lutter d’autorité avec elle et, si la bonne entente ne régnait pas entre eux deux, le procès de l’institutrice était bien perdu d’avance. Elle pouvait préparer ses malles et quitter le palais. Toujours, l’eunuque était le plus fort.
Rien ne saurait donner une idée de l’autorité exercée dans un palais oriental par le chef eunuque.
Avec cette affectation servile qui portait les princes à imiter en tout le sérail du sultan dans l’organisation de leur demeure, l’eunuque s’auréolait d’une grandeur incomparable. Il était le confident du maître et le favori des femmes qui le redoutaient et le chérissaient tout à la fois.
Dispensateur de toutes grâces, il prenait, aux yeux des esclaves dont le sort reposait entre ses mains, une figure terrible, et pas une n’eût osé se soustraire à ses ordres, même les plus saugrenus.
Les princesses, connaissant son influence, le ménageaient et s’en servaient pour leurs intérêts personnels. Souvent, d’ailleurs, il se montrait plus leur serviteur que celui du prince ; secourable à leur faiblesse, docile à leurs caprices, il réalisait à les satisfaire de si évidents bénéfices, que l’intérêt ou l’honneur du mari ou du père lui semblaient de bien peu de poids devant les avantages que lui offrait la protection des femmes, seules susceptibles de l’aider à établir sa fortune personnelle.
Tous les eunuques qui ont vécu sous le règne d’Ismaïl furent libérés et sont morts millionnaires.
Au palais où je me trouvais, le chef eunuque se nommait Béchir-Aga. C’est une des plus franches canailles qu’il m’ait été donné de rencontrer dans le monde. Vieux déjà à l’époque où je le connus, il avait une face simiesque trouée de petits yeux clignotants, une bouche édentée dont les lèvres et le menton glabre achevaient d’accentuer la laideur, des cheveux crépus et blancs, des mains de chimpanzé et la voix ridicule des êtres de son état. Il était de petite taille, grêle, et sa peau de nègre avait pris, en vieillissant, une teinte d’ardoise malpropre.
« Mademoiselle » était Bavaroise. Elle portait gentiment le poids de sa charge, qui me sembla tout d’abord incompatible avec son extrême jeunesse. Grande, blonde, les joues délicatement rosées, elle me parut plus gracieuse que jolie, surtout séduisante par une simplicité assez rare chez les institutrices de harem, qui, toutes, se croient obligées de prendre des attitudes protocolaires.
Malgré sa nationalité étrangère, « Mademoiselle » parlait fort bien le français et l’anglais, sans aucun accent. Je vis, par la suite, qu’elle entendait de même le turc et l’arabe et j’en conçus pour elle une grande admiration. C’est à peine si j’ose écrire que je ne sus jamais le nom de cette jeune fille que je fréquentai pourtant pendant six longs mois. Ce seul mot « Mademoiselle », qui sert dans les palais à désigner la personne de son emploi, semblait si bien suffire et tout le monde l’employait de telle sorte, que je n’eus jamais le courage de lui demander comment elle s’appelait réellement. J’aurais cependant souhaité le savoir. Elle fut bonne et accueillante pour moi et essaya de son mieux de rompre la glace qui devait éternellement demeurer entre la princesse mère et moi. Si elle ne réussit point, il n’y eut aucunement de sa faute.
Ce matin-là, « Mademoiselle » portait une robe blanche dont le corsage très transparent découvrait la gorge et les épaules délicieusement rondes. Un gros bouquet de roses s’épanouissait à sa ceinture et, à chacun de ses doigts, une turquoise s’étalait formant un chapelet bleu quand elle étendait ses deux mains. Elle me parut souverainement élégante et satisfaite d’elle-même. Les petites institutrices pauvres et mal payées que j’avais vues chez mes amies de province ne ressemblaient guère à cette Allemande souriante et grasse, que l’on eût prise pour la fée omnipotente de ce palais, où chacun paraissait lui faire fête.
En quelques phrases, « Mademoiselle » me fit comprendre qu’elle était au courant de ma situation et connaissait mon embarras. A ma grande surprise, je retrouvais dans ses paroles, sinon le texte, du moins le sens des mots que le cocher m’avait glissés charitablement tout à l’heure. Pour cette jeune fille comme pour lui, les princes, décidément, n’étaient point tout à fait les êtres exceptionnels que j’avais cru… Sous son apparence de vierge wagnérienne, « Mademoiselle » était une petite personne pratique et sensée, qui, depuis longtemps, avait jugé ceux chez qui elle vivait. Elle donnait ses soins et son temps à la fille du prince en échange de quelques guinées, mais rien de son cœur paisible n’allait à ces gens qu’elle méprisait.
Depuis deux ans qu’elle était au palais, ses yeux avaient contemplé trop de choses étranges, ses oreilles avaient entendu trop de paroles inoubliables pour que, du coup, toutes les illusions qu’elle avait pu apporter en cette maison ne fussent parties. Comme tant d’autres, « Mademoiselle » était entrée pure de corps et d’esprit en cette famille, où, sans doute, on avait promis aux siens de la protéger et de la conduire. Plus heureuse que la plupart de ses semblables, elle demeurait vierge, mais son âme d’enfant et son cœur de jeune fille avaient perdu leur belle fleur d’innocence. Non seulement il ne lui restait plus rien à apprendre des réalités de la vie, mais elle possédait une science heureusement ignorée du plus grand nombre des femmes européennes — je parle des honnêtes femmes. — Elle en arriva à me confier son dégoût, l’écœurement profond qu’elle éprouvait à présent à se montrer aimable quand elle haïssait tout le monde autour d’elle pour les affronts subis et les complaisances forcément accordées, mais le sort l’avait fait naître pauvre !… très pauvre ! aînée de neuf enfants, elle était leur unique appui après la mère, dont le travail suffisait à peine à nourrir cette nichée. Le pain toujours dur à gagner sur cette terre de Prusse… Ici, en Égypte, elle était comblée. Partir, c’était la ruine, la lutte nouvelle vers l’inconnu et vers la pauvreté. Elle restait…
La porte s’ouvrit. Une vieille esclave s’avança et dit quelques mots à l’institutrice qui les traduisit. La princesse ayant terminé son bain, venait de passer à table et m’invitait à l’y rejoindre.
Je vis une salle immense aux plafonds ornés de dorures magnifiques. Aux fenêtres, de lourds rideaux de brocart rouge et or. Une longue table tenait toute la pièce. Sur cette table, du linge et des cristaux aux armes du prince ; mais, hormis le couvert d’argent massif posé à chaque place, pas un bibelot, pas un objet, pas une fleur. Point de carafes, mais, de loin en loin, une simple gargoulette de terre, telle que j’en voyais partout depuis mon arrivée dans le pays.
La princesse était assise à la table. On m’indiqua la chaise placée à sa droite, et, comme je demeurais un peu interdite, Sta-Abouha, qui m’avait suivie, me dit dans son français savoureux :
— « Assis-vous ! »
Je m’assis…
La princesse, en train de se débattre avec un os de poulet qu’elle déchiquetait le plus lestement du monde avec ses doigts, n’avait pas levé les yeux. Un silence profond régnait. Cependant, sur un signe, les esclaves qui faisaient le service s’étaient approchées et me tendaient les plats à la mode européenne.
Seulement, ces plats étaient les mêmes que ceux que j’avais maintenant coutume de trouver chez la cousine Azma. Mêmes feuilles de vigne farcies au riz, mêmes plats de mauve, mêmes pâtes, ruisselantes de beurre, mêmes viandes carbonisées, avec la seule différence qu’ici les mets étaient innombrables.
La princesse qui me sembla de fort bel appétit se décida à m’adresser la parole. Sa voix était grave, presque tragique et l’on n’en pouvait oublier le timbre, après l’avoir une fois entendu.
J’osai la regarder.
Chams-Hanem[18] pouvait à cette époque avoir cinquante ans. Elle paraissait à la fois beaucoup plus vieille ou beaucoup plus jeune, selon l’expression vraiment extraordinaire de ses yeux.
[18] Madame Soleil.
Au repos, ces yeux semblaient presque gris et ternes, la paupière un peu plissée tombait sur eux à la façon d’un voile de chair, les joues molles, pendantes, accusaient les rides commençantes. Les dents très saines demeuraient belles, mais les lèvres flétries restaient pincées, presque toujours closes, sous l’empire d’un calme voulu. Le front petit, étroit, volontaire, disait l’entêtement et la cupidité de cette esclave, mère de prince, si terrible aujourd’hui pour ses anciennes compagnes.
Mais le regard s’animait, la bouche s’ouvrait, et c’était le miracle. Cette femme avait trente ans ! Une flamme semblait courir dans ses prunelles et gagner la peau, qui se colorait d’un rose ardent. Jusqu’aux mains, longues et fines, — vraies mains de reine Orientale, graissées de pâtes d’amandes et enduites de parfums subtils — qui ne subissent à leur tour la métamorphose.
Ces mains, à l’instar du visage, avaient une âme. Elles vivaient, couraient, s’animaient de telle sorte, qu’en écoutant leur propriétaire, on les regardait autant qu’on la pouvait regarder elle-même.
Le repas se poursuivit, interrompu seulement par deux ou trois phrases de la princesse, qui, se tournant vers ses femmes, disait en me montrant :
— Faites-la manger…
Ou bien :
— Demandez-lui si elle est malade ?
Sta-Abouha me traduisait à mesure, mais cette invitation si bizarre n’était point pour me rendre la faim que l’attitude de la maîtresse du lieu m’avait ôtée tout à coup. Je faisais de vains efforts pour avaler… Rien ne passait.
Une maladresse stupide que je commis bien malgré moi, acheva de me troubler tout à fait. J’ai dit qu’il y avait sur la table, en guise de carafes, des gargoulettes de terre posées un peu partout. J’avais soif et j’attirais à moi la gargoulette la plus proche… Un murmure de protestation s’éleva. Je levai les yeux, la princesse me regardait d’une façon si terrible, que le verre que je tenais faillit se briser entre mes doigts. Alors Sta-Abouha, dont tous les traits exprimaient une pitié profonde, me dit charitablement :
— Vous avez pris la gargoulette de la princesse !…
Pour moi rien ne semblait différencier cette amphore des autres et cependant, moins distraite, j’aurais pu voir que, contrairement à ses pareilles, la gargoulette première avait un bouchon en or, tandis que tous les autres étaient en argent. Je me confondis en excuses.
Sitôt qu’elle eut fini de manger, la princesse frappa dans ses mains ; à ce signal, accoururent la porteuse d’aiguière et la donneuse de serviettes…
La première, agenouillée aux pieds de sa maîtresse, tendait d’une main le vase en métal précieux et de l’autre main faisait couler de l’aiguière le liquide parfumé sur les doigts couverts de graisses. La princesse se lavait posément, frottant contre ses paumes le savon en forme de rose qu’elle faisait mousser longuement. Puis ce fut le tour des lèvres, des dents et de la bouche où, selon les préceptes de la loi coranique, elle introduisait son index entre les gencives et la chair des joues, pour délivrer les gencives de toute impureté. Quelques gargarismes retentissants, un bruit de gargouille qui se vide et ce fut fini. La seconde esclave s’avança tenant des deux mains la large serviette brodée d’or. La princesse s’essuya les mains et le visage avec dignité, puis, me faisant signe d’avancer :
— Tffadal, ia benti ! (prenez place, ma fille !).
Je dus présenter mes doigts à l’aiguière, me servir du savon encore humide et de la même serviette trempée.
Cela n’était point sans me dégoûter un peu, mais je n’osais pas me soustraire à une si aimable invitation.
Au salon, où je suivis la princesse, comme elle s’installait sur un divan et m’engageait à m’asseoir à mon tour, je commis une seconde « gaffe » ! Le divan était immense, et je ne crus point mal faire en y prenant une très petite place. Tout de suite, les esclaves me firent signe de me lever, et six mains se précipitèrent pour me pousser sur une chaise… Hélas ! je venais pour la deuxième fois de manquer gravement à l’étiquette. J’ai su depuis que, seul, le prince avait le droit de partager le divan de son auguste mère…
La princesse comprit-elle enfin que j’étais à bout de courage et de forces ? Je ne sais. Toujours est-il qu’elle daigna se montrer aimable, et « Mademoiselle » ayant été mandée pour traduire notre entretien, la conversation commença. Je ne me souviens plus très bien, après tant d’années, de ce qui fut dit exactement, mais je n’ai pu oublier les questions sans nombre qui me furent posées sur moi et ma famille. J’ignore si la princesse se déclara satisfaite de mes réponses, je sais seulement qu’au moment où j’allais partir, elle détacha de son corsage une large fleur de camélia rouge et me la tendit. C’est d’ailleurs l’unique cadeau que j’aie jamais reçu d’elle.
Entre temps, était entrée la mère des petits princes. A la façon dont la princesse la reçut, je compris l’animosité profonde qui devait régner entre ces deux femmes, que tout, cependant, eût dû rapprocher, puisqu’elles avaient une commune origine.
Plus âgée ou seulement moins novice, j’aurais connu que, s’il est un affront terrible entre tous pour une princesse de hasard, c’est celui qui consiste à remettre à chaque heure de la vie, dans son souvenir, l’humilité de la condition première.
Pour la mère, l’histoire de la concubine ressuscitait la sienne propre ; c’était tout son lourd passé d’esclave ambitieuse et vindicative qui remontait maintenant à sa mémoire, devant le triomphe de la nouvelle favorite qui, à chaque maternité, voyait sa puissance grandir.
Déjà, d’après la loi musulmane, la jeune mère avait presque rang d’épouse, et ses enfants étaient légitimes ; mais cela ne suffisait point. Le bruit courait au palais que le prince, désireux de donner une marque plus évidente de son amour à la mère de ses fils, allait la prendre solennellement pour femme devant le cadi, et lui mettre au front cette couronne de princesse si enviée, qui la ferait l’égale et la rivale de la vieille mère dans la maison.
Aussi, avec quelle impatience l’esclave supportait-elle le joug détesté qu’il lui fallait encore subir !… Quel imperceptible tremblement dans sa voix, en venant prendre les ordres de la journée… Il eût suffi d’un mot, d’un geste, je suppose, pour que ces deux femmes que, seule, maintenait en paix la volonté du prince, se jetassent, terribles, l’une contre l’autre, avides de s’entre-déchirer, poussées par la haine affreuse qu’elles se vouaient.
La favorite m’apparut entourée de ses enfants qu’elle amenait à leur grand’mère, chaque jour, un instant, d’après les ordres reçus. Elle tenait par la main sa fille aînée, la princesse Ch…; le prince Ahmed suivait, mince et brun, déjà solide sur ses petites jambes ; le troisième, Mohamed, était encore dans les bras de sa nourrice — une très belle fille Fellaha. De ces trois êtres que je trouvais également beaux, la destinée a été particulièrement étrange, tragique même pour les deux garçons. Le premier, parvenu à l’âge d’homme, blessa grièvement, d’un coup de revolver (tiré en plein club), le prince F…, marié à sa sœur. Reconnu fou, il fut enfermé dans une maison de santé à Londres, où il est encore. Plus affreux, pourtant, le sort de l’autre, l’adorable bébé aux yeux bleus, aux cheveux dorés, que si souvent j’ai tenu dans mes bras. Celui-ci perdit la vie, il y a trois ans, à Trouville, dans une chute d’automobile… Il a laissé une veuve, la jolie princesse S…, celle-là même qui vient d’être rayée, par ordre du souverain, des cadres de la famille khédiviale, et privée de ses droits pour avoir rompu trop ouvertement avec les coutumes musulmanes et manifesté l’intention de faire du théâtre à Paris[19].
[19] La princesse S… n’a pas donné suite à ses projets, mais elle a épousé un Russe, ce qui a paru pire encore dans le monde oriental.
La princesse Ch…, sœur des petits princes, est devenue une princesse moderne, très élégante, très remarquée dans les capitales d’Europe, où elle passe la plus grande partie de son temps. Ni l’aïeule enfermée dans le cercle des préjugés ancestraux, ni la jeune maman triomphante, ne se doutaient alors du sort réservé aux trois mignonnes créatures qui, pour l’instant, constituaient entre elles deux l’unique lien.
La jeune femme était belle, de cette beauté circassienne si particulière qu’elle ne saurait être comparée à aucune autre.
Elle avait, de sa race, le teint pâle et les larges yeux de velours noirs, aux cils immenses, ombrant les joues. La bouche petite, aux lèvres très rouges, le front hardi et le cou rond des amoureuses. Une taille encore mince, mais qui facilement devait épaissir, une gorge merveilleuse et des mains charmantes.
Ses cheveux qu’elle portait, le plus souvent, coiffés à la Franque, étaient, pour l’instant, simplement nattés à la Turque, et retombaient en deux tresses magnifiques plus bas que les reins. Ils étaient d’une jolie couleur de noisette et d’une rare finesse. Ces cheveux-là avaient dû contribuer à la conquête du prince, l’esclave le savait, elle en était fière…
Quand j’eus pris congé de la princesse mère, au moment où je me préparais à quitter le palais, Sta-Abouha accourut.
— Venez vite ! la jeune princesse veut vous voir chez elle !…
Dans une chambre luxueusement meublée, la concubine m’attendait, le visage ouvert, les mains tendues, délivrée de toute contrainte.
En un français presque trop pur, elle me dit combien elle souhaitait me connaître et comme déjà elle désirait me voir victorieuse de toutes les difficultés qui se présentaient sur ma route… Je lui dis ma reconnaissance et aussi mon admiration pour ses enfants, que j’avais réellement trouvés très beaux. Un sourire heureux éclaira ses traits ; elle dit :
— N’est-ce pas qu’ils sont ravissants, mes petits princes ? J’en suis fière… Il faudra venir souvent ; vous verrez, je leur apprendrai à vous aimer.
La conversation se prolongea fort avant dans l’après-midi, et ce fut le coupé de la jeune princesse qui me ramena en ville.
Le soir, au harem, je fus naturellement très entourée. Toutes les femmes me questionnaient à la fois.
— Tu as vu la princesse, ma sœur, tu l’as vue ?
— Qu’a-t-elle dit ?
— Quels bijoux portait-elle ?
— Quelles autres femmes étaient au palais ?
Une fièvre les possédait. Je ne pouvais suffire à satisfaire leur curiosité de pauvres oisives emmurées, assoiffées de nouvelles et d’intrigues. Quand je parlai de Sta-Abouha, la petite moue méprisante d’Azma me fit comprendre que ma nouvelle amie ne saurait compter pour elle. Cette Fellaha ne l’intéressait aucunement. Mais combien au contraire ses regards devinrent brillants quand je narrai l’entrée de la favorite et tout ce qui se rapportait à elle…
Pour tout ce monde, l’histoire semblait palpitante ; car, pour beaucoup, c’était l’histoire ordinaire. Quelle épouse, quelle mère turque n’a vu, au moins une fois, sa place usurpée au foyer conjugal par l’esclave blanche de sa race, qu’une sotte préférence lui a fait choisir pour confidente et pour amie ? A la trouver sans cesse entre lui et sa compagne, l’époux a fini par les confondre, et pour peu que l’esclave soit plus jeune, plus jolie, ou simplement plus habile, le règne de la femme est fini. L’esclave prend sa place et s’y maintient, dans tout l’orgueil d’une revendication glorieuse. Si l’épouse est faible, si elle accepte le partage, elle peut parfois refaire son bonheur sur des ruines, ou tout au moins supporter, sans trop de changements pécuniaires, la honte de sa nouvelle existence ; mais si elle se révolte, elle n’a plus qu’à se voiler la face et à quitter la demeure inhospitalière qui ne saurait plus l’abriter, puisqu’elle ne reconnaît pas au maître la liberté d’un autre amour.
Pour ce qui regardait la concubine du prince, l’opinion était plutôt favorable. Cette jeune femme n’était point méchante. Au contraire, depuis qu’elle régnait en souveraine au palais, déjà son influence se faisait sentir : les requêtes étaient plus favorablement accueillies du maître, les ordres moins sévères, les punitions moins fréquentes, toutes les autres esclaves mieux traitées. Aussi grande fut ma surprise d’entendre la cousine Azma qui, depuis un moment, gardait le silence, s’écrier dans un élan de colère, qu’elle était impuissante à contenir plus longtemps :
— Ah ! ces esclaves blanches, que Dieu les maudisse ! Elles seules savent arranger leur vie en brisant celles des autres. Il n’y a de bonheur que pour elles sur la terre !
Je savais Azma d’humeur paisible. Jamais son benêt de mari n’eût cependant osé la tromper en face, ni prendre une autre épouse. Alors pourquoi ces paroles d’amertume, pourquoi ces regards soudain durcis, au point que je ne reconnaissais plus les larges yeux de bonté qui m’avaient conquise ? Elle comprit mon étonnement et, sans prendre même la peine de renvoyer les femmes qui nous entouraient, elle me dit l’histoire navrante que, seule dans la maison, j’ignorais.
— Tu as vu la femme qui vient de se retirer tout à l’heure, celle que tous, ici, appellent respectueusement Homa-Hanem[20] ?… Toi-même, comme tant d’autres, tu t’es laissé prendre à ses paroles mielleuses, et peut-être crois-tu qu’elle a pour toi un peu d’affection, ou seulement de sympathie ?… T’es-tu jamais demandé qui elle était ?…
[20] La mère des demoiselles.
Je dus avouer que je ne m’en rendais pas bien compte, habituée que j’étais à présent à voir tant de femmes autour de moi, sans chercher même plus à m’enquérir de leur emploi dans la maison. Azma eut un rire de mépris.
— Leur emploi… Tu ne sais pas comme tu as bien dit ! Eh bien ! pauvre petite française innocente qui n’as rien deviné, apprends que cette fille était ma servante, une géorgienne que mon père généreux avait achetée uniquement pour mon service personnel. J’étais jeune, je lui laissai insensiblement prendre une trop grande autorité dans le ménage dont mon père continuait à partager les dépenses. Un jour, je m’aperçus que mon esclave était l’unique maîtresse du logis. J’ai voulu la chasser : mon père serait parti avec elle, et tu sais que chez nous, le chef de famille est un Dieu… Même mon mari n’ose point s’asseoir, ni fumer devant lui, sans qu’il l’y invite. Des années ont passé, et maintenant, sans être mariée, cette créature a plus de droits que moi dans notre demeure. Les deux petites filles que tu vois ici sont ses enfants… mes sœurs !… Et ce n’est pas tout. J’avais une autre esclave, déjà fanée, laide, mais intelligente et travailleuse ; je l’ai donnée à mon père pour surveiller l’abadieh où il habite une partie de l’année… Sais-tu ce qui est advenu ? Cette femme est mère à son tour d’un fils qui sera le principal héritier des biens de la famille, et ce vieillard de quatre-vingts ans, dont je suis la fille légitime, ne craint point de se faire soigner ici, sous mes yeux, par ses deux concubines, auxquelles la maternité donne des droits pareils à ceux des épouses, et sous mon toit j’assiste à cette chose honteuse, la lutte féroce de ces deux esclaves.
Je m’expliquai alors bien des choses.
Pauvre chère Azma, comme vous avez dû souffrir dans votre orgueil de fille orientale et comme je vous aimai davantage, ce soir-là !! ! Car, à part ce que vous veniez de me dire, je savais, moi, ce que vous ignoriez encore, les trahisons multiples dont était entourée votre vie d’épouse sans tache !… et jusqu’au nom des amies sans scrupules, qui disputaient aux esclaves et même aux négresses des cuisines le cœur de votre volage et stupide époux !…
Je ne sais rien de plus tragique et de plus douloureux que cette histoire absolument véridique et qui, même aujourd’hui, a pour résultat de si bien embrouiller l’écheveau des parentés que je ne puis parvenir à définir les degrés qui relient les membres actuels les uns aux autres.
A présent, non seulement la douce Azma, mais la vieille esclave et la jeune sœur, sont couchées au tombeau côte à côte, et seul le terrible veuf se maintient solide et vient, à plus de soixante ans, de se remarier à une enfant venue au monde quarante-cinq années après lui… Azma, heureusement, ne se doutait point que sa propre mort fût si proche et moins encore prévoyait-elle les événements qui suivraient… La jolie femme, radieuse de vie et de santé, ne pouvait savoir — et ce fut une grâce de sa destinée — que le père octogénaire dont elle déplorait la conduite la précéderait seulement de quelques jours dans ce royaume de ténèbres dont elle ne parlait qu’avec terreur…
Après ces confidences, une gêne demeura entre nous, peut-être la fille très tendre qu’était Azma regrettait-elle de m’avoir ouvert son cœur ?… Elle avait une rare délicatesse de sentiments et la certitude de l’effet produit sur moi, Européenne, par les paroles que je venais d’entendre, n’était point sans l’inquiéter. J’étais trop jeune, trop peu habituée à dissimuler, pour essayer même de la détromper. De ce jour, l’oncle que je commençais à aimer très sincèrement me parut odieux, jusqu’au moment où il me fut devenu tout à fait indifférent. Ma tendresse était partie avec mes illusions.
Ce fut en vain que j’appelai le sommeil cette nuit-là.
Les récits entendus revinrent à mon esprit en sarabandes endiablées. La famille n’existait pas, ne pouvait pas exister en terre égyptienne, tant que les hommes persisteraient à faire une loi de leur plaisir…
Quelle confiance accorder, quel dévouement consacrer à celui qui, presque sûrement, nous trahira l’heure venue, et n’éprouvera même point le besoin de cacher ou seulement de voiler sa trahison reconnue légale, et comme faisant partie intégrante de ses droits ?…
Au jour, je repris courage avec le retour de la lumière. Je me reprochai mes sottes idées, mais le soupçon était entré en moi et longtemps je devais en souffrir…
Le lendemain, Alima Zoraïjera vint me réveiller :
— Vite, vite, habille-toi, madame ma maîtresse veut t’emmener avec elle !…
— Où cela, Alima ?…
— Chez des amies, là-bas, derrière Saïda-Zénab.
— L’indication était vague. Je me décidai cependant à obéir aux volontés d’Azma, dans la crainte de lui causer de la peine, si je refusais de l’accompagner dans sa visite.
En me voyant paraître, prête à sortir, un bon sourire éclaira sa face où chaque impression se pouvait lire comme sur les traits des petits enfants et, vraiment, cette femme de trente ans avait l’âme limpide, l’esprit candide d’une fillette.
— Tu n’es pas fâchée, tu acceptes de venir ?… Comme je suis contente…
Pourquoi aurais-je été fâchée ?… Je la rassurai de mon mieux et il fut entendu que jamais, entre nous, il ne serait plus question du sujet pénible qui avait fait le fond de notre conversation de la veille.
Nous nous mîmes en route. Gull-Baïjass, l’esclave blanche, et Zénab, ia parasite indispensable, nous accompagnaient. J’avais revêtu, pour complaire à ma cousine, la habara de satin noir et le yechmack immaculé des Turques, costume qu’elle portait elle-même.
Je me parais d’autant plus volontiers de ces vêtements, qu’ils me permettaient de circuler plus librement dans les quartiers indigènes et cela rendait la pauvre Azma si heureuse de me voir ainsi accoutrée !…
— Tu ne sais pas, me disait-elle, comme notre costume te va bien… tu ressembles à ma sœur Aïcha que j’ai perdue, et tout le monde la trouvait jolie.
J’étais, naturellement, très fière de ressembler à Aïcha.
Nous allâmes à pied pendant près d’un quart d’heure, à travers des petites rues, un peu sales, mais dont le pittoresque me charmait. C’était le Caire indigène du siècle dernier, dans toute son originalité puissante. Partout autour de nous, de hautes maisons, dont les murs saillaient capricieusement à la mode arabe, présentant les fenêtres et les balcons en moucharabiehs d’un travail exquis ; les rues étaient si étroites que l’on pouvait se parler d’une demeure à l’autre… En bas, la large porte s’ouvrait sur des cours presque pareilles. Au milieu d’un vaste hall pavé de mosaïques multicolores, un bassin s’étalait et l’on entendait du dehors le bruit léger du jet d’eau partant en fusées fraîches sur les lotus et retombant en gouttes sur les dalles de la cour, dont les vives couleurs s’animaient. Parfois, un eunuque assis sur le banc d’entrée se levait à notre approche et venait baiser la main d’Azma — si personne n’était dans la rue. — Des bébés, nègres ou blonds, jouaient sur le pas des portes, vêtus de robes voyantes et coiffés de calottes invraisemblables. Des marchands de noix de coco poussaient devant eux leurs charrettes chargées de fruits ; dans un bol de faïence, quelques tranches toutes coupées, recouvertes de glace pilée, présentaient leurs pulpes neigeuses aux lèvres des passants altérés.
Des ânes s’en allaient, trottinant, ployant sous le faix de quelque pacha ventru, ou de quelque énorme bourgeoise qu’un domestique escortait en suivant le pas de la monture, sans lâcher l’ombrelle ouverte sur la tête de la dame et qu’il devait tenir ainsi, tout le long du dur chemin.
Nous traversâmes encore des rues plus populeuses. Ici s’étalaient les demeures luxueuses des quartiers de maîtres, les portes monumentales, ouvrant sur des patios fleuris, faisaient place aux maisons branlantes de vétusté, mais amusantes par la teinte bariolée de leurs façades, auxquelles les boutiques originales donnaient un cachet spécial.
L’encombrement était tel que nous devions marcher à la file et les remous de la populace nous séparaient constamment. Dans les échoppes à l’ancien goût du pays, les marchands se tenaient assis, les jambes repliées à un bon mètre du sol, sur le bois servant à la fois de plancher et de devanture… Ils nous regardaient passer, placides et bienveillants, sans lâcher le bout ambré du narghileh qu’ils tenaient contre leurs lèvres, dans toute la nonchalance de la pose orientale… tous les types de la race étaient représentés : depuis le petit changeur israélite étalant ses piastres et sa monnaie d’or dans un grand coffre à couvercle de verre, jusqu’au marchand de sirops — arménien ou turc, portant les larges culottes, la rouge ceinture et le court turban de ses monts d’Asie. On voyait encore des débitants de kouchaffs (boisson gréco-syrienne faite d’un mélange de miel, d’essence de rose et de fruits secs, servis entiers) — des pâtissiers indigènes roulant gravement le counaffa et le fettir, des fruitiers vêtus de robes magnifiques paraissant ensevelis sous les montagnes de melons et de pastèques, tandis que sur la chaussée, bien arrangés en des paniers ronds, les abricots minuscules (mechmèches), les prunes jaunes en forme d’œuf et les grosses cerises de Syrie mettaient une note vive sur le vert des énormes cucurbitacées garnissant le fond du magasin. Cela était coquet, luisant et ordonné comme un tableau.
Plus loin, je vis encore des bouchers dont les tabliers dégoûtants repoussaient, du même coup, la vue et l’odorat. Les moutons entiers pendaient, lamentables, sur les portes et, pour les préserver des mouches et du grand soleil, on les avait enroulés dans une sorte de linceul humide. Les animaux prenaient sous cette enveloppe une vague apparence de cadavres, et le robinet qui se voyait au fond de l’échoppe égouttant son eau sur un amas de viscères sanguinolents, achevait de prêter à cet endroit un air lugubre de morgue exotique.
Enfin, les marchands de bijoux, exhibant jusque dans la rue les lourds colliers de sequins, les bracelets d’or et de cuivre, les bagues énormes, travail solide et grossier des ouvriers actuels. Sur tout cela, de loin en loin, les marchands de parfum jetaient la gamme élégante. Sitôt que l’on passait devant les bocaux de toutes formes emplis de liquides aux couleurs diverses, une senteur violente s’échappait du magasin, un arôme bizarre fait d’encens, de myrrhe, de cinamone, de giroflée, d’ambre et de santal, dont les narines étaient suffoquées.
Mes compagnes n’en paraissaient point gênées. Elles s’arrêtaient souvent pour mieux humer la fragrance des aromates. Zénab, la fille de la nature que les convenances ne dérangeaient guère, alla plus d’une fois faire imbiber son mouchoir de coton quand le marchand d’essences lui était connu.
Enfin, nous arrivâmes chez les amies d’Azma : la maison, cette fois, différait totalement de toutes celles que j’avais vues jusque-là !… Elle se trouvait dans une rue si étroite que les fenêtres en saillie venaient presque toucher celles de la demeure d’en face.
Pas de cour, mais à la place une sorte de puits à fleur de terre, où l’eau croupissante reflétait, à ce moment, sur la nappe verte toutes les flammes du soleil d’été. Autour de ce puits, une mince bande de chemin asphalté et là-dessus une rampe circulaire formant balcon. Sur ce balcon, tapissé de vignes grimpantes, ouvraient les cinq portes du logis. On y accédait par quelques marches branlantes. Cela sentait l’usure et menaçait ruine, mais il se dégageait de l’ensemble une note ancienne et particulièrement originale.
On nous reçut sur le balcon formant terrasse. On avait installé pour nous des chiltas et des tapis persans d’une grande beauté. Deux femmes s’avancèrent. Elles étaient pareillement vêtues de galabiehs blanches, taillées dans cette toile de lin d’une finesse si rare, que je n’ai vue dans nul autre pays qu’en Égypte et en Turquie. Cette étoffe, à la fois souple et brillante, semble le vêtement rêvé pour les contrées tropicales. Elle procure à la peau une sensation de délicieuse fraîcheur.
Nos hôtesses n’agrémentaient leurs robes d’aucun ornement. Sur leur front, un bandeau de fine batiste, que recouvrait entièrement un long voile à la vierge, également blanc et tombant en plis flous autour de leurs têtes. Ces femmes avaient dû être belles. Elles gardaient une pureté de traits remarquable et de jolis yeux. Mais les traits étaient à ce point émaciés, les lèvres si décolorées, le teint si pâle, qu’on les eût crues déjà mortes et prêtes pour le cercueil, n’eût été la vivacité surprenante de leurs gestes et la flamme ardente de leurs regards.
Ce sont les deux sœurs, Hussna et Nazira — m’avait dit Azma ; — elles sont vierges et vivent comme des saintes dans leur maison, dont elles ne sortiront plus que pour le tombeau.
Cela avait suffi pour m’intriguer follement.
Il faut connaître les idées musulmanes sur le célibat des femmes, pour comprendre ma surprise ; toute femme, selon la loi coranique, doit obéir à son destin terrestre, qui est de prendre un époux. Cette loi est à ce point rigoureuse que les prostituées, avant de se livrer à la débauche, doivent tout d’abord se marier et sont libres ensuite de suivre le mauvais chemin… La virginité est en abomination à la société, dès qu’elle devient un état. Je n’ai jamais connu d’autres vieilles filles autour de moi, ni dans le peuple, que les deux sœurs Hussna et Nazira. Elles semblaient se rendre compte de l’étonnement constant qu’elles provoquaient. Elles représentaient dans leur monde une manière de phénomène et leurs efforts à toutes deux consistaient à se hausser si avant dans l’opinion, que l’admiration de chacun fût plus forte que le blâme.
A leur religion, elles avaient pris toutes les vertus. Chastes, elles interdisaient devant elles les conversations déshonnêtes et les phrases équivoques. Sobres jusqu’à l’abstinence pour elles-mêmes, elles étaient généreuses jusqu’à la prodigalité, sitôt qu’il s’agissait de leur prochain.
Elles savaient toutes les prières et accomplissaient dévotement tous les rites du culte musulman. Sans grande richesse, elles avaient cependant fait le long voyage de La Mecque au prix de mille difficultés. Elles pratiquaient le jeûne non seulement durant le mois sacré, mais à chaque fête, en musulmanes convaincues, qui ne sauraient se contenter des apparences.
Leur maison était connue de tous les malheureux sans asile, et jamais elles n’avaient refusé de partager leur modeste provende avec la pauvresse qui venait à l’heure de midi frapper à leur porte.
De tant de perfections réunies une auréole planait sur elles, les faisant différentes des autres femmes, et moi-même, étrangère et chrétienne, j’en subissais le prestige incontestable.
Elles me furent accueillantes et douces et, pendant le repas qui fut servi à terre, sur les nattes, elles me placèrent entre elles deux et s’occupèrent de moi constamment. On nous offrit un dindonneau, des pigeons, des feuilles de mauve, des courgettes, du riz aux noisettes et aux raisins secs, qui me parut d’un goût exquis. L’eau, très fraîche, était passée à chaque convive dans la gargoulette, dont un bouquet de feuilles et de fleurs d’oranger garnissait le goulot. Après les ablutions et le café, les deux sœurs, en même temps, tirèrent leurs montres de leur ceinture. Comme toujours, on s’était mis à table fort tard, le service avait traîné, il était quatre heures !…
L’heure de la prière : El-Assr ! Sett-Hussna et Sett-Nazira se levèrent ; l’esclave noire, qui nous avait présenté les plats du déjeuner, apporta de nouveau l’aiguière des ablutions et deux petits tapis. A tour de rôle, les deux sœurs se déchaussèrent, lavèrent leurs mains, leurs pieds, humectèrent leurs faces et leurs oreilles, puis, côte à côte, sur les tapis posés au fond de la pièce, sans se soucier de leurs visiteuses, elles commencèrent la prière.
Elles exécutaient en cadence chaque mouvement, se relevaient, s’agenouillaient ou baisaient la terre, du même geste automatique, en prononçant les mêmes paroles de leur voix grave. Et c’était comme l’évocation d’un autre âge, la vue de ces deux femmes, rigides dans la majesté un peu théâtrale de leurs voiles blancs, si détachées de nous, si lointaines, si parties en même temps sur les ailes de la foi, vers la patrie des ancêtres, d’où leurs sœurs modernes, ignorantes et futiles, s’éloignaient un peu plus, chaque jour qui commençait.
Et ce fut alors qu’Azma, devinant la curiosité qui me tenait depuis mon entrée dans cette maison, me fit à voix basse le récit de ces deux existences, véritable conte des mille et une nuits.
Hussna et Nazira étaient nées au palais de la princesse Z…, à Choubrah, d’un père libre et d’une mère affranchie. Cette mère elle-même, esclave circassienne, vendue très jeune avec sa petite sœur au harem de la princesse, avait connu les pires tourments. Le palais était réputé au Caire pour les abominations sans nombre qui s’y commettaient chaque jour ; les deux fillettes, par miracle, échappèrent au danger. Mais leur grande beauté les avait marquées d’avance pour le caprice des maîtres. Avant d’être nubiles, elles connurent tant d’infamies que l’une d’elles, la plus jeune, en mourut au commencement de sa quinzième année. L’autre, folle de révolte et de chagrin, parvint à s’enfuir et s’en vint demander asile au médecin du palais, dont elle avait souvent entendu vanter la bonté autour d’elle. Il réussit à la tenir cachée durant quelques jours.
Sur ces entrefaites, la princesse, — celle que l’on appelait la Marguerite de Bourgogne du monde musulman, — mourait tout à coup.
L’esclave savait trop de choses ; il valait mieux la supprimer ou s’en défaire. Le médecin, auquel on avait quelque gratitude pour son zèle et sa discrétion, osa présenter la défense de la rebelle et revendiquer sa liberté. On la lui accorda en lui ordonnant d’épouser la femme. Il obéit à contre-cœur, partagé entre ses principes d’honnête homme et la pitié qu’il ressentait pour la malheureuse qui s’était confiée à lui. Il mourut. La veuve resta seule avec l’unique espoir d’une maternité prochaine, qui n’était, lui semblait-il, qu’une peine de plus dans sa triste condition. Elle mit au monde deux jumelles, Hussna et Nazira…
Elle les voyait grandir, belles et désirables comme elle-même et sa sœur avaient été, une crainte terrible lui vint de les voir reprises par ce palais où mille liens les tenaient encore. Alors, dans l’effroi de son pauvre être meurtri, elle se plut à les élever dans la terreur de l’homme et des maîtres, quels qu’ils fussent. Chose monstrueuse en ce pays d’Orient, elle sut inculquer si violemment ses idées à ces jeunes cerveaux pétris de sa chair, qu’elle en arriva à faire jurer à ses filles de demeurer vierges malgré tout. Les deux sœurs avaient tenu leur serment ; et maintenant, vieilles toutes deux, après avoir depuis longtemps conduit au tombeau leur triste mère, elles ne sortaient plus que pour lui rendre visite aux jours de fête, selon le rite musulman, et ne quitteraient leur maison que pour rejoindre la morte adorée, là-bas, au cimetière d’Iman-Chaffi, à l’ombre de la citadelle.
La demeure de nos hôtesses n’était pourtant pas abandonnée : les dames turques la fréquentaient assidûment, car les deux recluses étaient de bon conseil et ne refusaient jamais leur voix dans les circonstances difficiles. Puis, elles savaient tant de choses ! De leur mère, elles avaient appris tous les mystères, tous les drames du sombre règne d’Ibrahim. A présent que les témoins de ces heures abominables étaient partis pour l’autre rive, elles ne croyaient point mal faire en contant à la génération présente quelques-unes de ces terribles histoires, qui faisaient courir des frissons d’horreur sur le front pâle de ses auditrices. J’en cite quelques-unes que je tiens de ma cousine Azma, pour qui la société de ses vieilles amies était un délice, et qui, souvent, durant les longues nuits de veille du Ramadan, avait pris plaisir à écouter l’une ou l’autre des jumelles, narrant les souvenirs maternels dont leur enfance avait été bercée…
Ibrahim-Pacha était le fils aîné de Mohamed-Aly. Tout jeune, sa férocité implacable l’avait rendu redoutable à ses sujets, du plus grand au plus humble, tous craignaient son approche à l’égal d’une calamité déplorable. Brave jusqu’à la témérité, il sut être uniquement cela…, un soldat…, mais un soldat d’aventures, ignorant tout de l’art militaire et ne comprenant que l’assaut. La moindre infraction à ses ordres, la moindre hésitation chez un subalterne à satisfaire ses plus légers caprices, étaient immédiatement punies de mort. Voici des exemples :
Un jour, passant à cheval pour aller prendre le commandement des troupes, il vit sur la route, au bord d’un fossé, un pauvre soldat buvant une tasse de café que venait de lui offrir charitablement un cafetier ambulant.
— Gredin !… cria le vice-roi, — tu n’as pas honte de prendre du café quand ton maître est déjà en selle.
Et, avant que le malheureux soldat ait eu le temps de faire un geste, il lui tranchait la tête d’un coup de sabre, — exercice pour lequel, d’ailleurs, Ibrahim ne comptait point de rival.
Une autre fois, un de ses enfants, ayant pris froid, mourut en quelques heures d’une entérite. La mère de cet enfant, une esclave, voulant se venger de quatre de ses compagnes, les accusa indistinctement d’avoir donné à l’enfant du lait empoisonné, sans pouvoir établir au juste la culpabilité d’aucune d’elles. Sans prendre la peine d’un interrogatoire ou d’un jugement, Ibrahim fit lier les quatre femmes ensemble et ordonna de les coudre ainsi dans un grand sac, puis on jeta le paquet hurlant et frémissant au milieu du fleuve.
Pendant la guerre de Morée, où il se battit d’ailleurs comme un diable, le vice-roi faisait attacher à la bouche des canons toutes les femmes et les enfants des villages vaincus, et on les condamnait à périr ainsi sous la mitraille. Pour les hommes, le pacha exigeait qu’on lui apportât les oreilles et les mains des victimes tuées au combat, ou seulement blessées, renouvelant ainsi, à trente siècles de distance, les exploits atroces d’un Cambyse ou d’un Assur-Bani-Bal.
N’importe quelle femme ou jeune fille lui était bonne, pourvu qu’elle sût plaire à ses sens, ou qu’il eût seulement entendu vanter des charmes inconnus de lui.
Non content des milliers d’esclaves blanches ou noires qui peuplaient son palais, il lui fallait encore les épouses et les vierges dont il croyait pouvoir retirer quelque plaisir. Son désir ne souffrait point de retard.
Les pères et les maris ne le gênaient guère. Il récompensait ceux qui, de bonne grâce, lui remettaient l’objet convoité et faisait immédiatement emprisonner et disparaître les autres. Quant aux femmes, il les gardait si elles avaient su lui plaire, mais, le plus souvent, il les offrait en cadeau à ses soldats après les avoir connues, ou les faisait simplement jeter au Nil, si leur docilité ne s’était pas montrée assez complète à la brutalité de ses exigences.
Ayant voué une haine mortelle à un officier de mérite que tout le pays estimait, et n’osant le condamner sans raison, il l’invita à faire avec lui une partie de chasse à la campagne. L’officier accepta. On se mit en route gaîment ; mais, le premier soir, les chevaux, subitement fatigués, refusèrent le service.
— Qu’à cela ne tienne ! dit le pacha, — on va se reposer ici et passer la nuit sous les tentes !…
Il ordonna un repas copieux et fit boire l’officier plus que de raison. Après le repas, le maître voulut jouer aux échecs. Dès les premiers coups, il accusa l’officier de ne pas jouer loyalement. Celui-ci, sous le coup de l’ivresse, se défendit et ne craignit point d’élever la voix.
— Va donc en enfer, chien, fils de chien ! qui ne rougis point de tenir tête à ton maître !
Et tirant un pistolet, il tua à bout portant le malheureux officier.
Le pacha n’était pas plus tendre avec les Fellahs qui se refusaient à payer l’impôt. Dans presque tous les districts se dressait un solide sycomore qui pourrait encore témoigner de la façon dont opéraient les agents du fisc sur l’ordre du maître. Le paysan convaincu de mauvaise volonté, était amené au pied de l’arbre et on lui clouait les oreilles sur le tronc. Il restait là jusqu’à ce que des parents charitables vinssent payer pour lui la somme exigée. Si personne ne pouvait payer, on le laissait mourir tranquillement en cette posture.
Un soir de bataille, un jeune Grec héroïque était parvenu à traverser trois fois de suite le camp du pacha, tuant les sentinelles endormies et volant leurs armes. Toute la famille de ce jeune homme avait été massacrée par ordre d’Ibrahim. La quatrième nuit, l’intrépide Grec revient à l’assaut. Mais cette fois le pacha veillait.
— Qu’on le saisisse et qu’on l’amène vivant, ordonna-t-il.
On le lui amena.
Il le fit cuire devant lui, dans un four à chaux que l’on alluma tout doucement.
Un autre Hellène d’une grande beauté ayant été fait prisonnier dut servir de jouet toute une nuit aux gardes féroces du pacha.
Au matin, le malheureux, indigné, meurtri, se soutenant à peine, s’alla jeter aux pieds du souverain, le priant de punir les coupables.
— Eh ! quoi, dit Ibrahim, une telle figure n’aurait point attiré les regards des hommes de goût et provoqué leurs convoitises ?… Je n’ai qu’un regret, mon garçon, c’est que toute mon armée n’ait pas, comme ces soldats, apprécié tes mérites. Mais, puisque tu te plains, je serai généreux. Va, la mort te délivrera du fardeau de honte que ta grande vertu ne peut supporter.
Et, l’ayant fait lier à un arbre, il ordonna à la troupe de tirer sur lui.
Le pauvre enfant tomba percé de balles.
Je terminerai par un acte de férocité moins connu. Le maître avait coutume de faire sa sieste dans un pavillon tapissé de plantes grimpantes et grillagé de tous côtés pour laisser pénétrer l’air que les Orientaux recherchent par-dessus tout. Ses eunuques avaient ordre d’amener un petit troupeau de femmes, choisies parmi les plus belles, et de les faire promener à petits pas autour du pavillon… Le pacha, à travers le grillage, faisait un signe à celle qui lui plaisait… Aussitôt, toutes les autres devaient s’enfuir comme un vol d’oiselles. Seul, l’eunuque de garde demeurait en faction derrière la porte. Un soir, une toute jeune fille, curieuse et folle, paria qu’elle oserait ce qu’aucune n’avait osé jusque-là et demeurerait près du pavillon, malgré tout le monde.
Quand, au signal consacré, la créature choisie quitta ses compagnes et entra dans le pavillon, l’esclave mutine, qui avait fait le pari, se borna à marcher paisiblement dans l’allée, feignant de s’attarder à cueillir des fleurs, tandis que ses sœurs en servitude s’étaient sauvées d’un seul élan. L’eunuque s’avança vers la rebelle, prêt à l’entraîner, mais déjà, dans l’encadrement de la porte, la face terrible du pacha apparaissait.
— Tu voulais voir, esclave !… Regarde bien…
Et tandis que la pauvre enfant, comprenant trop tard sa témérité, levait sa tête suppliante, essayant de soutenir le regard féroce qui la terrorisait, deux coups de feu retentirent et elle tomba, fleur brisée, parmi les autres fleurs du parc.
Cependant que le maître, montrant le corps frêle à la favorite de l’instant, disait :
— Voilà, femme, comment votre Seigneur punit les révoltées et les curieuses…
Une autre fois, Ibrahim ayant demandé où se trouvait son mamelouk favori qu’il avait vainement appelé depuis un instant, on lui répondit que cet homme était au bain.
— Sans ma permission ! — rugit le pacha, — il a osé aller au bain… Qu’on l’étrangle !…
Deux jours plus tard, le vice-roi se rendit au cimetière où l’on avait déposé le cadavre du supplicié et, ne trouvant point le châtiment suffisant, il ordonna de déterrer le malheureux et le fit enfouir à nouveau, mais en recommandant de laisser les pieds dehors, pour permettre aux hyènes et aux chacals d’en faire leur pâture…
La sœur d’Ibrahim, la fameuse princesse Zohra, chez laquelle la mère des jumelles avait vécu, ne le cédait en rien à son terrible frère, sous le rapport de la débauche et de la férocité.
Bien avant qu’Ibrahim montât sur le trône, elle s’était attiré les foudres de leur père commun, le grand Mohamed-Aly.
Cette princesse renouvelait, en son palais, les exploits de la Tour de Nesles.
Chaque soir, elle avait le désir d’un nouvel amant. En Égypte, plus qu’en aucune autre contrée, peut-être, le sol saturé d’essences, l’air chargé d’arômes aphrodisiaques portent à l’amour ; mais, pour les musulmanes, cloîtrées et sévèrement surveillées, cet amour se réduit, par force, aux caresses plus ou moins fréquentes d’un époux, le plus souvent peu empressé ou complètement indifférent, pour peu que la femme ait passé l’âge de plaire. Les occasions de représailles, les petits flirts consolateurs font absolument défaut.
Alors, dans l’impossibilité où elle se trouvait de satisfaire ses caprices dans son monde, Zohra, tout de même omnipotente par sa naissance, et plus encore par sa richesse, eut recours à la bonne volonté de ses eunuques. Bien stylés, encore mieux payés, ceux-ci eurent mission de courir la ville, ramenant à l’heure propice du crépuscule les plus beaux jeunes hommes qu’ils pouvaient rencontrer sur les places et dans les carrefours. L’appât d’un plaisir mystérieux, suivi sans doute d’une forte récompense, décidaient les imprudents à suivre les mandataires de la terrible princesse. Sitôt arrivés au palais, les élus prenaient un bain parfumé. Ils étaient ensuite revêtus d’habits magnifiques, puis la divinité du lieu apparaissait et les invitait à s’asseoir à sa table. Ses familiers appelaient tout bas ces agapes préliminaires « le repas des funérailles ».
Après une nuit d’orgie sans nom, ses infortunés amants étaient cousus dans des sacs et jetés au Nil. Mais le fleuve gardait mal ses trop nombreuses proies !
Un jour, les paysans des villages voisins s’émurent et résolurent de demander justice au souverain.
Méhemet-Ali avait, certes, quelques-uns des nombreux défauts inhérents au despotisme oriental ; il était capricieux, emporté et dur dans ses commandements comme dans ses vengeances ; mais il avait, de plus, toutes les qualités qui manquèrent à son fils Ibrahim. Il était d’âme généreuse et d’esprit juste.
Les misères de son peuple le préoccupaient. Il rêvait une Égypte glorieuse et souhaitait que sa race fût digne de la mission qu’il lui léguerait.
Dès que les plaintes des Fellahs furent parvenues jusqu’à sa cour, il désira connaître la véracité des faits. Ayant donné l’ordre de surveiller les abords de la maison de sa fille, il acquit la preuve de ses crimes. Il se montra sévère, sans cruauté. Il lui laissa la vie. Mais il ordonna que les fenêtres et les portes extérieures du palais fussent murées, à l’exception d’une seule, très basse, que gardèrent nuit et jour des soldats, et par où passaient les vivres destinés à la princesse et à ses femmes. Cette princesse avait été l’épouse du trop célèbre Ahmed-bey Defterdar, celui-là même dont la férocité était telle que, treize ans encore après sa mort, son nom ne pouvait être prononcé dans une réunion sans qu’un frisson de terreur courût parmi les assistants. Il est impossible d’entrer ici dans les détails que l’on m’a donnés, et qui ne pourraient trouver place que dans un traité de folie sadique. Un trait suffira pour le dépeindre. Il avait une jeune panthère, qui ne le quittait point, et sur laquelle il avait coutume de s’appuyer. Elle dévora plus d’un familier de la maison, mais sa présence semblait à ce point adéquate au milieu où elle vivait, qu’un voyageur de l’époque, admis à présenter ses hommages au souverain, s’exprime en ces termes :
« A les voir ainsi, lui le gendre du vice-roi, drapé dans ses vêtements de couleur éclatante, le buste haut, le regard terrible, le front menaçant et la moustache terminée en crocs redoutables, et elle, la panthère, fixant sur vous son œil sauvage, et léchant par avance ses babines, dans l’espoir du régal prochain, une frayeur intense s’emparait du visiteur, et l’on ne savait plus lequel des deux, du maître ou du fauve, semblait l’ennemi le plus à craindre : et peut-être bien n’était-ce pas la bête !… »
Cet homme, dont la mémoire est demeurée en exécration au peuple égyptien, est mort en 1833.
Naturellement, les vieilles demoiselles de qui je tiens ces choses avaient encore mieux connu l’époque du vice-roi Abbas, petit-fils de Méhemet-Ali, et fils de Toussoum qui ne régna point.
Abbas était le préféré du fondateur de la dynastie vice-royale. Aussi fut-il, dès son jeune âge, abominablement gâté de tout le harem…
Paresseux, léger, il n’avait de goût que pour la chasse, les chevaux et les chiens.
A près de quinze ans, il ne savait pas encore lire.
Alors le grand-père, ce soldat ignorant, se mettant, à quarante ans, à apprendre l’alphabet, pour être digne du nouveau mandat qui lui incombait, et mettant ainsi à la torture sa tête de paysan macédonien, jugea dangereux de laisser son héritier à ses penchants de mollesse.
On lui retira ses chiens, ses chevaux ; on interdit les jeux auxquels il se complaisait et il subit une véritable claustration dans le palais, où des maîtres lui inculquèrent les premières notions de science, comme là-bas, au village, on gavait de grains les petits poulets… par force !
Superficiellement dégrossi, sachant à présent lire et écrire, faire un peu de calcul et se reconnaître sur une carte de géographie — l’instruction des petites classes de l’école primaire ! — le prince se déclara assez savant et son trop faible aïeul lui rendit la liberté. Ce fut sa perte.
Appelé à régner après le farouche Ibrahim — son oncle — Abbas se montra un souverain ignorant, volontaire et despote au dernier degré. Il se fit remarquer par son goût très prononcé pour les débauches de toute nature et son extrême rapacité. On l’accusait, entre autres choses, de ne pouvoir être tenté par un objet, maison, dromadaire, arme de prix, etc., sans se l’approprier immédiatement et sans songer le moins du monde à indemniser le véritable maître de l’objet convoité. Sur sa vie privée, il circule encore une vilaine histoire d’étranglement relative à un de ses mignons, drame qui aurait occasionné la mort un peu subite du médecin du palais, le docteur Grand.
On racontait aussi comme certaine la condamnation affreuse d’une femme de grande maison, divorcée et possédant d’immenses biens. Un favori du prince, Amin-bey, se trouvant le voisin de cette femme, désirait sa maison pour agrandir son jardin à lui. Il lui offrit en vain de l’acheter. Désespérant de vaincre son refus, cet homme peu scrupuleux, inventa je ne sais quelle calomnie sur la malheureuse, et déclara au vice-roi que la conduite de sa voisine offusquait les mœurs. Sans jugement, Abbas la lui abandonna. La victime, saisie par des serviteurs d’Amin-bey, au moment où elle goûtait sur sa terrasse les premières caresses de la brise du soir, fut entraînée au vieux Caire, dévêtue complètement, dépouillée de ses bijoux, étranglée et noyée.
La rumeur publique accusa même le prince de n’avoir point repoussé le partage des dépouilles et des richesses qui échurent au favori… Ceci se passait en 1839, Abbas n’était encore que gouverneur du Caire ; il fut vice-roi un an plus tard.
L’histoire de la courtisane Soffia n’est pas moins lamentable.
Soffia, vers 1850, était la plus jolie, la plus admirée des danseuses de Tantah, la ville célèbre par sa mosquée et ses courtisanes. Le pèlerinage de l’une fait le grand succès des autres. Après la prière, l’amour !… Abbas, alors vice-roi, se rendit en bon musulman à la grande foire de Saïd-el-Badawoui, pour y faire ses dévotions. Les soirées à Tantah sont particulièrement plaisantes en temps de foire… Les lieutenants du souverain ne manquèrent point de chercher à le distraire… Dans le palais, aménagé pour cette auguste visite, on fit venir les chanteuses et les gawazi[21] les plus en vogue. Soffia n’eut qu’à paraître et le cœur inflammable du vice-roi fut pris. On crut d’abord à une fantaisie, dans son entourage, mais la passionnette d’une heure dégénéra en passion folle et la belle danseuse suivit au Caire son tyrannique seigneur. Il l’installa dans un palais superbe, monta sa maison sur un pied égal à celui des maisons princières et cela dura des mois… Mais un beau jour, une légère brouille étant survenue, la courtisane, se souvenant qu’elle était libre, abandonna ses richesses et reprit sa vie indépendante. Alors, le vice-roi la fit saisir, et, après avoir ordonné de lui infliger cinq cents coups de courbache, la fit transporter à Esneh, où sont confinées les prostituées de dernière catégorie ayant mérité quelque châtiment, — comme le Saint-Lazare du XVIIIe siècle français. La malheureuse ne survécut que peu de temps à ses blessures et à sa honte.
[21] Danseuses.
Les récits de Sett-Nazira et de sa sœur étaient innombrables et d’un intérêt si puissant que ma cousine m’avouait avoir passé des nuits entières à les écouter. Je les quittai, emportant d’elles un inoubliable souvenir. Au retour de cette visite et dès que nous aperçûmes notre porte, une surprise nous cloua sur place. Hâtivement, on dressait des tentes, on suspendait des fanouss, on installait des bancs sur le seuil de notre voisin. Émilie, qui se tenait sous notre porche, me cria aussitôt :
— C’est le vieux d’en face qui est mort subitement à midi !
Au même instant un véritable hurlement de bête traversa l’espace. A ce cri, cent autres cris funèbres répondirent.
— Ya da ouiti ! Ya da ouiti ![22]
[22] Malheur sur moi !
— Comme on le pleure !… me dit Azma déjà tout émue et prête à mêler sa propre plainte à ce lugubre concert.
— Est-ce qu’on y va ?… demandai-je, ignorante des usages.
— Y songes-tu ? me répondit-on : que diraient les visiteuses de nous voir arriver sans robes de deuil ? Il faut d’abord aller changer de toilette.
Vite, Azma grimpa jusque dans sa chambre, se vêtit d’une galabieh noire — il y en a toujours en réserve dans chaque maison musulmane pour les visites de condoléance — puis, à ma grande surprise, elle enleva son bandeau de front en fine gaze blanche et le remplaça par un bandeau de soie noire, elle couvrit ses cheveux d’un mouchoir de coton noir, reprit son yechmack, sa habarra, et me regardant :
— Comme tu es étrangère, je pense que tu peux venir comme tu es ; c’est déjà assez que tu t’enveloppes d’une habarra au lieu de conserver ton chapeau comme toujours…
Dans la maison mortuaire, je ne vis rien d’abord qu’une masse confuse de femmes, couvertes de voiles sombres. D’ailleurs, l’affreuse plainte m’étourdissait, entrait dans mes oreilles en trous de vrille, me remplissant à la fois de surprise et de frayeur.
Nous dûmes enjamber une multitude de savates et d’escarpins pieusement déposés à l’entrée du vestibule, avant de parvenir à la chambre où se tenait la famille. Vaguement, j’entrevis, sur un matelas à terre, une forme rigide et tout autour d’elle des ombres s’agitant en mouvements désordonnés, tandis que les gémissements emplissaient la demeure. Je crus même entendre comme un bruit de claques retentissantes.
— C’est la veuve !… me dit Azma ; elle chante l’éloge de son défunt et les autres répondent… La pauvre !… as-tu entendu comme elle se frappe le visage, comme elle a de la peine… Ah ! on le regrette vraiment ce mort !
Bientôt la danse et les cris tournèrent au sabbat et je devinai que l’on emportait l’épouse à demi pâmée, hors de la chambre, où maintenant les laveurs de mort allaient pénétrer en maîtres.
On nous avait poussées dans une vaste pièce où le long du mur s’étalaient des chiltas, recouverts de lustrine noire. Dans les maisons où la mort a passé, nul ne doit s’asseoir autrement qu’à terre ; même pour les repas, qui se prennent autour du plateau. Les coptes et les israélites eux-mêmes suivent cet usage qui remonte très loin dans l’antique Égypte, et j’ai été fort étonnée, par la suite, de voir des familles appartenant à la haute aristocratie financière, habituées au dernier confort moderne, reprendre, aux jours de deuil, la coutume des ancêtres et manger comme les familles fellahas.
Bientôt la veuve et ses filles s’avancèrent et vinrent prendre place au milieu de nous. Le grand deuil les rendait encore plus brunes, la mère surtout était affreuse, avec ses yeux gonflés, sa pauvre face marbrée de taches où des marques des ongles saignaient encore. Sur leurs têtes et par-dessus le bandeau noir un grand voile était posé ; sous le menton, une sorte de guimpe semblable à celles que portent nos religieuses, achevait leur triste parure. Leurs ongles et la paume de leurs mains, étaient passés à l’indigo. Personne ne leur parlait. Les pleureuses autour d’elles, poussaient un cri aigu toutes les minutes, puis de temps à autre la femme qui semblait commander aux autres, entonnait une espèce de mélopée dont ses compagnes répétaient en chœur les derniers mots comme un refrain.
Dans la pièce voisine on apercevait par la porte largement ouverte, les ouvrières occupées à coudre les triples linceuls : un de coton, un de toile, un de soie. Les bandes d’étoffe, d’un blanc neigeux, se déroulaient entre les doigts des travailleuses, et l’on entendait, aux rares instants de silence, le petit bruit des ciseaux mordant l’étoffe.
Puis toute mon attention fut soudain attirée par l’entrée des cheïckas. Elles arrivaient d’un pas grave, vêtues de sombre comme il convient, et je ne pus retenir un mouvement de surprise en les voyant regarder dans le vide, sans paraître se rendre compte du lieu ni de l’entourage.
— Elles sont aveugles ! me dit Azma.
Je n’eus pas de peine à m’en convaincre, quand ces femmes furent près de nous. Les deux premières, soit que leur infirmité datât de leur naissance, soit que le mal en leur ravissant la lumière eût cependant respecté la forme de l’œil, n’étaient pas trop laides à voir. Mais que dire des deux autres ?… Ah ! l’horreur sans nom du visage de la plus vieille, visage ravagé, tiré comme avec un instrument de torture où la place des yeux apparaissait béante dans des orbites sanguinolentes !… La plus jeune montrait un œil complètement fondu, sous une paupière rapetissée et comme rentrée, tandis que l’autre œil saillait au dehors, blanc et dur, comme un œil de poisson cuit.
Je détournai la tête, ne pouvant supporter un tel spectacle ; mais bientôt, m’enhardissant à forcer ma répugnance, je pus constater que ces créatures ne semblaient point trop souffrir de leur disgrâce. Elles s’étaient assises non loin de nous et, paisiblement, elles buvaient à lentes gorgées le café onctueux qu’une esclave leur présentait : quand elles eurent achevé de vider leurs tasses elles songèrent à commencer leurs fonctions. La main en auvent sur la joue gauche, la bouche tordue par une affreuse grimace, elles entonnèrent les versets du Coran sur un ton aigu. Aussitôt, les pleureuses se turent. Mais bientôt monta de la rue une autre psalmodie plus grave.
— Les cheïcks ! me souffla Azma.
Aussitôt les cheïkas firent silence. Jamais dans l’Islam, même pour la prière, les femmes ne doivent mêler leur voix en public à celle des hommes. Si cette règle était enfreinte, le harem coupable serait méprisé des autres.
— Il n’est pas jusqu’aux mariages où les chanteuses ne se taisent immédiatement, dès que le chanteur installé en bas parmi les visiteurs masculins commence sa mélopée. Quand les cheicks se laissaient aller à goûter quelque repos, les voix glapissantes s’élevaient de plus belle au premier étage, puis les pleureuses reprenaient, continuaient ainsi la note barbare.
Nous partîmes sans avoir salué personne, selon l’usage oriental de ces sortes de cérémonies. La veuve est censée avoir trop de peine pour s’occuper d’autre chose que de sa douleur.
Le lendemain, Azma retourna seule à la maison mortuaire. Pour moi, cachée par les moucharabiehs, je pus suivre phase par phase la cérémonie des funérailles musulmanes, si nouvelles pour moi. Comme toutes les fenêtres étaient ouvertes chez le défunt je ne perdis pas un geste des ensevelisseurs. Après que ces hommes eurent inondé le pauvre corps à l’aide de grands seaux d’eaux brusquement vidés sur lui, ils passèrent rapidement une grosse éponge et essuyèrent les chairs déjà livides. Puis dévotement, selon les paroles consacrées, ils bouchèrent les ouvertures (sic) à l’aide de tampons d’ouate, — ceci afin de fermer toute issue à l’esprit du mal. On avait ensuite roulé le vieillard dans les trois linceuls, les deux premiers déchirés en étroites bandelettes, un peu à la façon du ligotage usité pour les momies ; pour le dernier, celui de satin, on s’était contenté d’en envelopper le mort comme d’un suaire en le liant au cou et aux pieds assez légèrement pour laisser les liens se dénouer facilement au cimetière ; car les fidèles doivent pouvoir montrer leur visage au jour du jugement, et leurs jambes doivent être libres, pour courir à l’appel du créateur.
Quand la toilette suprême fut terminée, on déposa le cadavre dans le cercueil commun à tout le monde : on recouvrit ce cercueil de cachemires brodés et d’un tapis de soie. A la tête, sur un bâton placé à cet effet, et drapé d’étoffes superbes, on posa la chaîne et la montre du mort, au sommet on avait déjà mis son turban, piqué d’un volumineux bouquet de soucis.
Le cortège se mit en marche.
D’abord les chameaux chargés de pains, de fruits secs et de dattes, que les distributeurs lançaient aux indigents par poignées, au passage. Deux buffles suivaient, prêts à être immolés aux portes du cimetière. Six porteurs d’eau offraient ensuite à boire gratuitement aux pauvres de la route en mémoire du mort. Immédiatement après, marchaient les parents, puis une école d’aveugles chantant à tue-tête et chacun sur un ton différent, ce qui produisait la plus étrange des cacophonies.
Des Fohas suivaient portant le Coran. Après, c’était le tour des thuriféraires. Le torse ceint d’une large serviette de cotonnade rouge et jaune, ils marchaient gravement, tenant devant eux l’encensoir fumant. Autour des chaînes de ces encensoirs s’enroulaient des guirlandes de jasmin, vite fanées par le soleil et la fumée du brasier. Par intervalle des hommes tendaient aux thuriféraires les fleurs et les feuilles de plantes à essence qu’ils tenaient prêtes sur des plateaux d’argent. Avec un grain d’encens ou de myrrhe, l’autre prenait une poignée de feuilles ou quelques fleurs qu’il jetait sur les charbons incandescents. On entendait crépiter les tiges fraîches et une fumée âcre s’élevait aussitôt. Mais le mélange odoriférant s’opérait bien vite, et les visages des officiants disparaissaient sous un nuage bleuâtre, toute la rue s’en imprégnait. A leur passage, l’air s’embaumait et je croyais voir un simulacre fantastique de nos processions de France.
Il y avait encore les mougahouarines. Ceux-ci allaient d’un pas mesuré, scandant chaque geste d’un vigoureux coup de lanière sur leurs minces tambours (baare) plats, produisant un bruit lugubre.
Enfin le cercueil, porté très haut, par les serviteurs et les amis les plus humbles. Derrière, les pleureuses agitaient leurs mouchoirs teints d’indigo, et tordus en forme de cordes, appelant le mort des noms les plus doux et faisant retentir l’air de leurs lamentations abominables.
Voici un exemple des litanies qui se répètent devant la couche funèbre et aux obsèques. Je l’ai copié dans une traduction de Nyma Salya, Harems et Musulmanes :
Ah ! ah ! ah !
Ah ! pauvre moi qui suis seule au monde ![23]
[23] C’est la veuve qui est censée parler en ce moment.
J’étais déjà dans la peine, me voilà dans le malheur, qui élèvera mes enfants ? qui s’intéressera à eux ?
Ah ! ah ! ah !
Viens, ô toi qui portais de jolis souliers, un joli tarbouche !
Les fèves vont verdir puis sécher, et tu ne les verras plus jamais !
Quelles que soient les larmes que nous versions, nous ne pouvons te rappeler à nous, ô mon maître !
Les jours passent et nous laissent dans notre douleur !
Ia daoouiti !
Ab ! ah ! ah !
Je n’ai plus personne à présent ; les amis ont fui pour jamais !
Ah ! combien avec toi, la vie était douce, à homme qui es parti avant nous !
Comme un bouquet de fleurs dont le lien est rompu, nous voilà séparés et flétris.
Ah ! ah ! ah !
Ah ! combien la vie est chère !
Tu as crié, par trois fois avant de rendre l’âme !
Tu étais très malade, tu as bu la maladie et tu es parti avec elle ! ô toi ! aimé du prophète, comme ton oncle parti avant toi, salue le prophète !
Ia daoouiti !
Ah ! ah ! ah !
Nous avons plus de peine que nous n’en pouvons supporter, qui va seulement nous dire à présent : « Qui êtes-vous ?… »
Tu étais le maître de la maison et de nous tous, personne n’était au-dessus de toi !
Ah ! rien n’égale le maître ! Qui va nourrir cette femme ? Qui élèvera ses enfants ?
Ia daoouiti !
Ah ! ah ! ah !
Ta fortune faisait notre joie. Tu as bâti trois maisons, tu as acheté des terres et nous t’avons enlevé du lit pour te mettre dans le cercueil ! Mais je t’annonce que nous t’avons couvert de cachemires…
Ia daoouiti !
Et cela continue ainsi… tous les mérites, toutes les vertus, toutes les prouesses du mort sont vantées pour augmenter le regret de ceux qu’il laisse.
On remarquera par les quelques strophes citées plus haut, que la question matérielle domine. Qui nourrira cette femme ? Qui visitera ces enfants ? Ici plus qu’ailleurs, l’omnipotence du mâle et les bienfaits qui découlent de sa présence se font mieux sentir que dans tout autre pays. Les féministes ne seraient guère comprises en affirmant l’égalité des sexes et en réclamant l’indépendance de la femme. En Orient, le mari disparu, c’est le désastre. Beaucoup de veuves ont conservé les usages antiques et se rasent la tête le jour de leur veuvage. Toutes, sans exception, se trempent les pieds et les mains dans l’indigo et tendent leurs maisons d’étoffes noires, depuis le plafond jusqu’aux tapis. Les draps de lit, le tulle des moustiquaires, les rideaux, tout est noir… Il n’est pas jusqu’aux tasses dans lesquelles est servi le café quotidien, qui ne s’endeuillent elles aussi d’un large liseré noir. Cet usage est général et paraît même encore plus exagéré chez les épouses chrétiennes.
Aux funérailles, la veuve, les parents et les amies suivent le corps en voiture jusqu’au cimetière. Là se place une cérémonie spéciale à l’Islam. Tandis que les pauvres sont piteusement enfouis à ras de terre comme des bêtes, le visage tourné vers la Mecque, la tête et les pieds dépassant le suaire, les êtres assez fortunés pour s’offrir un caveau y sont descendus et déposés non point dans une bière, ni sur des tréteaux, mais à même le sable !… On juge de l’épouvantable tableau qui s’offre aux croque-morts, chaque fois qu’ils amènent une proie nouvelle aux larves sans nombre, qui peuplent cette obscure demeure.
Cette coutume a donné lieu à une des plus effroyables superstitions que je connaisse tant au point de vue du courage qu’elle demande à celles qui l’accomplissent que par rapport à ses résultats presque certains au point de vue humanitaire.
Quand une femme a un enfant infirme ou débile, son entourage ne manque point de crier au sortilège. Surtout la belle-mère et les parents du mari.
— Comment mon fils aurait-il créé un monstre, lui si fort, si beau ?
Pour toutes les femmes musulmanes, le fils est un dieu qu’elles voient revêtu de toutes les splendeurs et de toutes les qualités. Donc, le père de l’enfant étant a priori jugé incapable de produire autre chose que de la beauté, la mère forte et bien portante, il faut s’en prendre aux Ibliss (esprits du mal). Sûrement un de ces Ibliss est dans le corps du petit et le tourmente. Que faire ?
Après avoir essayé les remèdes, les incantations, les zahrs — dont je parlerai — on se chuchotte à l’oreille la terrible chose ! Il n’y a plus que la tourba (la tombe !).
La mère résiste, supplie qu’on lui épargne ce supplice. Mais les vieilles femmes de la famille sont inflexibles. Il leur faut chasser le mauvais esprit et pour la décider on a recours à l’argument suprême.
— N’aimes-tu point ton fils ? Ne veux-tu pas essayer de lui rendre sa forme naturelle que le démon lui a ravie ?
Et la faible créature cède. Chancelante, les yeux agrandis par la terreur, elle va trouver le gardien des morts… Celui-ci se fait d’abord prier pour la forme, mais un talari[24] gentiment offert à raison de ses scrupules :
[24] Cinq francs.
— Vite, vite, femme, dépêche-toi, il n’y a personne !…
Lestement, il a fait glisser la lourde pierre tombale. La mère descend les degrés, serrant son enfant contre son sein. Une odeur affreuse monte de l’abîme où ils s’enfoncent… La femme dénoue brutalement l’étreinte qui attache à son cou les mains frémissantes de l’enfant horrifié. Fermant les yeux, elle dépose le pauvre être hurlant d’effroi sur le sable gluant de matières innommables et elle fuit.
C’est là, dans ce lieu redoutable, que les Ibliss tiennent conseil et l’ange pitoyable aux mères va venir chasser du corps de l’enfant celui qui s’y est naguère installé en maître.
Au bout d’un moment, la femme reparaît et reprend son fils. Le miracle s’est-il opéré ?
Revenue à la lumière, la mère regarde… Hélas ! le plus souvent, c’est un demi cadavre qu’elle remporte chez elle. Le petit être, à demi suffoqué, respire à peine, et meurt au bout de quelques heures. Mais l’exemple ne corrige personne et les préjugés comptent une humble victime de plus.
L’aïeule console sa bru.
— Puisque l’Ibliss n’est point parti, le bon ange a eu pitié de ton fils ; ne pleure pas, tu as maintenant un gardien au paradis, selon la parole de notre prophète.
Les cimetières donnent lieu à bien d’autres scènes, plus étranges et plus inattendues les unes que les autres ; mais, heureusement pour la population égyptienne, le conseil d’hygiène veille aujourd’hui et ces coutumes barbares diminuent sensiblement en attendant qu’elles prennent fin, ce qui, vu la sévérité des lois actuelles, ne saurait tarder.
Après le retour de la famille à la maison que le mort vient de quitter, les lamentations redoublent. En bas, sous la tente, les visiteurs s’installent et écoutent les versets du Coran en dégustant le café que l’on sert à chaque nouveau venu. En haut, au harem, les pleureuses font rage. Cela dure ainsi trois jours et trois nuits, puis tous les jeudis jusqu’à la soirée du quarantième jour. Alors, pour les hommes, le deuil est considéré comme terminé. Les femmes le gardent un an, mais tout tapage a cessé dans la maison et les pleureuses et leur suite vont porter ailleurs leur ululement féroce…
Pour la voisine, je sus bientôt que le malheur se compliquait d’une véritable catastrophe. Le vieillard, qui l’avait rendue mère et élevée au rang de maîtresse du logis, ne s’était point cru obligé de libérer son esclave par le mariage. Elle ne lui avait point donné d’héritier mâle… et voici que le père mort, les trois filles se voyaient presque complètement dépossédées par un oncle qui revendiquait les biens du défunt. Jamais, dans la famille, on n’avait accepté les trois gentilles mulâtresses. Vrai Circassien irréductible, l’oncle ne pardonnait pas à son frère de n’avoir point, à son exemple à lui, contracté union avec une fille de sa race. Et, fort de son droit qui lui permettait de revendre l’esclave, mère des jeunes filles, redoutant un peu l’opinion, cependant — car, en général, le préjugé de la couleur ni celui des castes n’existent en Égypte… — il se contentait de chasser la pauvre Abyssine, pleurant de toutes ses larmes le maître défunt et le bonheur perdu.
Ce fut par un brûlant après-midi, à l’heure où la sieste retient au lit la majeure partie des habitants du quartier, que l’affreuse séparation s’accomplit.
Les filles, enroulées dans leur sombre habarra, furent jetées dans une voiture fermée et conduites au train qui devait les amener au village, chez la tante circassienne, où leur servitude commençait ; la mère, triste épave, demeurait sur le seuil, son pauvre bagage d’esclave posé à ses côtés, et tenant encore, en ses mains crispées, la bourse de soie renfermant les quelques pièces d’or qu’on lui laissait.
La voiture s’ébranla. Alors, la malheureuse s’effondra à terre contre le porche, et de chez nous on pouvait entendre ses lourds sanglots. Puis, un voisin charitable s’avança vers elle, ramassa les hardes qui traînaient autour de la femme et, passant son bras sous le sien, doucement il l’entraîna vers l’inconnu.
Le soir, dans le grand hall où toute la famille était réunie, on parla de l’événement. Je ne pus parvenir à maîtriser l’indignation qui me soulevait au seul souvenir de cette misérable tombant tout à coup du sort le plus enviable, le plus paisible, à l’horreur de cet abandon si complet… Mais les autres secouaient la tête :
— Oui, certes ! cette femme est à plaindre ! son maître a mal agi en ne l’épousant pas sur ses vieux jours, lui qui la traitait en épouse véritable…, mais pouvait-il prévoir une mort si rapide ? Il ne croyait pas, d’ailleurs, que son frère se montrerait si dur !… Cependant, ce frère aussi est dans son droit… Il aurait pu se montrer plus impitoyable encore, et vendre cette esclave. Il ne l’a pas fait. C’est un juste !
Un juste !… Je songeais à ces choses toute la nuit. Bien que, constamment, autour de moi, j’entendisse vanter les bienfaits de l’esclavage musulman, tout mon être se révoltait à l’idée qu’une mère, parvenue au déclin de ses jours, pût ainsi se trouver jetée à la rue et séparée brutalement de ses enfants, repoussée comme une bête galeuse…
J’ai rencontré, quelques années plus tard, une autre esclave — Circassienne celle-ci — appartenant à un pacha millionnaire. Ce pacha avait deux filles de cette femme et la traitait tout à fait comme une épouse. Mais il avait aussi deux autres compagnes, avec lesquelles il était légalement marié. Ces deux créatures avaient juré à l’esclave une haine mortelle. Un beau matin, à la suite d’une altercation un peu vive, elles décidèrent leur vieux mari à libérer son esclave. La pauvre créature fut mise sur le pavé, avec pour toute fortune, son acte d’affranchissement et quatre guinées… D’abord elle essaya d’utiliser les faibles ressources dont elle disposait. Elle chercha de menus travaux de couture, mais la vie du harem prépare mal les femmes à la lutte quotidienne ; manquant d’habitude, elle réussit à grand’peine à trouver quelques clientes que sa lenteur ne pouvait satisfaire. Ignorant presque tout du monde où elle n’avait pas vécu, rebutée dès les premières difficultés, elle s’en alla frapper un soir à la porte complaisante d’une proxénète qui la reçut, et… la garda. Pas plus cette femme que la pauvre Abyssine citée plus haut n’ont jamais revu leurs filles.
Ces exemples sont rares, je dois le dire. Mais il suffit qu’ils puissent exister, pour que toute âme humanitaire se réjouisse de l’abolition de l’esclavage qui permit de telles choses en ce beau pays où chacun, semble-t-il, devait être heureux.
A quelque temps de là, je rencontrai pour la première fois le khédive Tewfick.
Fils du vice-roi Ismaël pacha, petit-fils du farouche Ibrahim, Tewfick n’avait rien pris à ces ascendants terribles. Ni débauché, ni prodigue, ni fastueux, le jeune souverain exagérait peut-être les vertus bourgeoises que, seul de sa race, il possédait. Le premier entre tous, il n’eut qu’une femme issue d’une grande famille turque, et les esclaves de son palais demeurèrent uniquement des esclaves, sortes de demoiselles d’honneur ; plus soumises au service de la vice-reine qu’au sien propre. Le ménage khédivial passait pour un ménage modèle.
Amina-Hanem était remarquablement jolie. De moyenne taille, elle portait haut sa tête charmante, aux traits fins, que surmontait une magnifique couronne de cheveux d’un châtain doré toujours tressés et entremêlés de fils de perles. Son teint avait cette pureté, cette pâleur un peu ambrée des teints de religieuses qui ne voient guère le grand jour. La bouche mignonne, charnue, aux lèvres très rouges, corrigeait la gravité du visage que deux grands yeux lumineux achevaient de magnifier. La souveraine parlait déjà notre langue et la langue anglaise avec une égale perfection. La première aussi, elle adopta nos modes françaises, qu’elle continue à faire admirer dans le monde turc, par la grâce avec laquelle elle a su les faire siennes. J’ai plusieurs fois revu la khedivah et toujours j’ai conservé la même impression délicieuse. Amina Hanem est une princesse exquise. Elle se montrait alors dans tout l’éclat de sa jeune beauté. Des quatre enfants, vivants aujourd’hui, trois seulement étaient nés à cette époque. Le prince héritier Abbas-Helmy, khédive actuel, son frère Mohamed-Aly et l’aînée des princesses Hadiga Hanem. Je garde le souvenir du khédive enfant avec une surprenante clarté. C’était à Choubrah, la promenade à la mode, dans le temps. Je faisais avec mon amie, Sophie de S…, mon troisième tour de voiture, quand elle me dit :
— Regardez, voici les petits princes…
Dans un landau qui venait vers nous en sens inverse, j’aperçus une femme âgée, l’air distingué et sobrement vêtue, accompagnée de deux garçonnets de six à huit ans. Ses enfants avaient un costume de drap noir et portaient les longs bas rouges si usités à ce moment. Ils étaient coiffés du tarbouche national. Comme la voiture allait au pas et passa tout contre la nôtre, je pus facilement voir les mignons visages qui se tournèrent précisément de notre côté et s’éclairèrent même d’un joli sourire à notre adresse. Les princes étaient blonds tous deux et avaient entre eux une vague ressemblance, mais le futur khédive semblait déjà pénétré de sa probable grandeur et tout, dans son maintien, dans ses gestes, dans son regard volontaire surtout, le différenciait de l’autre, vrai bébé rieur et joufflu.
J’avais rencontré le khédive tout à fait par hasard, à ma seconde visite au palais de la princesse S… Elle avait été malade et le souverain venait la voir, en neveu bien appris. Comme la visite se faisait incognito, personne n’avait été prévenu et j’arrivais à peine quand le khédive lui-même parut. Comme je m’apprêtais à me retirer, il s’enquit de mon identité et, de façon fort courtoise, m’adressa la parole dans le français le plus pur. Il me dit qu’il espérait que je me plairais dans son pays et qu’il aimait beaucoup le mien, sans le connaître… Je ne devais jamais plus le rencontrer autre part que dans la rue.
On a reproché à Tewfick ses hésitations permanentes, ses faiblesses sans nombre et surtout son manque de courage devant la révolte d’Arabi. De fait, il ne fut rien moins que lâche. Acculé par les folies de son père Ismaïl à une situation insoutenable, il recueillit de son mieux l’héritage bien difficile qu’on lui laissait. Malheureusement, comme il advient trop souvent dans ces dynasties, il a supporté le lourd fardeau de haine et les revendications sans nombre d’un peuple réduit aux derniers degrés de la rage contenue pendant tant d’années de servitude et de misères.
Les prédécesseurs, qui avaient constamment pressuré ce peuple égyptien, étaient morts pleins de jours et de gloire. Ismaïl continuait à bénéficier dans son exil enchanteur de toutes les douceurs d’une colossale richesse et le pauvre Tewfick, qui seul avait parlé de réforme et qui, chaque jour, essayait de réduire la dépense, fut accusé de tous les méfaits et chargé de tous les mépris. S’il n’eut rien d’un satrape oriental, il fut du moins l’homme que promettait sa face tranquille, au teint pâle, l’homme doux et gras, l’époux paisible qui ne connut point les intrigues de harem, qui ne fit coudre aucune femme ni aucun ministre dans des sacs, qui ne noya ni n’empoisonna aucun de ses proches. Il mourut pieusement dans son lit, et fut pleuré de même par son entourage.
On l’a accusé d’avoir vendu l’Égypte à l’Angleterre, mais celle-ci était bien de force à la prendre toute seule. Les turpitudes du bas peuple égyptien se mettant sous la bannière du néfaste Arabi-Pacha, et les hésitations de la Chambre française refusant de marcher avec Gambetta à la défense d’une nation où les intérêts français étaient si puissamment représentés, ont achevé la conquête d’Albion. Conquête si facile, que les rares coups de canon vinrent frapper seulement les maisons désertes et les hôpitaux !… Quelques hommes débarquèrent aux sons des fifres, et tout fut dit.
Pour l’instant, on ne prévoyait guère ces jours malheureux, et le souverain ne semblait point courir à sa perte. Il marchait lentement comme il sied à un personnage sur lequel reposent les destinées du royaume et je le vis disparaître dans les appartements de la princesse, tandis que ma nouvelle amie, Sta-Abouha, bondissait vers moi à la façon d’un chat sauvage.
— Où donc étiez-vous cachée, petite Sta-Abouha ?
Elle me montra le rideau de la portière.
— Là !… je n’ai pas perdu un mot de la conversation. Eh bien ! ma chère (sic), il a été très bien, savez-vous ?
— Qui cela ?
— Le khédive ! Il n’est pas aussi aimable avec tout le monde, allez… Quand on ne lui plaît pas, il ne dit rien.
Mais la gentille sauvageonne ne pouvait longtemps demeurer en place. Ce jour-là, à mesure qu’elle se familiarisait davantage avec moi, elle tint à me faire visiter le palais dans tous ses détails. Elle m’entraîna donc à sa suite par les vastes couloirs et les interminables corridors. Nous gravîmes ensemble des centaines de marches, nous pénétrâmes dans les chambres les plus somptueuses et descendîmes jusqu’aux réduits les plus obscurs. Sur notre passage, de vieilles femmes circassiennes se montraient et, curieusement, interrogeaient Sta-Abouha.
— Qui est cette jeune femme ?
Elle répondait selon son caprice, peu soucieuse de s’arrêter et surtout de perdre un instant de ma société, qui, disait-elle, en son langage imagé, lui était « plus douce que la lumière ». Les eunuques nous souriaient avec bienveillance.
— Ils sont gentils pour vous, Sta-Abouha ? demandai-je.
— Qui ça ? Les eunuques ? Peuh ! cela dépend !… Je ne suis pas esclave. Ils ont un peu peur de ce que je pourrais raconter dehors quand je vais, par hasard, chez ma mère. Je pense qu’ils n’oseraient point trop me frapper.
— On frappe donc encore, ici ?
— Ah ! si l’on frappe ?… Mais d’où sortez-vous donc, pauvre ignorante ? on fait bien pis. A propos, vous vous souvenez de la jolie fille blonde qui était avec moi la première fois que vous êtes venue ici ?
— Aldaat-Maas ?
— Aldaat. Oui, pauvrette ! Elle est partie.
— Partie ! Pourquoi ?
— Ils l’ont vendue, il y a trois jours, mais si malade que je ne sais si elle vivra chez ses nouveaux maîtres.
Comme je m’étonnais, Sta-Abouha me fit à voix basse le récit suivant :
— Aldaat, malgré son profil de madone et ses yeux d’enfant, n’était pas très sage… Tout le monde savait au palais, qu’à part de nombreux méfaits, on lui pouvait reprocher encore une très bizarre amitié amoureuse pour le jeune Nazir-Aga, un eunuque du plus beau noir qui avait grandi près d’elle dans le palais… On les avait souvent surpris enfermés dans les caves où cachés sous les massifs du jardin, après que les portes étaient closes… Mais comme le prince n’avait pas encore daigné remarquer la jeune fille et que les privautés de son étrange ami ne pouvaient, en somme, avoir de conséquences appréciables, on s’était contenté de les faire fouetter tous les deux.
Or, voici qu’après un châtiment plus cruel peut-être, les jeunes gens s’étaient révoltés. Sur les conseils de l’eunuque trop entreprenant, Aldaat-Maas avait volé les diamants de la princesse et on l’avait arrêtée au moment où elle les glissait à son complice… Celui-ci devait les vendre de façon à obtenir la somme nécessaire à leur fuite à tous les deux. Cette fois, la punition fut terrible ! Aldaat et son ami furent condamnés à la bastonnade sur la plante des pieds…
J’ai longuement parlé de ce supplice[25] qui, s’il ne met que rarement la vie des victimes en danger, est cependant un des plus atroces qui se puisse ordonner au point de vue de la douleur qu’il provoque.
[25] Le prince Mourad.
— Il faut dire qu’à part le vol des diamants, le crime des deux jeunes gens se compliquait encore d’une tentative d’incendie des appartements de la princesse, les coupables ayant cru pouvoir prendre la fuite à la faveur des troubles qui en résulteraient au palais. Mais le feu avait été rapidement étouffé et les voleurs surpris…
La violence avec laquelle Aldaat-Maas avait été frappée était cause d’une fièvre grave ; et maintenant, transportée en ville chez d’autres personnes, la pauvre fille se mourait, refusant même les soins et les remèdes, décidée à laisser se terminer son existence d’esclave. L’eunuque avait été vendu à Constantinople.
Je demandai à Sta-Abouha quelle était l’impression produite au palais par cette histoire. Ma petite amie eut un haussement d’épaules significatif :
— Que voulez-vous que l’on dise ? On ne vole pas tous les jours les diamants de la princesse ; mais il ne se passe guère de semaine sans qu’une esclave mérite quelque châtiment… On est habitué à ces choses qui font partie de notre existence au harem. Seule, la mort nous étonne un peu. Encore faut-il qu’elle touche une de nos compagnes habituelles… pour les autres, on ne s’en inquiète pas. On ne vous a parlé que vaguement de Gamyla, n’est-ce pas ?
Je dus avouer que l’on ne m’en avait même point parlé du tout.
— Eh bien ! Gamyla était mon amie, poursuivit Sta-Abouha. Vous ne savez pas comme je l’aimais… Un jour, la princesse la fait appeler et lui dit :
— Réjouis-toi, Gamyla, on a fait faire ton trousseau. Je te marie dans un mois !…
Gamyla aimait en secret le secrétaire du prince, un jeune Turc, très brave et très beau, qui lui avait promis de la demander au maître. Ils se rencontraient en grand mystère dans le jardin, la nuit, avec la complicité d’un eunuque auquel la pauvre Gamyla donnait toutes ses économies !… Elle dut cependant baiser la main de la princesse à l’annonce de la terrible nouvelle et se retirer en silence… Une esclave n’a le droit de rien demander…
Le soir, dans notre chambre, elle chercha avec moi à se souvenir des femmes que nous avions vues parmi les visites de la semaine. Et voici qu’elle se rappela tout à coup une horrible vieille, qui l’avait fatiguée de questions et palpée sur tout le corps comme un animal.
En Turquie et en Égypte, quand un homme désire prendre femme, il expédie sa mère ou ses sœurs dans les palais où elles examinent les jeunes filles qu’on leur présente et viennent ensuite rendre compte de leur mission à l’intéressé qui fait alors sa demande à qui de droit.
— C’est celle-là ! pensa-t-elle…
Elle ne se trompait point. C’était bien pour le frère de cette femme qu’on la demandait. Le futur, vieillard achevé, malade, ayant déjà trois épouses fanées, voulait réchauffer ses os glacés à une chair jeune et bien vivante.
Gamyla pria, pleura, se traîna aux pieds de la princesse et de son fils. Celle-ci demeura inflexible. Le mariage eut lieu. Gamyla laissa sa calfa la vêtir en épousée et la parer de son mieux ; mais, la nuit venue, au moment où les voitures du palais attendaient la mariée et les femmes de la noce pour les conduire au domicile de l’époux, on chercha vainement Gamyla dans toutes les chambres du palais.
On ne la retrouva que le lendemain pendue à un sycomore, celui-là même qui, si souvent, avait abrité ses rendez-vous…
Au lieu du carrosse de gala drapé de superbes cachemires préparés pour la circonstance, ce fut le cercueil qui reçut la triste fiancée et qui l’emporta hors de la demeure du prince. Moi seule et sa vieille calfa l’avons pleurée…
— Mais c’est affreux, cela, petite Sta-Abouha !…
— Affreux, certes ! Moins cependant que l’histoire du petit agneau…
— Quel petit agneau, Sta-Abouha ?…
La jeune fille, prudente, contrairement à son ordinaire, alla vérifier si les portes étaient bien closes et si nous étions bien seules. Minutieusement, elle inspecta les serrures, les fenêtres et regarda même sous les canapés qui garnissaient la pièce en compagnie de douze fauteuils.
— C’est donc un secret d’État que vous allez me confier ? demandai-je, amusée par toutes ces précautions.
Elle ne comprit pas tout de suite, Mais, sitôt qu’elle eut deviné, elle murmura, les dents serrées :
— Je ne sais pas si mon récit est tel que vous dites, madame, mais il ne faut pas en rire ; croyez-en votre petite Sta-Abouha, il y a tant de choses de notre pays que vous ne connaissez pas encore ; et je puis, sans aucun doute, vous affirmer que, si une seule personne dans ce palais, ici, pouvait se douter que je vous l’ai raconté, je recevrais la courbache ou pis peut-être…
— Vous me faites trembler ! dites vite, je serai discrète.
— Oh ! je suis sûre que vous ne me trahirez pas… Écoutez :
« Ceci se passait il n’y a pas très longtemps, sous le règne d’Ismaïl-Pacha, quelque temps après l’ouverture du Canal… Une des princesses de la famille, que je ne puis nommer, avait épousé un pacha qu’elle n’aimait guère et trompait, d’ailleurs, sans se gêner en aucune sorte. Mais, comme elle était de race vice-royale, elle ne permettait pas que ce mari lui rendît la pareille dans son palais… Cependant, le pacha avait le cœur tendre ; il aurait pu, comme tant d’autres, se contenter des plaisirs du dehors et mener la vie folle de tous ceux de cette époque… Les Européennes faciles et belles ne manquaient point, et il était assez riche pour s’offrir les plus aimables. Mais il avait rencontré dans les couloirs de sa maison une délicieuse esclave circassienne, blonde, frêle, toute jeune, l’air timide, le regard pur… Il la désira tout de suite. Elle céda, un peu par crainte, d’abord, beaucoup par tendresse par la suite ; car, au contraire des autres maîtres, il était bon, et elle ne tarda pas à trouver auprès de lui l’oubli et la compensation des tourments sans nombre que lui infligeait la princesse.
« Une rivale dénonça les amours du pacha et de la pauvrette.
« La princesse fit attacher son esclave et s’amusa tout un après-midi à lui brûler l’intérieur des cuisses avec un fer rougi à blanc.
« L’enfant guérit ; mais des complications s’étaient produites, elle boita ! Pourtant, le pacha l’aimait comme une maîtresse, et non comme une esclave. Il le lui prouva en la prenant sur ses genoux la première fois qu’ils se trouvèrent seuls.
« — Ma chérie, mon petit agneau ! Je te vengerai, tu sortiras d’ici, j’en fais serment et je te ferai une vie si douce que tu ne te souviendras plus de ce que l’on t’a fait souffrir à cause de moi…
« La pauvre fille écoutait, ravie, les paroles du maître ; et elle pleurait de reconnaissance, sa jolie tête enfouie sur l’épaule complaisante.
« Peu de jours après, on célébrait au palais la grande fête du Courban Baïram[26] (fête du Mouton). Il est d’usage, pour ce jour-là, de sacrifier un ou plusieurs moutons, dont la famille et tous les pauvres des entourages doivent avoir leur part. Sur toutes les tables, le festin est le même. C’est la fête du sacrifice, instituée en mémoire de celui d’Abraham dans le désert. Par hasard, le pacha mangeait à la table de sa femme. Après divers mets, on apporta un plat recouvert soigneusement. La princesse, avec un sourire féroce, leva le couvercle.
[26] Du turc Courban, sacrifice.
— « Seigneur, dit-elle, je sais combien vous aimez les petits agneaux, j’ai cru bien faire en faisant immoler et cuire celui-ci, à votre intention.
« Dans le plat, parmi les feuilles de romarin, était posée, sous la chevelure ruisselante de sauce et de graisse, la tête adorable de la favorite…
« Le pacha ne tua pas la princesse. Longtemps, il voyagea loin d’elle, sous divers prétextes. Si grande est la lâcheté des hommes qu’il n’osa pas même dénoncer le crime abominable de celle qu’il tenait de la main même du souverain… Mais il ne lui pardonna jamais. »
Ce récit m’avait impressionnée à un tel point, que, malgré moi, je ne pouvais croire à son effroyable horreur. Je conjurai Sta-Abouha d’être sincère. Elle avait voulu m’éprouver, sans doute, une telle histoire ne pouvait être vraie ?…
La petite Égyptienne eut un tel regard de haine en me montrant les murs de ce palais qui nous abritait, et trouva de tels accents pour me dire :
— Tout est vrai ! croyez-en Sta-Abouha !… Tout !… Et ici, ces pièces qui furent les appartements d’Ibrahim, le vice-roi terrible, bien avant d’appartenir à mes maîtres, si vous saviez… Ah ! si vous saviez ce qu’elles ont vu !… »
Je demeurai muette, prise de terreur devant les abominables mystères que je venais seulement d’entrevoir et qu’à présent je redoutais de connaître jusqu’au bout.
Cependant, malgré l’amertume de ses paroles, je voyais bien que l’humble et ardente Sta-Abouha aimait encore sa princesse.
Quand on ne l’avait pas punie ou grondée, elle trouvait, pour excuser les caprices des grands, même quand ces caprices revêtaient les formes les plus étranges, une indulgence que je ne pouvais admettre alors ; les mots prenaient, sur les lèvres de cette enfant à demi sauvage, une extraordinaire saveur. Ses moindres réflexions dénotaient un rare esprit d’observation, une nature vibrante, douée de la plus fine ironie.
Ensemble, ce matin-là, nous continuâmes la visite du sérail.
Bâti sur le modèle de ceux de Stamboul, le palais, malgré une vétusté évidente, avait vraiment grand air.
Vu de l’avenue qui y conduisait, il se dressait magnifique, parmi d’épais massifs de verdure, tout au bout d’une allée superbe.
Ses appartements de réception et les chambres des princesses se montraient d’une richesse inouïe. On avait prodigué à foison les ornements d’or et de marbre. Ses plafonds, pour la plupart cloisonnés dans le style arabe, ravissaient les yeux par la magie savante de leurs couleurs. Les fenêtres et les portes, de dimensions colossales, assuraient une ventilation merveilleuse. L’escalier magnifique s’ornait d’une double rampe de porphyre et d’or.
Dans les pièces destinées aux innombrables esclaves, le mobilier était presque partout pareil. Un ou deux lits de fer à colonnes peintes, recouverts de moustiquaires de gaze épaisse, bleue ou rose, un large divan placé devant les fenêtres, une armoire très modeste, une table de bois blanc et quelques chaises. Sur la table, le techte de cuivre ou d’étain et l’aiguière pour les ablutions.
Chez les plus âgées, le mobilier s’augmentait d’un samovar en cuivre poli, posé, comme un ami, dans l’endroit le plus apparent de la chambre, d’un tapis de prières soigneusement plié, et d’un ou deux livres du Coran. Le lit ne se faisait que le soir. Dans le jour, les couvertures et l’unique drap se plaçaient, roulés en quatre, au pied du lit, avec les deux coussins. Dans les coins, un ou deux tabliijas, sortes de tables rondes très basses, où les femmes ont coutume de faire le café et de préparer les boissons. Comme elles affectionnent particulièrement d’être assises à terre sur leurs talons, à la turque, d’autres tables seraient inutiles. Il leur faut un objet qu’elles puissent mettre à leur portée. Presque toutes les esclaves gardaient dans l’unique armoire leurs petites provisions personnelles, fournies par les libéralités de la princesse : café, thé, sucre, fleur d’oranger, eau de rose, eau de la reine[27].
[27] Eau de cologne (Moyet-Malaka).
Le coffre renfermait les galabiehs et le linge. Ce coffre, à lui seul, constituait une des originalités de l’appartement. Ne ressemblant en rien à nos malles européennes, il affectait bien plutôt la forme des antiques caisses à bois. Fait de sapin vulgaire, il était généralement passé au brou de noix et incrusté de nacre ou d’ivoire, travail grossièrement fabriqué à Assiout.
Chez les négresses, ces coffres étaient tous de provenance fellaha, et je ne sais rien de plus drôle que leur apparence. Que l’on se figure la vieille malle en longueur, au couvercle rebondi, usitée au temps de Louis-Philippe. Mais ici, au lieu d’être revêtue de poils de sanglier, la malle supportait, ni plus ni moins qu’un cercueil, une deuxième enveloppe de zinc. Ce zinc, peint de couleurs tout à fait extraordinaires, bleu, rouge, vert, dans les tons les plus crus, se recouvrait, par places, d’une sorte de poudre d’argent ou d’or, qui faisait de ces coffres des objets rutilants comme autant de soleils, à la moindre clarté de jour entrant dans la chambre. Ils sont encore très employés dans les trousseaux de mariée de village. On les promène avec orgueil par la ville, sur les charrettes nuptiales.
Dans ces commodes improvisées, les esclaves d’alors serraient leurs effets, jamais bien nombreux. Les Orientales ne font guère que la quantité de vêtements nécessaires au moment même. Une femme qui n’est pas du peuple, considérerait comme une honte de porter le moindre objet raccommodé ; au premier trou, la robe, les bas ou le linge sont donnés aux esclaves des cuisines.
Les esclaves blanches ne pouvaient faillir à cette coutume. Elles recevaient, à cette époque, chez la princesse C…, six galabiehs de toile ou d’indienne, pour l’été, quatre en lainage pour l’hiver et deux galabiehs de soie aux fêtes du baïram. En outre, elles avaient encore quatre paires de mules et deux paires de souliers de satin pour les sorties, sans compter les cab-cab, sortes de sandales de bois à hauts talons, que les Orientales portent pour aller au bain, faire leur toilette et les grands nettoyages de la maison ; toute occupation, en un mot, où elles risqueraient de se mouiller… Car l’eau joue un rôle important dans la demeure égyptienne. Que les chambres soient planchéiées ou dallées de marbre ou de pierres (dalles de Tourah), plusieurs fois par semaine l’eau doit ruisseler un peu partout. Qu’il se cache sous les lits ou sous les divans un monde de choses innommables : vieilles chaussures, linge sale, objets de rebut, couvertures ou vieux habits, cela ne fait rien à l’affaire, si le plancher est humide, si les dalles brillent, la maîtresse de maison est fière. Cela, et le plus ou moins de blancheur des housses recouvrant les divans et les sièges, constituent la grande propreté orientale. Le dessous des meubles, les coins et surtout la cuisine, souci constant de la ménagère de chez nous, demeurent, en général, d’une saleté repoussante dans presque tous les milieux, exception faite, à l’heure actuelle, de quelques grandes maisons indigènes, installées complètement à la mode européenne ; mais ces maisons sont malheureusement bien rares, et presque toujours, d’ailleurs, les soins de l’intérieur en sont confiés à quelque gouvernante allemande ou française.
Sur presque toutes les fenêtres des chambres d’esclaves, on pouvait voir les mêmes plateaux de faïence grossière qui se trouvaient chez la cousine Azma ; ces plateaux, en forme de carrés longs, supportaient l’armée des gargoulettes rebondies ayant, avec leurs formes pleines, leurs minces goulots terminés par les couvercles de métal, un faux air de petites bonnes femmes étranges, se rendant à quelque office. A côté du plateau de faïence, un autre plateau rond, plus petit, fait de cuivre ou de bois, sur lequel étaient posés la canaque et les fanaguils en forme de coquetier. Car c’était une des gloires des esclaves de grande maison de pouvoir s’offrir entre elles de chambre à chambre, une hospitalité généreuse, plus vaste même selon le degré de protection dont elles jouissaient au palais. Certaines se permettaient même d’imiter en tout la maîtresse, dont elles avaient les faveurs, et oubliant qu’elles avaient elles-mêmes passé les plats ou servi l’eau à la table d’Hanem Effendem[28], peu de jours ou peu de mois auparavant, traitaient chez elles d’autres compagnes moins gâtées du sort, qu’elles s’essayaient à éblouir de leur prestige récent.
[28] Hanem Effendem : La grande dame, la maîtresse ; titre employé seulement pour les princesses.
Les visiteurs étaient représentés pat les Eunuques. Presque toujours au mieux avec les Circassiennes, ils avaient le don de se faire choyer par elles de mille façons. Connaissant toutes les petites nouvelles, sortant beaucoup pour les promenades et les visites des princesses, sans compter les courses dans les magasins, ils rapportaient avec eux un peu de cette atmosphère du dehors, également chère aux pensionnaires des couvents, aux filles soumises et aux femmes orientales.
Pour ces éternelles désœuvrées, à la curiosité naturelle aux créatures qui ne savent plus rien du monde, venait se joindre l’espoir, souvent illusoire, de connaître un jour certaines de ces merveilles dont l’Eunuque leur vantait le charme. Il suffisait d’un mariage pour les rendre non pas complètement semblables à ces Européennes qu’elles enviaient souvent, mais du moins maîtresses de leurs actes, pouvant à volonté faire atteler leur coupé ou se rendre chez telle amie qui leur plairait.
L’Eunuque pour cela était tout puissant. Par la facilité qu’il avait à pénétrer dans les demeures les plus fermées, il arrivait à se constituer un cercle illimité de relations, dont beaucoup ne manquaient point de puissance. Un mot dit au hasard sur l’esclave qui souhaitait s’établir pouvait parfois décider du sort de la prisonnière. Aussi, de quels soins, de quelles attentions les Eunuques étaient-ils l’objet de la part des esclaves blanches… A ces vues intéressées s’ajoutait encore pour les plus jeunes, deux autres sortes d’intérêt : la peur des coups et des sévices qui est au fond de toute âme dépendante, et, plus encore peut-être, une façon de commerce, mi-amical, mi-amoureux, entre les Eunuques et les esclaves adolescentes. On m’a dit que ce commerce n’était point toujours licite. Une vieille calfa m’a même confié avoir été le témoin d’une exécution impitoyable dans le palais où elle avait grandi avant de devenir la femme du vieil avocat chez qui je l’ai connue.
Cette femme me raconta que sous le règne d’Abbas, une jolie Géorgiennne, mariée à un officier égyptien et chez qui était la calfa alors presque enfant, avait eu des complaisances pour le chef Eunuque de sa maison. Le mari, prévenu, fit couper les mains à l’Eunuque et fouetter sa femme. Mais, comme l’Eunuque était d’une intelligence remarquable, et fort utile au maître pour le bon gouvernement de son intérieur, après réflexion, il le fit soigner et le garda.
Un jour, rentrant à l’improviste, il surprit la dame en train de prodiguer à son serviteur de nouvelles marques de ses regrets et de sa sympathie ; alors il les fit coudre dans un sac et jeter au Nil…
Sta-Abouha, elle, m’avoua être bien avec tout le monde, mais n’avoir de véritable affection pour personne.
— A quoi bon ? disait-elle en son amusante philosophie, on ne sait jamais ici si l’on reverra ces mêmes visages le lendemain. Il faut essayer de faire sa vie si l’on peut !…
Nous étions parvenues, tout en causant, jusqu’à une vaste chambre dont la porte était entr’ouverte. Une voix très douce nous dit :
— Tffadal !…
La propriétaire de cette chambre nous souriait. Nous entrâmes. Sta-Abouha tout bas m’avait dit :
— C’est une ancienne esclave albanaise que le feu maître, père du prince a aimée. Comme elle n’a pas d’enfants, elle n’était rien ici ; alors, la princesse en a eu pitié, et l’a gardée quand même. Elle est très bonne et très pieuse, tout le monde l’aime ici.
Dans le fond de la pièce, la calfa était assise sur les chiltas recouverts de soie écarlate. Elle fumait tranquillement une longue pipe de terre brune, comme on n’en voit plus guère aujourd’hui. C’était une femme de soixante ans environ. Ses cheveux, teints au henné, lui composaient un masque étrange, leur couleur rouge jurait terriblement avec la pauvre face exsangue, les traits émaciés et la bouche édentée de notre hôtesse. Sa seule beauté était demeurée en ses yeux. Des yeux d’un bleu sombre, aux larges pupilles, aux lourdes paupières ; des yeux de tendresse, d’intelligence et de passion, dont le sel des larmes n’avait pu détruire la voluptueuse langueur.
Cette femme avait pu espérer être princesse. Le caprice d’un soir l’avait retirée de l’humble troupeau d’ignominie et voici qu’une autre, moins aimée pourtant, avait pu donner au maître ce fils que ses entrailles à elle n’avaient point conçu. L’autre avait pris sa place et maintenant, le pacha mort, la délaissée ne devait qu’à la magnanimité de sa rivale de n’être pas jetée à la rue et de pouvoir achever de mourir paisiblement dans ce coin du palais, elle qui avait rêvé d’y commander en maîtresse souveraine…
Quelle chute lamentable, pour cette pauvre âme d’esclave orgueilleuse, ravalée au rang des plus humbles de ses compagnes !… Elle se consolait en élevant une délicieuse fillette, que la princesse lui avait permis d’adopter. L’enfant avait maintenant douze ou treize ans… Elle était blonde, de ce blond spécial aux Turques, qui donne à la chevelure des tons de blé mûr. Ses yeux bleus s’ouvraient, limpides, à la vie qu’elle croyait bonne, n’en ayant connu que les contentements, résumés pour elle en cette chambre où son petit lit se dressait contre le grand lit de la calfa qui l’aimait… Au moment où je la vis, elle épelait sagement dans le livre que tenait un vieillard magnifique, à la barbe argentée, au front de pur ivoire, vêtu d’une robe somptueuse, coiffé d’un turban couleur de neige, et qu’on me dit être le Hodja[29].
[29] Professeur de Coran.
Le tableau était d’une apaisante douceur. Ces trois êtres, la femme, le vieillard, la toute jeune fille, représentaient une page admirable de l’antique vie orientale. La résignation, la sagesse, l’espoir, se lisaient sur les visages des personnages réunis dans cette pièce, si différents cependant, par le rôle qu’ils devaient sans doute jouer dans le vaste monde, mais semblables par la foi, cette foi musulmane qui nivelle à sa guise toutes les races, toutes les classes et toutes les volontés. Et de les voir ainsi, si loin de moi-même et de la terre entière, en ce palais d’un autre âge, le vieillard et l’enfant penchés du même geste pieux, sur le livre du prophète, la calfa écoutant de son air grave les versets connus, je me crus tout à coup transportée bien loin de la société actuelle, remontant les âges dans ce monde musulman où rien ne change, jusqu’aux époques fabuleuses de son immense grandeur.
Ce fut Sta-Abouha qui, de son rire d’oiselle, rompit le charme. Familière comme un moineau, elle vint tendre au vieillard sa petite main fraîche.
— Bonjour, père !…
Le Hodja effleura cette main de ses doigts pâles.
— Bonjour, petite !
Ils s’entretinrent ensemble un moment…
— C’est lui notre maître à toutes ici ; il m’a appris à lire, me dit la pétulante fellaha, très fière de son mince bagage d’érudition.
Mais le vieillard l’interrompit avec un sourire malicieux :
— Si je n’avais pas eu d’élèves plus attentives, Sta-Abouha, il y a longtemps que j’aurais renoncé à rien apprendre à personne…
Et comme la petite faisait mine de bouder, il ajouta tendrement :
— Ne te tourmente pas, enfant. Les oiseaux du ciel ne savent pas lire dans les livres, mais leurs chansons réjouissent pourtant le cœur des hommes. Allah ne t’a pas créée pour le travail ; contente-toi d’être un passereau joyeux, en attendant de devenir une bonne épouse et une tendre mère. A chacun sa tâche, ma fille !…
Il avait passé sa longue main fine dans les cheveux crépus de ma petite amie, qui s’était assise à ses pieds et il me parut ainsi plus patriarcal encore, plus grand et plus beau dans ce simple geste paternel. Mais déjà Sta-Abouha lui parlait de moi, lui racontait mon histoire, qui lui semblait tout à fait extraordinaire. Le vieillard me regarda.
— Tu as quitté ton pays, ta famille pour suivre notre fils Sélim ?… C’est bien cela !… Puisse Dieu t’éclairer et te donner le désir de devenir musulmane !…
Puis, comme un peu honteux de ce souhait, parti malgré lui du fond de son cœur de croyant, il jugea poli d’ajouter :
— Ça ne fait rien, ma fille, il y a aussi de bonnes gens chez les chrétiens, que le Seigneur te garde du mal !…
Il fallut accepter le café que, sur l’ordre de la calfa, la fillette avait préparé. Comme je faisais compliment à la vieille esclave de la beauté de sa protégée, elle eut un sourire de triomphe.
— C’est qu’elle est à moi, cette enfant !… C’est ma hératleck, et je l’aime comme le propre fruit de mes entrailles. Qu’Allah lui donne une bonne chance dans la vie…
Sta-Abouha, pensant que je ne comprenais pas très bien, m’expliqua aussitôt ce que signifiait ce mot de hératleck complètement nouveau pour moi.
Quand une femme esclave ou libre veut adopter un enfant, elle n’a besoin d’aucune autre autorisation que de celle de ses maîtres, si elle est esclave ; mariée elle dispose de ses biens et n’a pas de comptes à rendre à l’époux qui, de son côté, peut créer ou prendre tel enfant qui lui plaît, sans même en avertir son épouse. Mais chez la femme, pour que l’adoption soit complète, il faut qu’en présence de plusieurs personnes, elle revête une robe très ample et largement fendue sur le devant. Prenant alors le petit être qu’elle veut rendre sien, elle le fait passer par l’échancrure du corsage et une matrone, agenouillée à ses pieds, le reçoit dans ses mains. La mère adoptive prononce ces mots :
— Enfant, je te fais mien !…
Et la sage-femme le recevant, l’élève dans ses bras et le présente en disant :
— Voici le fils ou la fille d’une telle ! (sic).
Cet enfant est désormais l’hératleck de celle qui l’a adoptée.
En quittant la pièce où nous avions été si bien reçues, nous fîmes encore la visite de plusieurs autres. Quelques femmes se trouvaient seules dans leur chambre, priant ou cousant. D’autres — et c’était le plus grand nombre, — avaient auprès d’elles leur chaïader (petites esclaves que l’on confie aux calfas pour les instruire des devoirs de leur charge future). La calfa exerce un droit absolu sur sa chaïader.
Quand la différence d’âge n’est pas trop grande, il se forme parfois des amitiés d’une terrible violence. Sta-Abouha m’a dit l’aventure d’une fillette de quinze ans qui avait tenté de se laisser mourir de faim, parce que l’on mariait sa calfa… Il fallut que celle-ci obtînt du palais la permission de l’emmener avec elle dans son ménage. Plus tard, le mari, jaloux de la tendresse passionnée qui liait cette enfant à sa femme, maria la pauvre chaïader à un de ses domestiques, et renvoya le couple à la campagne.
Sta-Abouha ne sut pas me dire ce qu’il était devenu, mais elle pensait que la pauvre petite s’était soumise et devait faire souche de jeunes Égyptiens, là-bas, dans quelque coin du Béhera ou de Garbieh.
Comme dans la maison du sultan de Stamboul, le palais contenait de multiples fonctionnaires, recrutées parmi les esclaves blanches. Il y avait une gardienne des trésors, une maîtresse des vêtements, une autre préposée aux vivres, une autre aux boissons, une pour le café, une pour les sirops, une autre encore pour les parfums ; tout un escadron de jolies filles pour la table et le massage. Et là-dedans n’étaient point comprises les chanteuses, les danseuses et les musiciennes.
Les bourgeois pouvaient, à leur guise, faire venir dans leurs maisons les almées ou gawazi[30] mercenaires ; au palais, cette liberté n’était point permise. Un prince devait pouvoir trouver chez lui, et à toute heure de jour ou de nuit, l’attraction souhaitée ou le plaisir demandé.
[30] Le véritable sens du mot almée serait « savante » mais il est devenu synonyme de danseuse ainsi que gawazi qui désigne aujourd’hui les chanteuses alors que le mot gawazi veut dire « bohémienne ».
C’est ainsi qu’aux fêtes du Baïram, suivant le grand jeûne du mois sacré, l’orchestre de femmes se faisait entendre, le jour pour les visiteuses, et la nuit pour le prince. Rien de plus étrange que la vue de cet orchestre, véritable tableau d’opérette.
Que l’on se figure une cinquantaine de jeunes femmes, toutes jolies, mais aux formes particulièrement opulentes, revêtues de costumes militaires, qu’elles remplissaient d’une inquiétante façon. Sur leurs têtes aux cheveux relevés en chignons, un tarbouche à glands d’or, posé sur l’oreille, leur donnaient un faux air de débardeurs en délire. Que dire de la culotte, si collante qu’il semblait impossible de la voir résister jusqu’à la fin du premier morceau !… Sur une estrade, cet orchestre, invraisemblable dans sa perverse ambiguïté, charmait l’auditoire par l’exécution de fantaisies tirées des principaux opéras d’Auber et de Verdi.
Dans le milieu de la salle, une colossale corbeille de fleurs et de fruits était dressée pour le plaisir des yeux et la gourmandise des jolies bouches. Les visiteuses, en passant, prenaient un fruit, cueillaient une fleur et allaient ensuite s’asseoir autour des musiciennes, qu’elles écoutaient en fumant d’innombrables cigarettes et en dégustant de nombreuses tasses de moka. Tandis que dans les pièces basses du palais les négresses se livraient aux danses sauvages de leur pays d’origine, en croquant des pistaches et en buvant tous les fonds de verres de limonade ou de sirops venus des salons.
— C’était une belle époque ! soupirait Sta-Abouha. A présent, voyez-vous, tout cela coûte trop d’argent. On diminue un peu, chaque année, le nombre des esclaves et la somme des frais. Que n’êtes-vous venue du temps de l’ex-khédive Ismaïl ?… Ah ! les beaux jours, les splendides fêtes !…
Et ma petite compagne, dans l’enthousiasme de ses souvenirs d’enfance revenus, me montrait les arbres du jardin où nous arrivions.
— Savez-vous ?… je pense que les arbres, la terre, le Nil, tout ce qui nous entoure se souvient et regrette…
— Quoi donc, Sta-Abouha ?…
— Tout ! C’est tellement difficile à dire et cela n’est pas pour me faire valoir à vos yeux, chère étrangère innocente ; vous ne pouvez conprendre encore l’âme orientale. Quand vous la connaîtrez, les choses dont je parle n’existeront plus.
Et, comme je la pressais d’être plus explicite, soudain, elle redevint la créature primesautière et charmante que je commençais à aimer et dont la grâce pimentée m’effrayait et me ravissait à la fois.
— L’Égypte d’à présent, qu’est-ce que c’est ?… En vérité, ce n’est rien !… On est moins battu, sans doute, et le Nil roule moins de cadavres dans ses eaux grises ; le cimetière, aussi, reçoit moins de morts tombés subitement, sans cause apparente. Aujourd’hui, on meurt presque toujours d’une maladie, et l’on assure qu’il y a des juges, dans tous les pays, qui rendent vraiment la justice, sans prendre de backchiches. Je ne sais pas, moi !… On dit même que l’esclavage va être complètement interdit. Eh bien ! si cela est vrai, c’est la fin de la race, la fin de nos grandeurs, la fin de tout !… Ces maîtres, que nous servons et que nous haïssons, nous ne saurions vivre sans eux… C’est l’abondance de leur superflu qui fait notre aisance, car ils ont cela de grand qui leur fait pardonner bien des faiblesses : ils savent encore être généreux !… Si nous existons, si nous connaissons quelques-unes des joies de la terre, nous, les humbles, c’est leur gaspillage qui en est la cause, et les miettes de leurs tables sont assez abondantes pour que toute la faim du pays soit rassasiée. Nous ne savons pas travailler. Nos mères ne nous ont appris à rien faire. Chez nous, on mourrait de faim sans l’aide des grandes maisons. Chez les maîtres, nous trouvons, avec le gîte, le vivre, les vêtements et quelquefois l’amour !… que nous n’aurions jamais connu sans cela, car nos maris nous prennent comme des brutes, et la femme n’est guère, pour eux, qu’un objet de rendement ou un animal de reproduction. Ils veulent beaucoup de femmes pour avoir beaucoup d’enfants qui, en grandissant, travailleront la terre avec eux et leur éviteront ainsi l’emploi des bras mercenaires. Les épouses vieillissantes deviennent aussi des bêtes de somme, qui peinent et triment jusqu’au dernier souffle sans rien demander qu’un peu de pain… Au palais, le plaisir d’une nuit peut faire de nous la mère respectée de petits princes, dont la venue changera pour toujours notre destinée. Esclave aujourd’hui, grande dame demain, qui pourrait hésiter devant l’émerveillement d’une telle espérance ?
Nous étions arrivées au détour de l’allée, jusqu’au bord du fleuve. Le soir tombait. Sta-Abouha, subitement, s’était tue, gagnée peut-être par la douceur profonde de l’heure présente. Derrière nous, le palais dressait sa haute structure. Les murs, badigeonnés d’un rose pâli, semblaient se fondre avec la teinte des nuages qui descendaient du Mokatam jusqu’à nous.
Les arbres, aux feuillages sombres, abritaient des milliers d’oiseaux dont le babil emplissait l’espace. Les frangipaniers, les héliotropes, les fohls, les roses, toutes les autres fleurs innombrables en ce jardin, exhalaient, à l’approche de la nuit, un parfum si pénétrant, que l’air en était comme saturé ; il semblait, par instant, que l’on dût défaillir sous leurs multiples essences. Devant nous, c’était le Nil, le fleuve roi aux eaux lourdes, qui virent passer tant de monarques, tant de conquérants et tant de vaincus, dont les corps glacés allaient se perdre, achever de pourrir sur le lit sablonneux, et ce lit ne les rendait jamais plus.
De l’autre côté, c’était la route de Guizeh, conduisant alors aux Pyramides que l’on voyait se dessiner, ombres gigantesques, triangulaires et fines, dans les vapeurs roses du couchant. Vues de cette place, leur masse colossale n’était plus qu’un double cône. La troisième pyramide, celle de Mycérinus, à peine visible. Derrière nous, sur la hauteur, la citadelle dressait sa façade et ses minarets montant comme deux longues aiguilles dans le ciel clair. Là-bas, vers le nord, la chaîne Lybique se confondait avec les nuages couleur de hyacinthe.
Sur le Nil, les grandes barques glissaient doucement, leurs voiles latines gonflées sous la forte poussée de la brise.
Une petite flûte égrenait ses notes dans les roseaux ; des buffles passèrent devant nous, chargés de faix d’herbes. Un enfant mince, brun et nu, les conduisait.
C’était l’Égypte ! toute l’Égypte ! paisible et triste dans sa tranquille beauté ; l’Égypte de toujours, l’Égypte qu’avaient connue, avant notre époque, les pères et les aïeux de ceux-ci. L’Égypte immuable et convoitée des Hycsos, des Pharaons, des Ptolémées et des Césars ; l’Égypte éternelle, au sein fécond, que Bonaparte trouva telle que l’avait laissée Cambyse et qui nous paraît à peine changée, à nous-mêmes, sitôt que nous franchissons l’enceinte des grandes cités.
— Notre pays est beau ! dit Sta-Abouha gravement.
— Très beau ! petite Sta-Abouha.
Le soir, à la maison familiale, quand tout le monde était endormi, je montais sur la haute terrasse, en compagnie de ma fidèle Émilie. Elle allumait les deux flambeaux de jardin, et moi, assise sur un morceau de tapis, le dos appuyé contre une selle de velours cramoisi, à crépines d’or, qui se trouvait là on ne sait comment, je lisais les Mémoires de Saint-Simon… Était-ce la splendeur vraiment merveilleuse de cette nuit d’été ? Était-ce l’influence ambiante ou le souvenir des choses entendues, je ne sais, mais le volume, tout à coup s’échappa de mes mains, tout le parfum des fleurs de ce jardin respirées tantôt, toute la mélancolie du paysage étaient en moi, et me donnaient une sorte de vertige. J’eus peur de devenir pareille à tant d’autres dont on m’avait dit l’histoire ; ma volonté était impuissante, je me sentais glisser à la paresse, à l’oubli de tout ce qui n’était pas l’infinie béatitude de l’heure présente. Un grand palmier, tout près de nous, agita son panache de feuillage, un oiseau de nuit passa sur nos têtes et les frôla.
Dans une maison voisine, on entendait le tam-tam régulier du darrabouck, tandis que des voix de femmes chantaient.
Des chiens, longuement, aboyèrent. Il me semblait que, depuis des siècles, l’âme orientale était en moi.
Soudain, déchirant la nue, la lune monta radieuse, dans la nuit si lourde de volupté.
Alors Émilie, qui, depuis un moment, me regardait sans rien dire, dans la simplicité de son âme, se mit à fredonner presque à mi-voix et pour moi toute seule, le vieux refrain d’un de nos Noëls provençaux :
Il me parut que, tout à coup, on ôtait de devant mes yeux un voile épais qui, pour un moment, m’avait enlevé la notion des choses. Je me sentis redevenir moi-même, j’avais honte de cette minute durant laquelle je m’étais laissé glisser sur la pente fatale, prête à renoncer à la lutte, gagnée aux habitudes du pays, sous l’influence amollissante du milieu et de l’air ambiant.
Je me levai, je regardai le ciel de minuit, ciel d’Orient, lumineux comme une aube et je me dis qu’il suffisait peut-être d’une heure de ces nuits rafraîchissantes, pour chasser d’un cœur volontaire les lâchetés et les faiblesses, suites de jours trop brûlants, des heures trop lentes… Et je me promis d’être forte, d’être vaillante, de garder de mon mieux l’âme résolue que les douces aïeules françaises avaient mise en moi. Ainsi, il avait suffi d’un air ancien, d’un air du pays, fredonné par des lèvres de servante, pour me rendre à la fois le courage et le goût de vivre…
J’ai tenu parole. Depuis ce jour, quels que pussent être les exemples, quelque amertume ou quelque regret qui me pût venir, je fus brave.
Tous les soirs, malgré une lassitude croissante, je demeurais de longues heures, en compagnie de mes livres, forçant mes yeux à se rouvrir quand je sentais le sommeil appesantir mes paupières. Je repris ma correspondance interrompue et, enfin, je laissai davantage ma pauvre Émilie dégonfler son cœur fruste dans le mien. Je lui défendis seulement de me parler de ce qui se faisait dans la maison.
Insensiblement, je la ramenais vers la douce terre si lointaine, où, toutes deux, nous avions essayé nos premiers pas. Et peu à peu, à force de refaire ensemble les routes jadis parcourues et de répéter les paroles toujours entendues, nous parvînmes à nous créer un petit coin de patrie, un havre de paix où nous nous retrouvions avec nos âmes différentes, unies dans le même amour et le même espoir. Il n’y avait plus ni maîtresse ni servante, mais seulement deux femmes françaises, perdues dans ce harem africain, heureuses d’échanger ensemble quelques idées, point toujours pareilles, mais émises du moins dans la chère langue maternelle. L’humble paysanne qu’était Émilie, me racontait son enfance dans la ferme paternelle, perdue dans les montagnes de l’Aveyron. Elle avait, au plus haut point, cet esprit un peu caustique — mais dont toutes les comparaisons font image — qui caractérise nos peuples méridionaux. Je connus l’histoire du berger Basile, du pauvre Marine, et de la vachère Ninette. Je crus parfois faire, avec cette fille des Cévennes, l’ascension de ses montagnes, une lanterne à la main, le front recouvert de la mante du pays, par les nuits claires et glaciales de Noël. Je voyais l’office ; j’assistais au plantureux réveillon, où cinquante paysans se groupaient, tel un troupeau, autour de la table du curé, régalant ses ouailles de dinde, de nougats et d’oreillettes[32], le tout arrosé de blanquette de Limoux, ou de muscat de Lunel.
[32] Pâtisserie du Languedoc et de la Provence.
Soudain, une mélopée arabe venait jusqu’à nous d’un immeuble voisin, le son d’une houd ou de la noune grinçant tristement quelque mélodie sur un ton mineur ; ou bien le gaffir[33] hurlant sous nos fenêtres son appel fatidique : Ouahed ![34] Et c’était fini ! Le charme se rompait. On était de nouveau deux exilées qui descendaient, le cœur lourd et les yeux troubles, dans la maison, et regagnaient la chambre commune en ayant bien soin de ne pas écraser de négresses dans le hall, car elles dormaient serrées les unes contre les autres et si bien enroulées sous les énormes couvertures, qu’il fallait se livrer à une véritable gymnastique, pour éviter de marcher sur leurs corps.
[33] Crieur de nuit.
[34] « Un » ! Abréviation de la formule Islamique : « Il n’y a qu’un seul Dieu ! »
Dans la chambre, c’étaient alors la musique continue des corbeaux croassant jusqu’au jour, le chant lugubre des derviches auquel, cependant, je commençais à m’accoutumer, et le cri strident des éperviers frôlant nos fenêtres.
C’est le soir !… Il a fait très chaud toute la journée et la maison, surchauffée par les rayons d’un soleil torride, a gardé dans ses murs une température si élevée que, malgré les courants d’air établis partout, on suffoque.
Dans le hall où le repas s’achève, nous sommes tous assis autour du traditionnel plateau, où s’étale, fraîche et saignante à souhait, une succulente pastèque.
Le cousin Ahmed-bey a découpé habilement le cœur du fruit et le partage en morceaux, qu’il nous distribue en maître de maison magnanime, gardant pour lui la partie la moins délicate.
On mord à belles dents la pulpe savoureuse, dont le jus découle de toutes les lèvres en bave rose. C’est délicieux et dégoûtant à la fois.
A terre, comme un animal familier, Zénab achève les écorces que le bey lui jette, sans qu’elle songe le moins du monde à s’en offenser. Mais, la dernière bouchée finie, elle se traîne sur les genoux jusqu’à l’hôte et sa voix se fait larmoyante pour demander :
— Amel-Maarouf, Nébit, ia bey ?… (Faites-moi plaisir… du vin, mon bey !)
Dès le premier jour de mon arrivée, et pour me faire honneur, on a servi, sur la table de famille, la rouge boisson prohibée par le prophète.
J’ai constamment refusé d’en prendre. Mais, comme on a continué de placer le fiascho devant moi, presque chaque jour, la même scène amusante se reproduit.
Vers le milieu du repas, au moment de faire appel à l’esclave pour lui verser à boire, avant de prononcer le mot consacré (Essinni ! — Désaltère-moi !), le cousin, hypocritement, se tourne vers moi et demande :
— Ma cousine, vous ne prenez pas de vin ?…
Et moi de répondre :
— Non, mon cousin, merci !
— Vous permettez que j’en boive un peu ?…
— Comment donc !…
Et je lui tends le fiascho qu’il a devant lui. Il boit sec et commence à retrouver la parole, lui qui ne parle presque jamais.
C’est alors que Zénab se rapproche, vraie chatte gourmande, et réclame sa part.
Généralement, elle invente un malaise, une souffrance quelconque, qui la force à demander de ce vin qui est un remède, « un vrai remède, seigneur ! » En demanderait-elle sans cela, elle qui se targue d’être une si bonne musulmane ?…
Ce soir, elle ne va point faillir à son habitude.
— Zénab, interroge le cousin, pourquoi veux-tu boire de ce vin ? Tu sais bien que c’est défendu…
— Je le sais, seigneur… mais j’ai mal ! Ah ! j’ai si mal ! Donnez-m’en rien qu’un peu, une goutte pour guérir mon pauvre estomac qui me brûle.
Le cousin, amusé, verse dans un bol de faïence la valeur de deux grands verres.
La femme boit.
Un quart d’heure après, elle est ivre à tomber. C’est le moment que l’on attendait ; l’heure précise où le démon, caché dans l’âme obscure de la bouffonne, va se manifester à nous par les paroles et les actes les plus baroques et les plus inattendus. Il n’est pas de folies qui ne s’échappent de ces lèvres de démentes où l’alcool a mis son poison.
Cette fois encore, nous assistons immobiles à la répétition du spectacle quotidien. Comme il fait chaud, Zénab a retiré sa galabieh, selon une coutume qui lui est chère. Elle apparaît sous la clarté crue de la suspension au pétrole, à l’abat-jour de métal, vêtue d’un simple caleçon de percale jadis blanche, mais, pour l’instant, d’une couleur indécise, flottant entre l’ocre et l’ardoise à force de malpropreté. Ce caleçon, qui gêne sans doute son estomac lourd de vin, elle l’a fait glisser jusqu’au milieu de son ventre, qui semble pitoyablement flasque et blême, au-dessus des cordons qui le soutiennent mal et entament les chairs.
Zénab ne porte pas de chemise et sa gorge, en forme d’outre, tombe lamentablement plus bas que la taille, sous la forme de deux petits sacs vides et ballottants. Les pectoraux se dessinent de façon inquiétante sous la peau de la poitrine et les épaules semblent deux clous énormes, reliés à ces bâtons qui sont les bras. Le dos, où l’épine dorsale montre chacun de ses nœuds, s’arrondit déplorablement.
Et, sur cette loque, des tatouages variés ont laissé leurs traces ineffaçables. Zénab porte sur chaque sein un petit soleil et, au bas des reins, se dessine un crocodile. Elle est très fière de ces emblèmes et les exhibe à tout venant sans la moindre gêne.
— Danse, Zénab !… ordonne le maître.
Et Zénab danse.
Elle a mis sur sa tête grimaçante le tarbouche que complaisamment, a prêté l’eunuque, dont la large face s’épanouit d’aise dans l’encadrement de la porte… Elle a pris la canne du maître et, une fleur de souci entre les dents, les yeux dilatés, le torse penché en avant et la croupe tendue, ses deux mains appuyées au bâton qui la soutient, elle imprime à la partie moyenne de son corps, des mouvements bizarres, dont l’impudeur ne choque personne. Sa pauvre face stupide exprime une douce satisfaction ; ses yeux sans cils pleurent de tendres larmes ; sa bouche s’entr’ouvre : Zénab est heureuse !
Le vin de palme a, pour un instant, chassé jusqu’au souvenir de la misère présente et des souffrances passées.
Le bey lui-même donne l’exemple de l’accompagnement, en frappant en cadence ses deux mains l’une contre l’autre. Les assistantes, maîtresses et esclaves, limitent. Zénab, excitée par ce rythme un peu sauvage, se livre à présent à de véritables contorsions. Sur ses traits, que ce plaisir furieux décompose, la sueur ruisselle et ses cheveux, mal peignés, viennent battre ses joues de leurs mèches folles. Maintenant, elle a jeté le bâton et passé à ses index les crotales de cuivre qu’une servante lui a tendues sur l’ordre du bey. Les bras levés au-dessus de sa tête, elle agite ses crotales en un mouvement toujours plus rapide. Ses yeux révulsés ont une expression indéfinissable qui tient à la fois de l’extase et de la terreur. Elle tourne sur elle-même, grisée par cette musique étrange, faite de toutes les voix des personnes environnantes, des battements de leurs mains et surtout de ces terribles crotales qui ne s’arrêtent plus.
Gull-Baïjass a pris un darrabouck entre ses genoux, et ses doigts blancs de paresseuse en tirent le son toujours pareil qui, depuis l’aurore des siècles, guida les danses des filles d’Égypte.
L’eunuque, ravi, s’est avancé et, assis, sans rien dire, tout près de la porte, sa grosse tête crépue dodeline gravement de gauche à droite, il semble personnifier ainsi quelque divinité grotesque sortie du fond des âges, pour apporter à ce tableau familial sa présence tutélaire.
Et tout à coup, la danseuse s’arrête, à bout de souffle, et vient s’abattre presque à mes pieds, comme une masse.
Zenab est évanouie.
Le maître rit et sort de la pièce.
Azma hésite un peu, partagée entre son bon cœur qui lui conseille d’être charitable à cette femme, et la crainte de perdre de son prestige devant ses esclaves, en donnant des soins à une créature si inférieure. Mais, moi qui ne suis pas Turque et n’ai pas à me préoccuper de ces gens, je me suis agenouillée près de Zénab, et, aidée d’Émilie, nous parvenons à ranimer la pauvre danseuse. Azma, alors, a été chercher elle-même l’eau de fleurs[35], précieusement distillée par elle et conservée dans la vieille dame-jeanne, au fond de l’armoire de sa chambre. Elle revient, tandis que Zénab ouvre les yeux et essaie de me baiser les mains, en signe de gratitude. De voir la hanem s’occuper d’elle avec moi et lui tendre la boisson si recherchée et servie dans une cuiller d’argent, comme à une égale, Zénab n’en peut croire ses regards. La joie l’étouffe. Pour mieux nous en prouver l’excès, la pauvre femme essaie de petits gloussements de gratitude, qui ne parviennent pas à s’échapper de sa gorge.
[35] Eau de fleurs d’oranger.
Émilie, la première, a pensé à couvrir le buste nu et à envelopper les épaules de Zénab d’un châle à elle ; cela suffit à procurer immédiatement, chez la fellaha, le réveil de toutes ses facultés.
— Ah ! par Allah ! que ce châle me fait de bien. Si j’en avais un pareil, je crois bien que je serais guérie tout de suite…
Moi, probablement, j’aurais donné le châle, mais Zénab a affaire à plus maligne qu’elle, avec ma rusée Cévenole. Émilie est bonne, mais avisée ; elle pense qu’elle n’est pas assez riche pour faire des cadeaux aux paresseuses.
— Écoute, Zénab, puisque ce châle te plaît, je t’apprendrai à en faire un pareil.
Zénab aime mieux y renoncer tout de suite…
Le lendemain et les jours suivants, je crus remarquer chez cette bouffonne — car elle n’était guère que cela dans la maison — un redoublement d’amabilité et d’égards à mon intention : Zénab se souvenait et elle était reconnaissante. Pour moi, je ne pensais plus à son accident, quand, un soir, après une interminable journée de solitude — toute la famille était allée rendre visite à des parents habitant la banlieue — comme je demandais l’heure à Gull-Baïjass pour la dixième fois peut-être, Zénab, qui me regardait sans rien dire, s’approcha de moi :
— Petite hanem, les heures te semblent longues !… Tu n’as pas lu dans tes gros livres, ce soir ; je parie que tu es malade ?…
Je dus avouer que j’avais mal à la tête.
— C’est parce que le bey ne t’a pas écrit… Ne te tourmente pas ; demain, le seigneur t’enverra une bonne lettre ; mais moi, ce soir, je veux te distraire.
Tout de suite, je pensai à la danse et je revis par la pensée toute la scène de l’autre soir.
— Non, non, Zénab, pas de danses, pas de musique ! je suis lasse.
Mais elle, à voix basse, murmura :
— Ce n’est pas ce que tu crois… Non, j’ai à te montrer quelque chose qu’aucune chrétienne avant toi n’a vu ; une chose que tu ignores et qui t’amusera, ma colombe… Seulement, il ne faut pas le dire ici ; sans cela, on me chasserait, et la pauvre Zénab n’aurait plus de gîte.
— C’est donc mal, Zénab, ce que tu me proposes ?…
— Voilà. C’est mal et ce n’est pas mal… ça dépend des idées. Je te mènerai dans une maison où tu ne rencontreras que des personnes très respectables, mais qui seraient fâchées si elles savaient que je leur conduis une dame qui n’est pas Égyptienne. Chaque peuple a ses habitudes, qu’il n’aime pas voir divulguer. Viens, ma sœur, tu ne le regretteras pas…
Que ceux qui jamais ne sentirent l’aiguillon de la curiosité tourmenter leur cervelle, me pardonnent.
Zenab avait dit :
— Je vais te montrer quelque chose, qu’aucune chrétienne avant toi n’a vu…
Je n’avais pas dix-huit ans ! Personne n’était là pour me guider. Une envie terrible me prenait de voir ce spectacle défendu aux profanes ; d’ailleurs, ma fidèle Émilie et Zénab seraient avec moi… Que pouvais-je craindre ? J’acceptai de revêtir la habara et nous partîmes.
— Surtout parle très peu, me souffla Zénab, je te présenterai comme une dame persane descendue chez ma maîtresse. Je dirai que tu ne sais pas très bien l’arabe.
… Ainsi, cette fille stupide trouvait cependant des subterfuges surprenants pour l’accomplissement de ses volontés.
Nous partîmes en voiture et, en quelques minutes, le cocher nous déposa dans le quartier même de Darb-el-Gamamiz devant une maison d’apparence fort honnête. Deux grands eunuques surveillaient la porte.
Nous franchîmes le patio. Zénab souleva la lourde portière qui masquait l’entrée du harem, en personne habituée, pour laquelle les lieux n’avaient plus aucun mystère.
Nous parvînmes au premier étage. Tout de suite les sons de l’habituel orchestre arrivèrent jusqu’à moi. Noune, houd, darrabouck faisaient rage de compagnie. De temps à autre, des voix féminines accompagnaient l’air sur un timbre suraigu. Je n’eus pas trop le temps de me demander où j’étais, ni si cette musique entendue était une musique de fête. Une femme entre deux âges, la face outrageusement peinte, les cheveux passés au henné couleur de sang, les yeux démesurément agrandis de kohl, venait vers nous, dans un balancement des hanches et des cuisses qui lui donnait la démarche peu gracieuse d’une oie.
— Qui est cette hanem, Zénab ?… Est-ce pour une leçon ?
Zénab, dans la crainte que je ne répondisse trop vite, se hâta de dire :
— Oui et non, madame… C’est une jeune Persane qui veut voir les leçons des autres pour essayer de faire une école comme la vôtre dans son pays.
— C’est un talari, alors, Zénab !…
Je m’exécutai et donnai un écu, de plus en plus intriguée… Mais Émilie me tirait vers elle, par un pan de ma habara !…
— Pour l’amour du Ciel, madame, allons-nous-en !… Cette femme est folle de nous avoir amenées ici !… Madame sûrement ne se rend pas compte… ce n’est pas la place de madame… Je ne voudrais pas que madame me reprochât ensuite de l’avoir laissée même une heure dans cette maison.
Émilie, moins naïve que moi, se figurait des choses épouvantables. Une apparition inattendue commença de me donner confiance et rassura ma pauvre camériste affolée.
Par la porte que Zénab venait d’ouvrir devant nous, Sett-Seddia, une cigarette aux lèvres, sa Noune posée sur ses genoux, causait tranquillement avec une femme, modestement mise, à côté de six autres personnes, toutes fort correctes et plutôt mûres. Seddia la première nous aperçut :
— Comment êtes-vous ici, madame ?…
Elle paraissait plus ennuyée que choquée.
Mais déjà Émilie, perdant toute notion de respect, dans l’ardent désir qu’elle avait de m’emmener de cette maison, l’interpellait :
— Madame Seddia, je vous en prie, dites-nous où cette folle de Zénab nous a conduites ?… Bien sûr, ce n’est pas ici la place d’une jeune dame comme ma maîtresse…
Seddia sourit. L’agitation de ma pauvre Émilie l’amusait.
— Mais, ma bonne, vous êtes dans un lieu très convenable. La hanem qui vous a reçues est professeur de musique et de danse, c’est l’heure de la leçon et je suis moi-même chargée de l’accompagnement. Allez-donc vous asseoir là-bas, dans cette pièce. Vous verrez les danses… Surtout rassurez-vous ; « madame » (et elle me désignait) ne court aucun danger…
Émilie obéit, sans cependant se montrer ni très satisfaite, ni très tranquille.
Alors, à mon tour, j’interrogeai Seddia. Je pensais bien qu’on ne donne pas de leçons après neuf heures du soir, surtout en Égypte.
— Voyons, Seddia, soyez au moins franche avec moi…
Notre compatriote parut embarrassée, mais tout de suite la légèreté naturelle de sa petite âme Montmartroise prit le dessus ; elle déclara :
— Ma foi, tant pis ! (Elle prononçait tant pire !) Je n’aurais pas voulu parler, mais, puisque vous y êtes, il faut bien que je vous explique… Ne vous hâtez pas de blâmer les femmes qui vous entourent. C’est ici la leçon d’amour !
— La leçon d’amour ?…[36]
[36] Tout ce qui va suivre et qui fut rigoureusement vrai il ya vingt ans n’existe plus aujourd’hui. La jeune fille égyptienne actuelle se rapproche de plus en plus de ses sœurs européennes.
— Mon Dieu, oui !… Et cela n’a rien que de très respectable en soi, étant données les mœurs du pays. Vous n’ignorez pas que les hommes se marient presque toujours en Égypte avec des femmes qu’ils ne connaissent qu’à l’heure suprême où, mariés et maîtres de leurs épouses, ils ont le droit de soulever le voile nuptial et de voir pour la première fois les traits de leur fiancée.
« Bien entendu, l’amour tel que nous le comprenons en Europe ne saurait exister dans des conditions pareilles. Bien plus, les hommes auxquels leur religion permet quatre femmes légitimes « à la fois » et en nombre illimité, pourvu qu’elles se succèdent par le divorce, sans compter autant d’esclaves qu’ils peuvent en nourrir, sont forcément difficiles sur la marchandise… Les esclaves abyssiniennes ont, paraît-il, d’extraordinaires qualités au point de vue de la volupté… Les esclaves blanches savent toutes les ruses qui prennent les hommes… Jusqu’aux joyeuses négresses, dont les formes rebondies, la belle santé et la bonne humeur les retiennent parfois des années pris à leurs charmes couleur de suie !… Alors, dans ce triple péril, que voulez-vous que fasse la pauvre petite vierge égyptienne, qui, en fait d’hommes, n’a jamais connu que son père qu’elle redoute et ses frères qui la méprisent… Il faudrait qu’elle soit plus belle qu’une houri, ou plus rouée qu’une courtisane pour pouvoir sans désavantage essayer la lutte. Elle n’est plus qu’un triste moule à enfants. Et si la nature l’a faite stérile, ou si la vieillesse vient trop tôt, elle ne tarde pas à se voir reléguée à la dernière place dans sa maison, à moins qu’on ne l’en chasse tout de suite, sur les conseils d’une rivale ambitieuse.
« Les mères qui, durant des siècles, ont souffert de ces choses sans oser se plaindre, ont enfin fini par trouver le moyen d’y porter remède.
« Il y a quelques années, une très belle fille, qui jadis avait fait métier de ses sourires, épousa un bey et demeura veuve avec quatre filles, presque sans fortune. Cette femme, qui de l’amour oriental n’ignorait aucun secret, se dit qu’il serait profondément regrettable, de ne point initier ses enfants aux façons qui lui avaient jadis si bien réussi auprès des hommes qui la convoitaient. Seulement, au lieu de les faire savantes pour le public, elle s’appliqua à les élever en vue de leur bonheur personnel, qui ne pouvait dépendre, pensait-elle, que du bonheur de leur mari. Elle enseigna à ses filles les pratiques qui plaisent aux hommes et les sortilèges qui les attachent. Cette courtisane ne manqua pas d’avoir des imitatrices, quand on sut que ses quatre filles étaient heureuses en ménage, on supposa que les leçons maternelles n’étaient point étrangères à leur félicité domestique. L’école d’amour était créée.
« Ici, l’on enseigne les divers arts d’agrément que les époux recherchent dans la jeune fille qui sera leur femme ; danses, musiques, chansons… Le massage, bien entendu, occupe la première place, toute bonne musulmane devant masser son mari et réveiller par de savantes frictions ses facultés endormies.
« Mais ce n’est pas tout, et je ne sais comment vous dire le reste, sans vous choquer… D’ailleurs, vous allez voir et vous pourrez vous rendre compte par vous-même… Tout cela s’exécute dans une intention fort honorable et ce complément d’éducation fait partie des qualités domestiques qu’une bonne mère doit enseigner à sa fille, avant de la donner à l’époux. »
Non, Seddia n’avait pas menti, pas même exagéré… Tout ce que je vis dépassait de beaucoup les pires suppositions que mon cerveau de très jeune Européenne avait pu me suggérer… Et j’étais, je pense, plus ignorante que la plus ignorante des élèves qui s’exercèrent paisiblement devant moi.
De même que l’on voit au Conservatoire des enfants de quinze ans, s’essayer à reproduire le masque tragique, les gestes passionnés et la voix profonde des Phèdre et des Agrippine, en délicieux perroquets seulement désireux d’imiter la manière du professeur, mais incapables de ressentir le quart des sentiments qu’ils paraissent exprimer, ainsi se mouvaient et agissaient les petites vierges égyptiennes.
L’une après l’autre, elles arrivaient le front timide, la démarche incertaine, devant le divan où s’étalait la comparse représentant le mari (sic). C’était alors de part et d’autre une mimique intraduisible, que, seule, la plume terrible d’un Tacite ou d’un Suétone pourrait expliquer sans détours.
On enseignait à ces fillettes à se dépouiller de leurs vêtements, à mimer les danses les plus lascives en gardant sur leurs lèvres d’enfant le même sourire de courtisane, en mettant dans leurs yeux clairs d’innocentes, le regard canaille du professeur… Celle-ci s’agitait terriblement, redressant un bras, pliant une jambe, faisant pencher davantage une tête rebelle ; elle allait de l’une à l’autre, prodiguant à la fois conseils et remontrances. Et les gestes ne suffisaient point. Il fallait encore apprendre les paroles fatidiques, qui provoquent les désirs des hommes, la résistance qui les attise et les petits cris qui les contentent. Les soupirs étaient réglés comme les actions…
L’enfant devait témoigner à certaine minute, une exaltation dont très probablement elle devait toujours ignorer la cause ; car, contrairement aux récits mensongers qui circulent sur les femmes musulmanes, les Égyptiennes sont immuablement frigides, pour des raisons physiologiques qui ne trouveraient point leur place ici. Cela tient encore à la façon dont les maris se comportent avec elles. Bien peu demandent à leurs compagnes autre chose que de la soumission dans l’accomplissement de leur plaisir. Il s’agit seulement qu’elles sachent feindre… La grimace de l’amour leur suffit. Il faut surtout qu’elles les servent en esclaves complaisantes, tel mari fellah — même millionnaire — exige de sa jeune épouse, le soir des noces, qu’elle le déchausse et le déshabille. Au matin, il la réveille brutalement et se fait servir ; car, pense-t-il : c’est le premier jour qu’un homme avisé dresse sa jument et sa femme !
Tout autres, il est vrai, sont les habitudes turques.
La Turque de race libre se repose sur les esclaves de tous ses devoirs de maîtresse de maison, y compris les soins physiques de l’époux. Elle consent bien à lui appartenir, mais non point à provoquer ses faveurs, ni à subir ses tyranniques exigences. Et les belles filles de Stamboul, qui deviennent les femmes d’hommes égyptiens, vengent cruellement les épouses égyptiennes en intervertissant complètement les rôles des conjoints dans le mariage… Les fils du Nil paient fort cher l’honneur, souvent bien illusoire, d’avoir une Turque dans leur maison…
La leçon d’amour s’adressait donc uniquement à des jeunes filles égyptiennes. Le plus curieux, c’est que les mères réunies en cercle regardaient ces choses avec le même œil confiant que des mères françaises eussent contemplé les jeux de leurs petits sur le sable d’une plage, ou dans les allées d’un paisible jardin. De loin en loin, l’une d’elles approuvait à haute voix ou corrigeait d’un mot la défaillance d’une attitude, ou la fausseté de ton d’une phrase d’amour mal prononcée, et c’était tout.
Accroupies en rond sur des chiltas, elles fumaient toutes comme des Cosaques et jacassaient comme des pies ; à tel point que la mahaléma (professeur féminin) devait parfois interrompre d’un terrible « Hoss ! (silence !) Mesdames, on ne s’entend plus ».
Sett-Seddia, impassible, pinçait les cordes de son bizarre instrument, et, quand elle s’arrêtait, les doigtiers de métal fixés sur ses ongles, lui donnaient un faux air de danseuse cambodgienne. Je ne pus m’empêcher de lui faire part de l’étonnement que j’éprouvais, à la voir, elle Française et catholique, prêter son concours à de pareils jeux…
Elle me regarda et je vis passer dans ses yeux tristes la petite buée, voile de larmes mal retenues, que je connaissais bien pour l’avoir observée maintes fois chez cette femme, à l’heure de ses pires turpitudes…
— Que voulez-vous ? me dit-elle. Il faut manger !… Ils m’ont à présent si bien pétrie à leur manière que je ne souffre même plus de l’extravagance qui m’entoure… Je suis une véritable musulmane !…
Oh ! le rire amer qui ponctua cette phrase !… Vous dûtes le retrouver, ce rire, pauvre Seddia, à l’heure terrible où le choléra, un peu plus tard, vous livrait à cette mort lamentable qui devait vous enlever en pleine santé, en pleine jeunesse. Au moment de franchir la suprême étape, en voyant penchés sur vous les visages des amies égyptiennes qui assistaient votre si courte agonie et, prévoyant qu’elles seules à présent allaient vous ensevelir, vous dîtes sans doute de ce même ton et avec ce même sourire désabusé :
— Je suis une bonne musulmane !
Dernier mensonge, dernière aumône à ces cœurs simples, qui souhaitaient à votre âme les douceurs matérielles et palpables de leur paradis !…
Quand j’appris à Azma notre escapade, en lui faisant promettre de ne point punir Zénab — mais ne voulant pas cependant qu’elle pût connaître par d’autres ma présence dans cette maison — je fus surprise de ne pas la voir fâchée.
— Évidemment, me dit-elle, ce n’est pas très convenable que tu sois allée là-bas. Mais, puisque cela t’amuse d’étudier les mœurs locales, tu as plus appris chez cette femme, en ces quelques heures, que dans une année. Seulement il faut bien que tu saches que les grandes familles flétrissent ces usages ; jamais une Turque ou même une Égyptienne alliée à des Turcs, ne conduira sa fille dans cette maison.
A quelques jours de là, je pus assister à un mariage. Ce mariage !… on en parlait à la maison depuis des semaines et je me faisais une fête d’y être conviée, supposant bien que je pénétrerais cette fois au cœur de la famille orientale. On verra que je ne me trompais guère. Depuis, il m’a été donné d’assister à beaucoup de cérémonies diverses, dans toutes les classes du peuple égyptien. J’ai vu des noces princières et des noces paysannes, au village de la province où j’habite une partie de l’année, j’ai vu des noces barbarines et des noces chrétiennes chez les coptes, mais aucune ne m’a donné l’impression de jamais vu que me procura le mariage où, pour la première fois, je pris contact avec la foule féminine et la véritable âme égyptienne.
La veille, nous avions assisté à la soirée donnée par le père de la fiancée. Après un souper servi à la turque sur des centaines de plateaux autour desquels on s’asseyait par groupe de cinq à dix — à ce souper, il fut servi plus de quarante plats à chaque table — nous allâmes nous asseoir en cercle, autour du fauteuil où trônait la jeune fille en l’honneur de qui se donnait la fête. A l’époque où se passait ce récit, il était d’usage — depuis peu d’années ! — de faire revêtir à la fiancée la robe de mariée à la mode européenne, robe de satin blanc, voile de tulle, fleurs d’oranger, etc… on ajoutait seulement le diadème en perles et les longs fils d’argent fixés au-dessus des tempes et descendant de chaque côté du front de la fiancée jusqu’à terre. Cette parure, essentiellement orientale, est de l’effet le plus original et le plus gracieux. Elle remonte aux époques des premiers siècles de l’occupation gréco-romaine, et fut gardée par les chrétiens et plus tard par les musulmans — les uns et les autres la conservent encore à l’heure actuelle, en Égypte.
Devant la fiancée, les chanteuses et les danseuses s’installèrent et charmèrent l’assistance à tour de rôle.
La fiancée fut amenée en procession par toutes les jeunes filles présentes et soutenue jusqu’à son trône par ses sœurs, ses cousines, ou ses parentes les plus proches. Sur son passage on jetait à profusion les grains de blé, signe d’abondance, du sel pour appeler la sagesse sur son jeune front, et des pièces de monnaie, symbole de richesse. Le concert fini, la jeune fille fut ramenée dans le même ordre à sa chambre et les invités demeurèrent à causer et à fumer jusqu’à l’aurore.
On se sépara en se donnant rendez-vous pour le soir-même, chez l’époux où devait avoir lieu la consécration de la fête.
Cette première soirée se nomme Leïlt el Henna (la nuit du Henné). C’est en effet dans la journée que l’on a appliqué aux mains et aux pieds de la future épouse, le cataplasme d’herbes cuites qui doit laisser aux paumes et aux plantes, cette couleur affreuse si appréciée des femmes musulmanes. Tout d’abord, a eu lieu le bain, soigneusement présidé par la Balana (baigneuse), qui a ensuite opéré l’œuvre délicate, et souvent douloureuse, de l’épilation.
La patiente étant dévêtue, on l’étend sur un lit pendant qu’une matrone prépare, dans la chambre même, une sorte de caramel épais qui bout doucement sur un petit fourneau de terre. Dans ce liquide on verse une quantité de jus de citron exprimé à même dans la casserole. Quand la mixture est au point, la balana, avec une dextérité surprenante, y trempe la main et applique vivement cette sorte de cataplasme aussi chaud que possible, sur la partie à épiler. Elle laisse le remède agir quelques secondes, puis arrache violemment…
On épile non seulement le corps, mais les bras et le visage — car les joues d’une mariée doivent avoir le brillant et la netteté d’une pomme — le duvet de pêche si chanté par nos poètes est ici en abomination. L’opération finie on donne un second bain à la malheureuse dont la face a des tons de homard bouilli et qui ne peut presque plus marcher tant sa pauvre chair est cuisante et meurtrie par cette toilette barbare. On la saupoudre ensuite de farine d’amidon et on l’habille pour la première soirée.
La seconde fête a lieu chez l’époux et se nomme Leïlt el Dourla (la nuit de l’entrée). Vers le coucher du soleil, la mariée est enfouie en grande pompe dans un carrosse de gala où prennent place avec elle, sa mère et quelques intimes — autant que la voiture en peut supporter. Ensuite, toutes les issues régulièrement calfeutrées à l’aide d’écharpes de soie et de cachemires des Indes, le carrosse disparaissant sous les étoffes de prix, l’eunuque monte à côté du cocher et le cortège se met en marche, précédé par une musique militaire. Les invitées suivent dans leur coupé, les plus modestes en voiture de louage. Des timbaliers ferment la marche, montés sur des chameaux superbement caparaçonnés. Sur tout le parcours, les serviteurs de la famille jettent des pièces de menue monnaie et des bonbons que s’arrachent les gamins et les passants d’humble condition. Des matrones aspergent aussi la foule à l’aide de petites aiguières au bec percé de mille trous, d’où s’échappent, en gouttes parcimonieuses, l’eau de roses et l’eau de fleurs d’oranger…
Enfin l’on arrive au domicile du marié. Celui-ci, debout sous les tentes multicolores tendues devant la porte, attend celle qui devant la loi est déjà sa femme, mais dont il n’a pas encore vu les traits. A ses côtés, deux sacrificateurs, tiennent en laisse deux jeunes taureaux qui seront immolés sitôt que l’épouse, au bras de l’époux, franchira le seuil de la demeure qui devient la sienne.
C’est en effet sur le sang de ces animaux qu’elle doit passer, portée par le jeune homme qui la conduit jusqu’à la porte de la chambre nuptiale et se retire sans prononcer une parole. Il ne reverra sa femme que le soir. On juge de l’émoi de ces deux êtres, dont la volonté de leurs familles a lié la destinée et qui ignorent encore tout l’un de l’autre. Cet émoi se double d’une vague appréhension chez l’homme qui, s’il n’a pas été bien loyalement renseigné par les femmes chargées d’apprécier à sa place les mérites de la future, peut trouver, à l’issue de la cérémonie, un aimable monstre sous le voile trompeur des épousées, au lieu de la houri désirée…
Il ne saurait y avoir assez de lumières ni assez de bruit, assez de fleurs ni assez de danses pour étourdir suffisamment la pauvre petite victime qui, déjà suffoquée par une heure de trajet dans cette voiture où elle manquait d’air, brisée de lassitude par les toilettes et la parade de la veille, n’a pas encore franchi la moitié de son douloureux calvaire. Pour la mariée égyptienne, les noces sont bien véritablement un holocauste, dont elle est la triste et souvent la bien involontaire victime.
La voici dans la pièce qui sera sa chambre d’épouse !
Le lit a été préparé avec un soin qui rendrait jalouses nos mères européennes. Lit de cuivre, brillant comme un soleil, au baldaquin magnifique, aux colonnes majestueuses drapées d’une moustiquaire de gaze de soie rose, lamée d’argent. La courtepointe est de satin blanc orné de dentelles, gansé d’or, et brodé de fleurs merveilleuses. Les nombreux coussins sont recouverts de fine batiste ; au pied du lit, s’étalent les mules de la mariée. Sur une toilette recouverte elle aussi de satin blanc, se dresse le jeu de brosses et d’objets de toilette en vermeil, avec le chiffre de la mariée en brillants. A côté est posée une riche bogha[37], entr’ouverte discrètement, et d’où s’échappe, parmi des flots de dentelles parfumées, la parure de nuit de la jeune épousée… Sur l’autre coin du meuble et lui faisant face, une seconde bogha renferme la chemise de nuit, le caleçon et la calotte du marié, ces objets doivent être brodés et cousus de la main même de l’épouse ; c’est le premier cadeau à celui qui devient son maître… Déjà par les soins des couturières toujours présentes, et des amies et parentes de la jeune fille, les meubles sont encombrés d’un vaporeux fouillis d’étoffes et de parures variées, toute la pièce, d’ailleurs, offre l’aspect d’un très grand désordre.
[37] La bogha est un carré de velours ou de satin brodé d’or fin et doublé de soie qui sert à envelopper les robes et la lingerie dans les maisons orientales.
Alors commence la première toilette de mariée. J’ai vu, aux grands mariages, la robe varier par trois ou quatre fois dans la soirée ; c’est un indice de richesse. Les invités faisant partie de la famille en font autant, ce qui donne à une partie de l’appartement, l’apparence d’un immense cabinet de toilette.
La mariée que je voyais ce soir-là, fut plus raisonnable, elle ne changea de robes que deux fois. La première était de moire rose brodée de blanc, et surchargée de perles de jais également blanc. Selon l’usage traditionnel, une fois habillée, on l’installa sur un divan dans sa chambre et les visiteuses défilèrent devant elle, l’une après l’autre, lui prodiguant, à qui mieux mieux, félicitations et conseils. Mais la pauvre petite demeurait muette et rigide sous ses parures, les yeux baissés, elle écoutait sans un geste et ne prononçait pas une parole.
Aujourd’hui tout cela est changé. Depuis dix ans, les mariées de la bonne société se mêlent à leur famille, prennent part au repas et répondent gentiment à celles qui les questionnent.
Dans les salons brillamment illuminés, les invités arrivent en foule. Toutes les races, toutes les couleurs, tous les types sont représentés à cette fête. Voici les négresses du noir le plus pur, vêtues de galabiehs de satin rouge, le cou chargé de lourds colliers de sequins, le mouchoir de coton autour de la tête, très fières d’accompagner leur maîtresse et de se mêler à la foule élégante qui les entoure. Voici les Abyssines, reconnaissables à leur haute taille, à leurs traits fins, à la splendeur un peu animale de leurs grands yeux.
Parmi celles-ci, beaucoup sont des concubines ou des épouses de pachas ou de beys, mères d’enfants légitimes et elles toisent dédaigneusement les autres femmes de couleur qui les envient.
Les Égyptiennes naturellement forment la majeure partie de la société. Elles se distinguent par l’obésité précoce, même des plus jeunes femmes, dont les poitrines et les ventres saillent désespérément, malgré le corset tendu à se rompre et dont la pression leur donne ce teint congestionné et ces regards désespérés de pigeons qu’on étrangle… Elles sont brunes, malgré la poudre dont elles ont outrageusement enfariné leur figure. Beaucoup exhibent des toilettes européennes, de coupe défectueuse et dont la taille dessine encore mieux les formes pesantes des femmes habituées à vivre sous la libre galabieh, ceinture lâche et seins au vent. Elles ont aussi adopté notre coiffure et, sur des chignons compliqués, posé des fleurs artificielles et des diadèmes de perles. Toutes sont couvertes de bijoux de prix, car même celles qui n’en possèdent pas, en ont emprunté ou loué pour la circonstance.
Enfin les Turques en minorité, mais tranchant superbement sur toutes les autres, par la majesté souveraine de leurs attitudes, et le luxe de bon aloi pour les jeunes, la sobriété voulue des toilettes pour les vieilles femmes. Les plus jeunes, mariées ou jeunes filles, sont habillées selon le dernier goût de la rue de la Paix. La main du grand faiseur se reconnaît à la grâce d’une draperie, à l’originalité de la coupe… à tout. Ces toilettes sont d’ailleurs portées avec une distinction surprenante et les belles Turques prouvent que, chez elles du moins, le corset fait partie de la vie et des mouvements de chaque jour, car son port ne les gêne guère. Elles vont et viennent montrant leur taille admirablement bien prise, et découvrant sous un décolletage peut-être excessif, des épaules et des bras de déesse. Je n’ai jamais vu autant de diamants, de perles, de pierres précieuses que ce soir-là. Ces femmes avaient l’air de châsses.
Pour les Turques âgées, la toilette me sembla presque pareille chez toutes. Elles étaient vêtues de ces galabiehs en simple toile des Indes d’un si grand prix, et d’une si nette simplicité, que les princesses portent constamment dans leur harem, et qui sont si délicieusement fraîches à la peau. Sur leur tête, l’immuable Ezzazia piquée d’un bouquet de fleurs, leur donnant une vague ressemblance avec les malades d’hôpital. Car, si les coquettes savamment coiffées savaient faire de l’Ezzazia une parure charmante en la posant en arrière sur des cheveux ondulés avec soin, les vieilles dames, qui l’arborent à la manière d’un casque nocturne, prennent sous son port une apparence à la fois grotesque et majestueuse. Sur les poitrines aplaties, les lourdes chaînes de montre s’étalaient, supportant la montre d’homme, dont toutes les femmes du harem se sont parées jusqu’en ces dernières années, la montre de dame étant considérée, par elles, comme un jouet ridicule, bon pour des enfants. Même préjugé pour les chaînes, qui ne leur semblaient pas assez solides, ni surtout assez massives…
Toutes les assistantes qui ne portaient point le costume européen, avaient la taille serrée par une épaisse ceinture de métal d’or ou d’argent, dans laquelle était posée leur montre. Toutes les personnes vêtues de galabiehs portaient des babouches de peau brodées de perles ou de satin, garnies de nœuds de rubans assortis à la robe. Mais, toutes les élégantes vêtues à la française exhibaient de ravissants petits souliers de bal. Les subalternes et beaucoup de créatures sans prétentions avaient de simples savates…
Dans un angle de la pièce où l’on m’avait fait asseoir, je remarquai une sorte d’estrade faite de quatre bancs placés en carré et tendus de cachemire, sur lesquels s’enroulaient des guirlandes de fleurs déjà fanées.
— C’est la place des musiciennes, me dit-on.
En effet, elles arrivaient au même instant. Grande fut ma surprise, en les trouvant aussi laides, aussi disgracieuses, que les pauvres checkas entrevues aux funérailles de notre voisin. Sur cinq, deux étaient complètement borgnes et une troisième montrait un glaucome épouvantable. Elles étaient vieilles et leur peau avait des tons d’ivoire jauni. Une d’elles, mulâtresse, présentait des joues s’agrémentant des huit cicatrices longitudinales, qui sont appelées à parfaire la beauté soudanaise.
La chanteuse, remarquable par la profusion de bijoux qui la couvrait, n’était guère plus attrayante, mais elle, du moins, avait tenu à se montrer élégante. Sa robe de satin bleu de paon s’ornait de volants multiples ; une ceinture de pierreries étincelait à la taille. Des sequins d’or s’enroulaient autour de son front, où les frisures de ses cheveux crépus faisaient un vrai nid de pie. Elle avait le nez épaté, de fortes lèvres violettes, le front bombé et des yeux chassieux. Mais, sitôt qu’elle chanta, ce fut du délire. Pas une, me dit-on, ne pouvait l’égaler pour les modulations si chères aux oreilles indigènes. Elle répétait longuement la même phrase, le même mot et les autres répondaient au refrain en accompagnant l’air sur leurs instruments variés. Une noune, une houde, deux tympanons.
Des esclaves passaient constamment, offrant des cigarettes dans un petit panier et des tasses de moka sur un plateau. Les visiteuses étaient assises, serrées entre elles comme des graines autour de l’épi, car l’usage oriental veut que l’on invite toujours dix fois plus de monde que la maison n’en saurait tenir. Le résultat est désastreux. Au bout de quelques heures, la demeure nuptiale a l’air d’un carrefour où… il se passe quelque chose ! — et comme aucun agent n’est là pour maintenir l’ordre, c’est une ruée frénétique qui aboutit souvent à de véritables batailles entre femmes de condition inférieure ; il faut appeler les eunuques pour chasser les tapageuses…
Vers dix heures, après le repas servi à la turque, comme celui de la veille, Azma vint me chercher :
— Si tu veux assister à la grande toilette de la mariée, j’ai obtenu qu’on te laisse entrer dans la chambre.
Je la suivis, et nous pénétrâmes ensemble dans le réduit où les poudres, les sachets, les pommades et les eaux de senteur mettaient une quantité de parfums disparates, et si violents, que je faillis perdre connaissance ! Une fenêtre, ouverte à propos, me sauva de l’asphyxie.
La petite mariée, d’une pâleur de morte, se livrait sans résistance aux mains de la couturière et d’une cousine qui, en ce moment, lui passaient une fine chemise européenne. Puis, ce fut le tour du corset fanfreluché, du pantalon, véritable dentelle ajourée et du jupon de satin froufroutant.
La jeune fille était fort brune ; on avait pris soin de frotter sa peau d’un liquide gras et blanc, sur lequel la poudre, jetée à profusion, achevait de métamorphoser sa carnation sombre d’Égyptienne en une chair de blonde, qui tranchait bizarrement avec l’éclat des yeux et le noir des cheveux crépus, luisants de brillantine. La couturière s’était distinguée pour la coiffure, de tous points réussie. Un coiffeur professionnel n’eût pas mieux fait. Après le jupon, on enfila la robe de mariée, la splendide robe des noces musulmanes, tout à fait abandonnée dans la bonne société actuelle. Alors, elle jouissait encore de tout son prestige et il fallait qu’un père fût bien pauvre pour ne point l’offrir à son enfant.
Cette robe était de brocart rouge et or, l’étoffe commandée et tissée spécialement à Constantinople. Les douze mètres coûtaient mille francs (quarante livres) pour les plus simples. Celles des princesses, entièrement brodées de perles et d’or, atteignaient quelquefois cent mille francs. Mais les robes de cinq à dix mille étaient une dépense courante dans les frais du mariage. On juge de la pesanteur de cette robe, dont l’immense traîne augmentait encore le supplice de celle qui la portait. Les robes de mariées sont généralement très décolletées, en Égypte ; cela, afin de permettre l’étalage des bijoux dont la fiancée doit être couverte. Au cou, une rivière de diamants, aux oreilles d’énormes boucles, aux bras plusieurs rangs de bracelets. Sur les gants (sic), et à chaque doigt, une bague de prix. Enfin, sur la tête et soutenant le voile lamé d’argent, un diadème en brillants ou en perles. Ajoutant à cela les multiples fils argentées dont j’ai parlé, et qui tombent en algues délicieuses de chaque côté des tempes jusqu’au bas de la robe, on se figure aisément la lourdeur écrasante de ce costume sous lequel, pour peu qu’il fasse chaud et que la jeune fille ne soit point très forte, elle doit plier littéralement…
Entre temps, on avait passé une couche de carmin sur les joues et les lèvres de la fiancée et égalisé au pinceau ses sourcils et ses cils à l’aide d’une teinture. Je ne reconnaissais plus la fillette très brune, presque laide, que j’avais vue quelquefois en visite. C’était une femme nouvelle. Je me figurais la surprise de l’époux, le masque des fards tombé de ce visage, retrouvant la véritable femme — combien différente de l’autre — qu’on lui donnait.
Les Orientales avisées redoutent tout de ce mariage les livrant à un inconnu dont elles ont, du moins, pu apercevoir les traits à travers les persiennes, durant ses visites aux hommes de leur maison : mais qui, lui, n’ayant vu d’elles qu’une forme imprécise sous les plis du voile noir dans la rue, peut, à bon droit, ne pas se montrer satisfait, si la femme n’est point telle qu’un récit mensonger la lui a dépeinte. Et, pour éviter un affront, tous les subterfuges sont admis car, de cette première entrevue, dépend souvent la durée du mariage.
Si la mariée est par trop repoussante, le mari, sitôt qu’il a levé le voile nuptial, peut fort bien dire :
— Je refuse cette jeune fille !
Et descendre aussitôt auprès des hommes qu’il prend à témoin de la tromperie dont il est victime. Aussitôt, il demande le divorce. C’est son droit, mais, si après l’avoir vue, il la trouve assez séduisante pour que l’union se consomme, les plus élémentaires lois de courtoisie lui ordonnent de la garder, même si le réveil lui réserve des surprises peu agréables.
Et c’est là le secret de l’habileté consommée que mettent les femmes à parer et à embellir la fiancée.
Quand la mariée se trouva tout à fait prête — ce qui n’avait pas demandé moins de deux heures — toutes ses amies et parentes vinrent à tour de rôle la regarder, chacune donnant son avis. L’une redressait un pli du voile, l’autre rattachait un bijou, celle-ci ajoutait une fleur.
Alors entrèrent toutes les plus jeunes filles de la maison et de la famille. Également vêtues de blanc, elles portaient des cierges énormes, presque aussi volumineux que nos cierges pascals. Chaque cierge était enrubanné et entouré d’une guirlande de boutons de roses.
La porte fut ouverte à deux battants, l’eunuque prit la tête du cortège et la zaffa[38] commença. Rien ne saurait égaler ma surprise et aussi mon indignation, en voyant les musiciennes, que je savais être recrutées parmi les pires courtisanes de la ville, venir prendre la mariée dans sa chambre et marcher devant elle à reculons, en entonnant l’épithalame. Les vierges marchaient des deux côtés de la mariée, soutenue par ses sœurs.
[38] Procession nuptiale.
Les musiciennes chantaient :
Elle vient d’en haut en se balançant, blanche avec de longs cheveux d’or.
Refrain : Ya la la ! Ya la li !
Ses cheveux tombent en longues et belles tresses.
Son front ressemble au croissant de la lune pendant le mois de Chaabane.
Ya la la ! Ya la li !
Ses sourcils sont tracés au pinceau.
Elle a des yeux de gazelle, un nez petit comme les azeroles de Syrie, des joues rondes comme des pommes.
Ya la la ! Ya la li !
On prendrait ses dents pour des perles enfilées.
Sa bouche est pareille à l’anneau de Salomon ; sa salive est blanche et douce comme du sucre raffiné (sic).
Ya la la ! Ya la li !
O lèvres de corail ! ô cou élancé comme un vase d’argent !
O poitrine blanche et ferme comme le marbre du bain ! poitrine où s’arrondissent deux grenades !
O talon qui seras vert pour le mari ![39]
[39] Le talon vert, c’est la chance assurée pour l’entourage de celle qui jouit de ce rare privilège.
Viens, ô jeune fille ! viens, ô fiancée, viens, ô fleur, viens, ô clou de girofle !
Ya la la ! Ya la li !
Chantant et tapant sur le tympanon qu’elles élèvent au-dessus de leurs têtes en agitant les grelots fixés tout autour, ces musiciennes, si elles étaient plus gracieuses, rappelleraient assez les chœurs des courtisanes antiques marchant au-devant de la déesse, aux Panathénées. Même, les noces de l’antique Grèce devaient, par plusieurs points, ressembler à celles-ci, mais, dans l’ardent amour que les Grecs vouèrent à la beauté, rien de vulgaire ni de bas ne venait souiller l’éclat et le charme amoureux de leurs fêtes.
Ici, c’est un mélange intraduisible de modernisme grossier et d’antiquité païenne. Telle la burlesque image de bois, représentant Priape (un Priape articulé) et que des gamins font manœuvrer au moyen de ficelles devant la voiture de la mariée aux noces populaires et l’autre Priape, plus ignoble encore, que l’on trouve encore dans tous les jardins de village, en manière d’épouvantail. Vieux reste des croyances ancestrales, qui donnaient à ce dieu la puissance d’arrêter les voleurs. La fleur même de la poésie orientale est ternie par l’obscénité ambiante. Ces usages d’autrefois qui, si longtemps, résistèrent aux attaques du christianisme, ennemi des gloires charnelles, ces coutumes de l’hyménée parmi lesquelles l’âme voluptueuse des anciens dieux semblait planer, ne sont plus aujourd’hui qu’une parodie grotesque des gestes désappris à travers les siècles, en cette Égypte que le mélange constant des races a rendue à la fois trop violemment barbare et trop servilement européenne. La laideur des musiciennes et le ton des esclaves et des affranchies que l’Islam rend égales à leurs maîtresses aux jours de liesse, font de ces fêtes de véritables saturnales, où toute grâce sombre dans la laideur et la malpropreté.
Comme la veille, sur le parcours du cortège, la mère et la nourrice jettent par-dessus le front de la mariée les grains de blé et de sel et les pièces de monnaie.
Les négresses et les servantes, même les invitées de condition basse, qui sont nombreuses, se précipitent sur le sol et se battent férocement pour s’arracher cet argent qui porte chance.
Une des plus vieilles négresses de la maison a l’oreille grillée par la flamme d’un cierge. Et, comme elle gifle celle qui le porte, immédiatement, une autre femme arrache le cierge des mains de la fillette, et en assène un coup violent sur le crâne de la négresse. Celle-ci hurle en tenant d’une main son oreille brûlée, de l’autre sa tête fendue. On l’emporte saignante et désespérée. C’est la bataille… Les eunuques arrivent et quelques coups de bâton, lancés à propos dans le tas, ont vite fait de rétablir l’ordre.
La mariée est arrivée devant le trône qui l’attend.
Ce trône, appelé Kocha, est élevé sur trois marches et ressemble assez au trône des souverains. Sous un dais de satin entouré de fleurs d’oranger et de clématites artificielles, il supporte deux fauteuils dorés recouverts de satin blanc. Sur le dossier, le chiffre entrelacé des époux s’étale en majestueuses lettres d’or. Au fond, une glace entourée de feuillage ; au-dessus, deux colombes se becquetant.
La mariée est installée sur le fauteuil de gauche, le mari devant tenir constamment la droite dans tout ménage qui se respecte.
A ce moment, commence le défilé des cadeaux. On ouvre ostensiblement les écrins, on étale les cachemires aux pieds de la jeune épouse, tandis que l’esclave préposée à cette tâche clame les noms des donateurs. A chaque objet, une véritable litanie de louanges s’échappe des lèvres des assistantes, suivie d’un : « Dieu garde cette famille et lui fasse de même ! »
L’exposition des présents est enfin terminée.
Les femmes poussent le fameux zarghout[40], si violemment, cette fois, qu’il semble que leurs langues doivent y rester.
[40] Sorte de cri qu’elles obtiennent en frappant leur palais avec la langue.
Et voici le clou de la fête : les danses !
Du groupe des musiciennes, parmi lesquelles elle était assise, une jeune femme se leva et vint se placer au pied du trône.
Les musiciennes avaient quitté leur estrade et s’étaient assises un peu en arrière de la danseuse, face à la mariée.
La danseuse portait une robe de satin rouge demi-longue et très froncée. La jupe partait des reins et laissait le ventre absolument libre. Une grosse tresse de fil d’or, semblable à un énorme serpent, tenait cette jupe, qui semblait devoir glisser à chaque mouvement de la gawaza. La poitrine, comme le ventre, était à peine voilée par une sorte de tricot de coton, à mailles très transparentes. Un boléro très court complétait ce costume à la fois très lourd et plus que léger. Mais, ce qui en faisait l’étrangeté et la richesse, c’était l’abondance inouïe de pièces d’or qui le couvraient. Sur la poitrine et sur l’abdomen, un véritable chapelet de pièces de cent francs en or se balançait en un triple tour, et le métal accompagnait, d’une jolie musique cliquetante, tous les mouvements de la femme. Autour de son cou, sur son front, les guinées et les napoléons ne se comptaient point ; et, à chacune des multiples tresses de ses cheveux, se balançaient trois sequins attachés ensemble.
Sur le devant de la tête, elle montrait une coiffure essentiellement européenne. Une splendide flèche en diamants piquait ses boucles aux jolis reflets de cuivre. Mais elle gardait dans le dos l’antique coiffure des véritables Égyptiennes, conservée encore par nombre de femmes coptes, par les danseuses et les fellahas, descendantes directes de leurs sœurs antiques. Je n’ai jamais vu de femmes turques porter les petites tresses.
Les instruments de musique préludèrent, la danse commença.
De ses mains brunes et fines, aux doigts teints de henné et cerclés de lourdes bagues, la petite danseuse pressa les crotales de bronze.
Elle éleva ses bras minces, sa gorge saillit à demi hors du tricot qui la contenait.
Elle s’étira comme une chatte hésitante, sourit à la fiancée et ses yeux eurent un regard étrange, qui, tout de suite, établit entre l’assistance et elle un courant de perverse sympathie.
A petits pas, d’abord, elle glissa, faisant onduler son corps comme une liane flexible, semblant jouer et lutter tendrement avec un être qu’on ne voyait pas.
Peu à peu, le tympanon et la houde précipitaient leur rythme, la danse changeait de forme. Haletante, la courtisane s’abandonnait. Ce n’étaient plus que gestes déments, ondulations amoureuses du torse, extase du sourire, appel des yeux et des lèvres, vers l’infinie volupté.
Tandis qu’elle s’agitait en un suprême frisson, les femmes, autour d’elle, l’encourageaient et, montrant la mariée rougissante qui, impassible, assistait à ce spectacle :
— Apprends-lui, ma sœur !… apprends-lui !…
(Alem-hïa Orcty, alem-hïa !)
Un parfum montait, fait de toutes les essences dont ces créatures étaient imprégnées, de leurs corps moites et de leurs chevelures sombres à relents sauvages.
L’air, peu à peu, devenait irrespirable.
Cette musique affolante achevait d’étourdir les pauvres recluses qui, grisées, énervées jusqu’au spasme, pleuraient et riaient tout à la fois, partageant la frénésie de la danseuse, accompagnant de la tête et des mains chacun de ses gestes.
La danseuse s’arrêta, ruisselante, épuisée, heureuse. Chacune des assistantes voulait essuyer la sueur de son visage et de sa poitrine. Quand elle fit à nouveau le tour de la salle, tendant à mesure son front et ses seins humides de sueur, ce fut à qui y poserait la plus grosse pièce de monnaie d’argent ou d’or.
Elle reprenait sa danse le front, les joues ornés de ces attributs barbares, et c’était là le talent, il fallait les retenir tout en dansant. Comme elle était habile, bientôt sa jeune face et sa poitrine disparurent sous le métal et de furieux applaudissements la récompensèrent.
Mais, déjà, des chuchotements m’intriguaient du côté de l’escalier, ce fut aussitôt un bruit de voix et, tel un vol de colombes apeurées, des nuées de femmes se précipitèrent en criant :
— Le marié ! le marié ! El Arisse !
Alors, la mère du jeune homme cria de toutes ses forces :
— Mesdames ! que celles qui ont honte (sic) sortent. Que les autres se taisent et tâchent de rester tranquilles.
Bien peu sortirent… Quelques vieilles femmes, des plus laides, firent semblant de se voiler la moitié du visage avec un mouchoir ; les autres, non seulement demeurèrent, mais, plus effrontées que des passereaux, elles grimpèrent sur les fauteuils et les chaises, sans souci du dégât, pour mieux regarder. De nouveau, le zarghout fit rage !
Dans un tapage assourdissant, l’époux, aussi tremblant, aussi affolé que la frémissante jeune fille, fit son entrée. Il était soutenu par l’eunuque de la famille et le frère de la fiancée.
Il avait préalablement fait une courte prière au seuil de la pièce, pour appeler les bénédictions du ciel sur son union ; et maintenant, ses devoirs religieux accomplis, il s’avançait vers l’inconnu avec une hésitation bien compréhensible.
La mère avait baissé le voile de l’épousée. Le jeune homme, d’un geste brusque, arracha ce voile.
Dans l’antique Égypte musulmane, au temps des khalifes, la femme devait alors se prosterner et baiser la main de l’époux qui la relevait, en disant :
— Je t’élève jusqu’à moi.
Aujourd’hui, dans le monde élégant surtout, les coutumes sont plus conformes à la galanterie européenne.
Le mari, après avoir regardé sa femme, l’embrasse simplement, et s’assied sur le trône, à côté d’elle. Les deux mères du couple et les frères aînés viennent alors embrasser les deux époux. Tout cela se passe devant les invitées qui, pour rien au monde, ne donneraient un spectacle aussi curieux, bien que déjà vu.
On se figure aisément la gêne extrême des mariés. Il faut que le Ciel leur ait départi des grâces spéciales pour endurer, jusqu’au bout, une situation aussi ridicule.
Le mari a donc hâte d’emmener sa jeune femme dans la chambre nuptiale.
Les mères et deux matrones les suivent.
Ici se place une phase de la cérémonie, bien difficile à expliquer.
Avant de devenir l’époux selon la nature, l’Égyptien de race pure doit, pour obéir à la coutume ancestrale, se rendre compte si la marchandise qu’on lui a livrée sur parole est aussi intacte qu’on le lui a affirmé.
Brutalement, à l’aide d’un mouchoir de fine batiste, il demande au pauvre corps, qui se révolte et se débat en sursauts désespérés, la preuve qu’il va pouvoir exhiber triomphalement à ses proches et à la famille de la vierge reconnue telle en cette barbare solennité.
Après cet acte de possession, il demeure quelques instants à consoler la pauvre petite, puis redescend parmi les invités mâles, pour témoigner sa satisfaction à tout le monde et achever la nuit avec ses camarades.
Le lendemain seulement, et même parfois plusieurs jours après, s’achève la connaissance entre les époux, à moins que la jeune fille ne garde rancune et, se souvenant trop des premières politesses conjugales, ne force son mari à la conquérir par la suite en amant, après l’avoir humiliée en maître.
Les Turques ont en grand mépris cette coutume essentiellement locale que les Égyptiens d’aujourd’hui tiennent de leurs aïeux de l’époque pharaonique. Certaines tribus hébraïques la pratiquèrent.
Cependant, l’épouse turque mariée à un Égyptien ne peut pas toujours y soustraire ses filles, surtout dans la bourgeoisie. Elle risquerait de s’attirer le mépris de toutes les femmes qu’elle fréquente.
Chez les Fellahas, la chose se pratique d’une manière encore plus sauvage.
Des compagnons du mari se tiennent sous la fenêtre et tirent des coups de fusil en poussant des clameurs épouvantables, propres à étouffer les cris de la patiente, qui doit hurler pour bien témoigner de sa vertu.
On m’a affirmé que les chrétiennes (coptes) d’Égypte, surtout celles de la classe pauvre, n’échappaient point à l’affreux usage consacré par des siècles d’habitude. Ce n’est d’ailleurs pas le seul point de comparaison entre les deux cultes, en ce pays où le sol demeure si bien l’unique roi, qu’il est parvenu à pétrir tous ses enfants de son même limon généreux, leur faisant des traits et des âmes si pareilles que tous les mages, tous les patriarches n’y changeront rien.
Il était plus de minuit quand nous regagnâmes nos voitures.
Pour sortir de l’appartement des mariés, nous avions dû enjamber pas mal de corps de négresses déjà plongées dans le sommeil le plus lourd, et surtout une quantité innombrable d’enfants de tous les âges et de toutes les teintes.
Des semaines passèrent. Le mois sacré, le joyeux mois de Ramadan était venu.
La veille du premier jour, j’allais assister avec Azma et l’esclave Gull-Baïjass à la procession qui ouvre la fête.
Déjà, depuis le matin, toute la ville était en liesse. Le peuple n’est jamais très sûr de l’époque exacte où commence le grand jeûne.
Il faut que le grand chef de l’Islam ait vu la nouvelle lune à Constantinople, pour qu’il puisse télégraphier aussitôt la bonne nouvelle aux autres nations musulmanes.
Le canon tonne du haut de la citadelle, une immense acclamation partie à la fois de milliers de poitrines haletantes traverse l’air.
Le Caire est en joie.
La procession se met en marche.
Elle ne manque pas d’originalité. Tous les corps de métier y sont représentés par des chars où s’étalent les produits de leurs travaux ou de leurs industries.
Voici les boulangers. Ils ont installé un four véritable, fait de briques, sur la charrette longue et sans rebords. Ce véhicule n’a pas varié depuis l’occupation romaine et a même gardé son nom de carro. Mitrons et geindres s’escriment à qui mieux mieux à pétrir et à enfourner les galettes plates qui seront le pain.
Voici les bouchers apportant leur note barbare dans ce milieu de joyeuse fantaisie.
Aux cahots de la charrette, les corps refroidis des énormes buffles et des moutons gras pendent tristement et se balancent, parsemant la route de larges étoiles de pourpre.
Ils sont attachés à des espèces de gibets fixés à la charrette.
Les bouchers, leur coutelas à la main, font mine de découper constamment leur marchandise.
Voici encore les pileurs de café armés de leurs pilons gigantesques et qui, le torse nu, s’agitent frénétiquement autour du lourd mortier de bronze vert.
Voici encore les fruitiers et les marchands de légumes — une des plus jolies créations du cortège.
Les marchands ont fixé des barres de fer transversales autour de leur char ; ces barres sont elles-mêmes soutenues par des montants de bois solides. Dans ce cadre, ils ont installé un véritable jardin. Les courges, si appréciées en Égypte, les aubergines, les tomates, les haricots et les betteraves voisinent avec les pêches, les pommes et les raisins. De grands régimes de bananes sont entremêlés de poivrons rouges et verts, formant la parure des quatre coins. Des dattes pas encore mûres complètent l’assortiment. Des guirlandes de roses, des branches de jasmin et de tamra Hêna accompagnent l’inévitable fleur de souci si chère au peuple des bords du Nil et achèvent de donner une note imprévue et délicieusement bizarre à ce véhicule rustique.
Le char des pêcheurs et poissonniers n’est pas moins gracieux. Dans une vaste barque, aux voiles triangulaires, les jeteurs de filets et les vendeurs de marée ont pris place. Leur barque est elle-même posée sur une très longue charrette.
Les hommes tiennent en mains les lourdes nasses qu’ils feignent de lancer dans un océan invisible, tandis que leurs compagnons montrent à la foule les corbeilles d’osier remplies de poisson.
Voici les pâtissiers et les confiseurs tirant la pâte de guimauve et les nappes dorées de caramel sur une table qui branle ; les épiciers dont le char offre le spectacle inattendu d’une boutique ambulante, les pains de sucre pendus à des cordes qui se balancent au-dessus des têtes du personnel en font, du reste, le plus bel ornement.
Ensuite, les charrons, les chaudronniers, les menuisiers, traînant une maison en miniature dont ils clouent les persiennes à grand renfort de coups de marteaux. Tout ce monde prend d’ailleurs un plaisir extrême au vacarme qui devient tel à un moment, que je dois quitter la fenêtre où je m’accoude, littéralement étourdie.
La nuit est tombée. Les chars, après un arrêt devant la mosquée où ils ont reçu la bénédiction d’Allah, sont rentrés au gîte. Nous faisons comme eux. Mais, déjà, je ne reconnais plus les paisibles quartiers qui mènent à notre maison. Une fièvre inusitée a passé sur la ville, tous les visages sont joyeux, toutes les lèvres ont une chanson. Les boutiques s’éclairent, la foule encombre les places et l’on s’aborde, la face réjouie et les mains ouvertes, en se souhaitant : Un bon Ramadan !
Chez nous, dans la famille d’Azma, on a fait provision de bougies, de raisins secs, d’amandes, de noisettes, de pommes, de bonbons et de sirops de roses et de violettes. Pensez donc, comme on serait honteux si quelque visiteuse malapprise s’avisait d’aller dire que les réceptions d’Azma-Hanem sont moins brillantes que celles de Fatma-Hanem, ou de Zénab-Hanem ou de n’importe quelle autre dame turque ou circassienne !… Chacune veut faire mieux que sa sœur…
Dès la tombée du jour, du haut en bas de la demeure, les lustres pesants s’allument ; lustres de cristal aux pendeloques multiples, qui dansent encore un quart d’heure après qu’on les a touchées. Sur les tables, les flambeaux d’argent étincellent. Des guirlandes de fleurs décorent les murs de la pièce où l’on reçoit. Toutes les housses ont été enlevées, et l’or des dossiers et la soie des sièges reluisent superbement sous la violence de cette lumière.
Les femmes elles-mêmes ont l’air de meubles de prix. Vêtues de toilettes d’apparat, ornées de tous leurs diamants, des fleurs dans les cheveux et les pieds chaussés de mules brodées de perles, elles attendent les visites !…
Ces visites arrivent vers dix heures et se succèdent jusqu’après le repas de minuit… Toute la soirée, on sert des fruits secs, des bonbons, des sirops, du café et des profusions de cigarettes.
Cela dure ainsi tout le temps du Ramadan. Dans la journée, les femmes de condition aisée dorment jusque vers quatre heures. A ce moment les ablutions, la toilette, la coiffure, les amènent tout doucement jusqu’à l’Iftar, repas qui rompt le jeûne, et qui se sert au coup de canon, immédiatement après le coucher du soleil. De cinq heures du matin à six heures du soir, il n’est pas permis de boire une goutte d’eau ni de fumer une cigarette. Les femmes, très religieuses, poussent le rigorisme jusqu’à refuser de respirer même l’odeur d’un mets ou… l’arome d’une fleur.
Le Ramadan se termine par la fête du Baïram où, durant une semaine, les visites s’échangent en plein jour, où tous, indistinctement, maîtres et serviteurs, sont vêtus de neuf et s’abordent par le traditionnel :
— Kollo sana enta tayeb ! (Porte-toi bien toute l’année.)
Mais, tandis que les hommes se congratulent les uns chez les autres, les trois premiers jours, il n’est pas de bon ton d’aller voir les femmes de ces messieurs avant le quatrième. Ce jour-là, par exemple, les visiteuses se montrent dans leurs atours les plus magnifiques, comme pour les noces, celles qui n’en ont pas en empruntent. C’est à qui exhibera les toilettes les plus riches, les bijoux les plus précieux. Les fellahas se contentent d’être propres et cela suffit à les rendre tout à fait méconnaissables.
Presque tout à coup, ce fut l’hiver.
Je découvris une Égypte nouvelle, sous le ciel terne qui, insensiblement, remplaçait le ciel d’azur et d’or que j’avais admiré le plus souvent jusque-là.
Aux nappes claires des blés murs couvrant les plaines environnantes, à la fine poussière blonde s’échappant des aires, où paisiblement des paysans poussaient l’antique traîneau propre aux dépiquages, avaient succédé les récoltes magnifiques du cotonnier, richesse de ce pays. J’avais vu les feuilles luisantes d’un vert bronzé se couvrir de larges fleurs aux calices roses, jaunes ou blancs. Puis je vis ces fleurs se faner très vite et former la petite gousse d’où devait sortir la moisson neigeuse du fruit béni.
Maintenant, la terre entière disparaissait sous le vert tapis couleur d’émeraude des trèfles naissants. Le Nil majestueux roulait une eau profonde grossie des pluies commençantes du grand Soudan. Par les soirées calmes il faisait bon aller vers les Pyramides au trot paisible des fins chevaux de Syrie, sous la vaste allée des grands lebbacks[41] bordant la route.
[41] Acacia Nilotica.
C’était le moment de l’inondation annuelle.
De chaque côté de la route, la terre disparaissait, submergée par le fleuve-roi, métamorphosant les plaines fécondes en véritables lacs.
La beauté sans pareille du paysage en était encore accrue. De hauts palmiers, dont les troncs rugueux baignaient dans les eaux, levaient plus haut leurs panaches magnifiques, comme rafraîchis, fortifiés par l’humide et vivifiante caresse.
Les villages semblaient autant de minuscules Venises se mirant de toutes parts dans le Nil qui, doucement, se retirait, laissant à la place liquide le limon nourricier dont les récoltes prochaines seraient augmentées. Et, là-bas, les gigantesques masses triangulaires se dressaient. C’était l’Égypte immuable et belle, dans sa mélancolique grandeur.
De petites vapeurs roses couraient sur les canaux improvisés, tandis qu’au couchant un voile d’or et de pourpre s’étendait à l’endroit précis où le soleil venait de disparaître dans toute sa gloire.
Azma, les yeux brillants, la voix joyeuse, me disait :
— Je n’avais jamais vu ces choses avant de te connaître, mais je savais qu’elles étaient belles. Au temps du khédive Ismaïl, on a commencé de préparer cette route ; c’est lui qui a ressuscité l’ancienne splendeur du pays. C’était vraiment un grand souverain.
Elle me conta ensuite diverses anecdotes se rapportant au règne du père de Tewfick.
Celle-ci entre autres.
A l’époque de l’ouverture du canal de Suez, tous les princes régnants de l’Europe furent invités à l’inauguration solennelle.
Tous furent également les hôtes d’Ismaïl qui avait pour habitude de pourvoir à tous les frais des touristes de marque qui visitaient l’Égypte ; sa générosité s’étendait même jusqu’aux simples particuliers, dont il faisait payer les notes d’hôtel par ses intendants sitôt que ces étrangers lui étaient présentés.
Aucune réception cependant n’égala celle qui fut réservée à l’impératrice des Français.
La souveraine, même dans ses rêves les plus fous, n’avait pu souhaiter un hommage pareil à celui qui l’attendait sur la vieille terre pharaonique.
Comme elle s’étonnait un jour de ne pas voir plus d’orangers et de grenadiers — en Espagnole fidèle au souvenir des parfums et des fruits du sol natal, — le Khédive, prévenu, invita la jeune impératrice à faire avec lui une excursion aux Pyramides où un véritable petit palais avait été élevé en son honneur.
Quand le landau dans lequel les souverains avaient pris place pour se rendre au but de la promenade arriva sur la route qui, trois jours plus tôt, montrait de chaque côté l’immense étendue de ses plaines nues, l’impératrice des Français ne put retenir un cri d’étonnement et d’admiration. Bordant le chemin que devaient suivre les augustes promeneurs, un véritable bois de grenadiers, de citronniers et d’orangers en fleurs mettaient la parure de leurs feuillages, transformant le paysage aride en un coin de jardin délicieux.
Le vice-roi d’Égypte avait fait planter ces arbres à prix d’or, en quelques heures, à seule fin de réjouir les yeux de la belle princesse qui l’accompagnait.
Arrivée aux pieds des Pyramides, l’impératrice fut conduite par son hôte, aux appartements créés pour elle, dans ce palais du miracle construit en quelques heures.
— Vous êtes chez vous, madame, dit le vice-roi.
Et comme Eugénie ne passa qu’une soirée dans ce « home » d’occasion, le souper qui lui fut offert dans le cadre créé pour une heure coûta au souverain près d’un quart de million.
Les histoires de ce genre ne se comptaient pas sous le règne d’Ismaïl et ma cousine se plaisait à me les dire, en vraie Turque, amie du faste, toujours prête à applaudir aux gestes magnifiques et aux actes généreux.
Je la décidai à m’accompagner au Musée des antiques — alors à Boulac — je lui expliquai de mon mieux l’histoire de ce pays d’Égypte où elle était née et dont elle ne connaissait rien. Avec elle, je refis le pèlerinage de la citadelle et la descente du puits de Joseph.
La pauvre recluse se laissait ravir par le charme de ces promenades. Ses yeux d’ignorante insensiblement s’ouvraient. Un monde de sensations nouvelles s’éveillaient en cette âme faite pour une autre vie.
Un jour, le mari d’Azma lui défendit brutalement ces promenades.
Le lendemain, il exigea qu’elle quittât les corsages à la mode européenne que je lui avais appris à porter. Puis il lui fallut reprendre sa coiffure indigène, l’horrible mouchoir de coton que turques et fellahas gardaient encore toutes à ce moment en Égypte…
Enfin ce mari omnipotent interdit jusqu’aux leçons de français que je donnais patiemment à ma cousine chaque matin.
Lui aussi, malgré sa lourde apathie, avait remarqué le changement qui s’opérait chez la jeune femme. L’esprit et le cœur d’Azma s’ouvraient à la vie comme des fleurs et l’époux s’inquiétait de ces progrès où il n’avait aucune part. Cette femme, sa cousine, lui avait sacrifié vingt années de sa fragile existence ; il la traitait en esclave, sans brutalité il est vrai, mais aussi sans bonté d’aucune sorte. Cette créature qui lui avait donné sept enfants ignorait l’amour et cependant jamais peut-être aucune amante ne mérita mieux de le connaître. Je suis persuadée qu’il eût suffi d’une étincelle pour allumer, au cœur ardent que je devinais, la plus belle flamme dont ait jamais brûlé la plus violente amoureuse. Jamais Azma n’avait eu de son mari une parole de tendresse ou seulement d’affection. Aussi redoutait-il au delà de tout ce que ma présence de femme européenne pouvait apporter de perturbations inattendues dans son existence.
Azma, née Musulmane, devait conserver les mœurs du déluge. Il ne fallait point essayer de la soustraire à l’ambiance.
Les femmes du vieil oncle ne me voyaient pas non plus d’un très bon œil. Également sournoises, terriblement ignorantes et fanatiques, elles me haïssaient pour mon double titre de Franque et de chrétienne. Elles craignaient aussi le contre-coup de mon influence sur leur vieux mari qui, volontiers, écoutait le mien, seul mâle de la famille avant les fils de ces deux femmes — car maintenant toutes les deux en avaient un.
Et cela acheva de rendre ma situation difficile. Le soir, au lieu des veillées sur la terrasse, on se tenait à présent dans le hall autour du mancal où la braise crépitait, me rappelant bien tristement les joyeuses flambées de chez nous.
La maison si chaude en été devenait maintenant glaciale et ce n’était pas le feu ridicule du mancal qui la pouvait chauffer beaucoup. Frileusement, les femmes se couvraient de châles, de plaids et, ainsi accroupies autour du foyer antique, elles prenaient l’apparence de pitoyables Erynnies.
Seule, ma chère Azma gardait son prestige. Elle portait depuis l’hiver une superbe pelisse doublée de fourrures qui ne me semblait guère à sa place dans la maison surtout passée sur une horrible galabieh de flanelle grossière, mais qui lui donnait à elle, si jolie sous son masque oriental, l’air de quelque princesse byzantine au milieu de ses esclaves et de ses eunuques.
A présent, nous en avions trois ! L’oncle ayant ramené avec ses femmes les eunuques de la campagne, un pour chaque femme de la maison. Ils se tenaient assis près du feu tels des singes et leur occupation favorite qui consistait à peler des fruits secs et à les manger achevait la ressemblance.
On jouait au tric trac, au loto ou aux dominos.
Zénab s’était récemment vu fermer les portes du harem et le cœur d’Azma, en amenant et offrant au bey une de ses nièces, fillette de quatorze ans, replète et vicieuse.
La concupiscence du bey n’était un mystère que pour l’âme naïve d’Azma. Mais, cette fois, soit que les servantes indignées n’aient pu parvenir à cacher leur colère, soit que ses yeux d’épouse se fussent enfin ouverts, ma cousine surprit les coupables et chassa la jeune fille et sa misérable tante.
La petite n’étant pas esclave, le péché du mari demeurait sans excuse, et l’épouse outragée avait tous les droits.
Ahmed-bey ne brillait point par le courage. Il nourrissait un égal amour pour la tranquillité et pour la débauche. Son cas restait pendable devant la loi. Il se montra maussade mais résigné. Seulement la bonne humeur générale s’en ressentit. Il semblait qu’une lourde chape de mélancolie se fût abattue sur tout le monde.
Comme pour sceller la paix de son ménage, ma pauvre cousine commençait une grossesse pénible, l’ennui et la tristesse en furent accrus dans la maison jadis si joyeuse.
Mes amis, les de S…, avaient repris leur existence hivernale. La situation du père les forçait à être plus mondains qu’ils ne l’eussent voulu. Sophie cependant s’accoutumait aux toilettes, faisant valoir sa grâce de blonde et aux éloges qu’elle lui attirait. On m’invita souvent, mais si je pouvais accepter les pique-niques intimes, ou les thés d’après-midi, il eût paru étrange de me voir aller au bal ou au théâtre sans mon mari, étant donné ma jeunesse. Je refusais, sans regret d’ailleurs, car tout à présent me lassait, sauf la lecture qui commençait à me prendre tout entière.
M. de S… avait une bibliothèque admirablement choisie. Elle comptait, entre autres, une collection très complète des anciens auteurs, et il n’en manquait pas un seul de ceux qui, dans leur œuvre, avaient traité de l’Égypte. Ainsi lentement, j’étudiai par eux ce pays où je devais vivre : Hérodote, Strabon, Diodore et tous les disciples de l’École d’Alexandrie, me devinrent à ce point familiers que, même après tant d’années, quand je les consulte, je vais directement au passage désiré, sans avoir besoin de chercher le moins du monde. Je pus me convaincre que, depuis eux, l’Égypte n’avait pas beaucoup changé. Leur aide me fut d’un secours précieux et me permit de comprendre bien des coutumes, ayant leur origine dans la plus haute antiquité pharaonique.
Je retournais quelquefois chez les femmes des ministres. Elles se montrèrent toujours aimables, mais je ne possédais pas l’habileté nécessaire à m’attirer leur protection effective. On m’invita beaucoup à dîner et à faire de la musique, mais ce fut tout. Je prenais plus souvent la route du palais, je n’y voyais presque jamais la princesse mère. En revanche, la femme du prince était tout à fait charmante avec moi. L’institutrice arrivait à me paraître une compagne agréable. Elle tenait de sa famille une éducation parfaite et une solide instruction. Elle jouait à ravir Beethoven et Chopin, mes maîtres préférés ; nous nous entendîmes très bien.
Que dire de Sta-Abouha ?… Sa tendresse exubérante prenait des proportions telles, qu’elle m’effrayait un peu. Cette enfant devenait jalouse de toutes celles qui m’approchaient, et je devais la consoler de mon mieux, émue malgré moi de sa douleur, que je devinais sincère.
Je fus présentée à la sœur du prince, cette princesse est morte à Paris en septembre dernier, femme d’une haute intelligence que j’ai eu l’occasion de revoir souvent depuis, et qui du moins parlait notre langue comme une Française. Elle avait épousé le prince H…, homme de valeur, qui a fait ce miracle de consacrer sa vie et une partie de ses biens à la bonne terre égyptienne. C’est aujourd’hui un des premiers agriculteurs du pays. Il a divorcé depuis longtemps d’avec la princesse. Il était fils du khédive Ismaïl et frère de Tewfick.
Quant au prince Ibrahim, maître de céans, je l’avais rencontré par hasard dans la nursery, où je m’amusais à faire tourner un carrousel enfantin devant ses enfants qui étaient devenus mes amis. Le prince m’apparut sous les traits d’un bon bourgeois, assez terne, l’air mou, avec de gros yeux de ruminant et des lèvres épaisses. Il était vêtu sans la moindre recherche, d’un complet gris clair à carreaux, qui tombait mal et rien dans sa modeste personne, ne décelait l’intelligence, ni la grandeur.
Il me fit quelques questions et me déclara : « Qu’il aimait bien mon mari… » Puis, après m’avoir examinée des pieds à la tête, de façon à me forcer de baisser les yeux, il fit une pirouette et disparut.
Quand il revit mon mari quelques jours plus tard, il exprima ainsi son opinion sur mon compte :
— Elle est très bien, votre jeune femme ; mais… faites-la donc engraisser un peu !… Elle est trop maigre !…
Un matin, comme nous étions toutes réunies autour du mancal, l’eunuque annonça la visite de Sett Pachau !
Mme Pachau, la colporteuse, était une forte personne à carnation flamande, portant allègrement ses trente-cinq ans… Elle arrivait escortée de deux gamins indigènes, qui déposaient avec soin aux pieds des femmes de la maison, deux énormes ballots de marchandises.
Quand ces ballots s’ouvraient, c’était le miracle !… Il en sortait de tout ! Depuis les toilettes complètes à bas prix, achetées en solde aux grands magasins, jusqu’à la chaussure et aux parfums… On voyait des peignes dorés, des éventails de plumes, des colliers de verre, des ombrelles, des pièces de toile, de soie, des dentelles, des savons et même des objets de ménage.
Esther Pachau, fille d’Isaac Pachau, cumulait les fonctions de vendeuse, d’acheteuse et de couturière. C’était elle qui fournissait les trousseaux des jeunes filles et les robes d’apparat de leurs mères. Elle servait les grands harems, et reprenait à perte les fournitures qui avaient cessé de plaire.
Elle exerçait encore bien d’autres commerces, prêteuse à la petite semaine et porteuse de billets doux quand, par aventure, une belle recluse avait ébauché quelque intrigue amoureuse avec un bey à travers les stores mal baissés de sa voiture, à la promenade de Choubrah.
Esther Pachau — Pachau comme on la nommait partout — était d’une complaisance extrême. Pourvu que ses services lui fussent payés, on pouvait sans crainte faire appel à son bon cœur. Elle ne refusait ai ses soins, ni sa peine.
Les eunuques, dont elle satisfaisait à la fois l’amour-propre et l’avidité en les faisant entrer dans les bénéfices de son commerce, nourrissaient pour elle un sentiment compliqué, mélange de mépris et de vénération. Ils admiraient surtout l’adresse inouïe avec laquelle elle se mouvait dans les situations les plus difficiles et le profit pécuniaire qu’elle savait tirer de ses moindres actes.
Pendant que Pachau était au harem, exhibant sa marchandise, le vieux père Isaac, courbé sous le double faix des ans et de la fatigue, tenait en laisse le baudet qui, depuis tant d’hivers, charriait les objets de leur commerce. De son côté, il faisait l’article dans la rue et vendait aux passants de menus bibelots, en attendant de commencer sa tournée personnelle dans les maisons chrétiennes et israélites, où les hommes sont admis.
Alors, on le voyait agiter furieusement sa sonnette et crier de sa voix encore puissante :
— Ago-Filo ! Ago-Filo (aiguille-fil).
De là le surnom « d’ago filo » donné en Orient aux colporteurs. Ils sont des plus rares aujourd’hui dans les rues du Caire ; les femmes, même indigènes, ne craignant plus d’aller elles-mêmes faire leurs emplettes dans les magasins. Mais il y a vingt ans, les Orientales eussent considéré cela comme une dérogation à leur titre d’épouses de hauts personnages ou de fonctionnaires. Aussi, les Pachau de toutes sortes, firent-elles de rapides fortunes en ces harems où, fatalement, on ignorait le prix de tout…
Chez nous, Azma luttait vainement contre Esther Pachau. Celle-ci demeurait toujours la plus forte. C’était pitié de voir les horreurs qu’elle débitait comme des marchandises de valeur. Aussi, quel mauvais regard elle me lança, le jour où j’eus la malencontreuse idée d’insinuer que ses objets ne me paraissaient plus tout à fait à la mode…
La visite dura bien trois heures. Toutes les femmes de la maison étaient là accroupies à terre autour de la marchande. Maîtresses, esclaves blanches et noires, les yeux brillants du même désir, les doigts caressant les étoffes, les lèvres ouvertes dans le même sourire. Quand la Juive partit, Azma sortit piteusement de son corsage la bourse de soie noire qu’elle y tenait serrée en bonne égyptienne, et, comptant son argent, elle eut un gros soupir de regrets ! Toutes ses ressources du mois avaient passé dans la vaste sacoche d’Esther.
Il en était ainsi partout, dans chaque maison où la colporteuse passait, drain terrible, redouté également des époux et des pères qui n’osaient sévir contre un usage si déplorable, mais que des siècles de préjugés avaient établi, et qu’on ne pouvait détruire sans toucher à la base même d’une société branlante, mais solide encore…
Mon grand chagrin de n’avoir pas d’enfants me faisait envier toutes les mères qui me parlaient de leur nombreuse famille. Mariée depuis deux ans, et malgré que je n’eusse point fini ma dix-neuvième année, il me semblait que jamais cette joie ne me serait accordée de serrer contre ma poitrine un être à moi !…
A ce moment précis, la femme du Sacca (porteur d’eau), ayant mis au monde son dixième bébé, vint se plaindre un jour à Azma de leur épouvantable misère. Dix enfants, deux vieux à la maison et presque pas de pain !… Alors, une idée qui me parut sublime, traversa ma cervelle de pensionnaire, se croyant une femme très sérieuse… Si j’en adoptais un !…
Sitôt pensé, sitôt proposé. Je demandai à cette pauvresse de me céder en tout abandon une de ses filles, la petite Fatma, la moins laide, qui venait d’avoir quatre ans et qui me connaissait bien.
Je savais que mon cher mari aimait les enfants autant que moi, et je ne doutais guère de son approbation.
On m’accorda Fatma, au grand désespoir d’Émilie qui, plus avisée, se rendait bien compte des ennuis que nous donnerait cette adoption et surtout du travail qui lui incomberait de ce fait.
Dès le soir, je courus vers le plus beau des magasins de l’époque et j’achetai un véritable trousseau pour la petite.
Nous l’avions préalablement baignée et conduite chez un barbier indigène qui fit tomber avec les boucles annelées de son épaisse toison, une quantité de choses innommables dont il vaut mieux ne point parler.
Et la nuit, tandis que la pauvrette, après avoir fait le premier repas complet de sa courte vie de miséreuse, dormait à poings fermés dans le lit de ma fidèle servante, Émilie et moi nous cousîmes jusqu’à l’aube, petites robes, chemises, jupons, etc…, etc… Mon rêve de maternité dura tout un mois.
Je m’étais privée sans peine de tout ce que je souhaitais faire pour moi-même cet hiver-là, afin que « ma file » fût plus élégante. Je commençais à espérer que mes efforts pourraient aboutir, car l’enfant, d’abord sournoise et boudeuse, s’habituait et s’appliquait même à me satisfaire, avec cette surprenante facilité des égyptiennnes à s’assimiler, elle disait plusieurs mots français et en comprenait beaucoup d’autres. Et moi, dans cet ardent besoin de maternité, je m’attachais à cette humble créature que je voulais efficacement faire mienne.
Un jour mon amie Sophie m’envoya chercher. Je partis en recommandant à Émilie de surveiller attentivement Fatma qui me salua d’un « bonjour maman » qui me ravit.
Le soir quand je rentrai, Émilie m’attendait sous le porche. Je compris tout de suite qu’il s’était passé quelque chose en mon absence.
— Ah ! madame ! s’écria ma femme de chambre en m’apercevant, ces sales gens ont enlevé la petite !…
Je ne saisis pas tout de suite ses paroles… Il fallut qu’elle m’expliquât longtemps pour que la lumière enfin se fît. Je ne pouvais admettre tant d’ingratitude et de perfidie.
La mère de Fatma m’avait laissé soigner, nettoyer et vêtir sa fille, puis, la jugeant suffisamment présentable, elle l’avait reprise, elle et toutes les nippes que nous lui avions préparées, elle avait ensuite conduit l’enfant chez la femme d’un riche Pacha qu’elle connaissait pour avoir travaillé dans la maison.
Cette dame, émerveillée de la façon dont une si pauvre femme tenait sa fille, l’avait immédiatement gardée et promettait de la traiter comme sienne, afin d’éviter une charge à cette mère admirable…
Azma, qui ne pouvait comprendre mon chagrin pour un événement qui lui paraissait de si mince importance, m’avoua par la suite qu’elle n’avait pas osé me contrarier, mais que pas un instant elle n’avait cru à la sincérité de cette Fellaha. La malheureuse voulait bien me laisser soigner et habiller sa Fatma, mais de là à me la confier à moi chrétienne il ne fallait pas connaître l’âme musulmane, pour y compter une minute.
Je gardai de cet événement une amertume profonde.
Le jour où j’ai été mère réellement, devant l’ivresse éprouvée rien qu’à regarder ma première fille, je me suis demandé comment j’avais pu croire un instant qu’une telle adoption eût pu remplacer l’enfant née de ma chair… Mais au harem, un peu de folie avait sans doute passé sur moi, et le départ de Fatma me fut une grosse peine…
Un matin du printemps suivant, les enfants d’Omma Hanem pénétrèrent dans ma chambre en criant toutes les deux à la fois :
— Réjouis-toi ! le jeune bey est venu !
Le jeune bey ! c’était mon mari… et je n’en pouvais croire mes oreilles. Je ne l’attendais que beaucoup plus tard, son arrivée me comblait d’une joie infinie.
Il eut peine à me reconnaître tant j’avais maigri et pâli. Il se montra très étonné de me voir parler l’arabe presque couramment. Mais pas un moment, je n’hésitai à repousser la proposition qu’il me fit d’attendre encore que notre installation fût complète pour m’emmener avec lui…
Ah ! la médiocrité du logis, la gêne, tout, plutôt que de rester une semaine de plus loin de lui, dans ce harem, où chaque jour je me sentais plus étrangère.
Il comprit mon désir et y accéda.
J’éprouvai un grand regret de quitter Azma. Ce regret eût été doublé si j’avais su que je ne devais plus la revoir… Elle avait été pour moi la sœur étrangère, mais si tendre, dont l’amitié seule adoucissait mes heures d’exil. Jamais près d’elle je ne sentis la différence, de nos religions et de nos races. Je l’aimais d’une affection profonde et la pleurai sincèrement. Quant aux autres, à part l’esclave Abyssine, Ouas-Fénour, qui s’accrochait à mes vêtements en poussant des hurlements sauvages à l’heure de la séparation, je savais que pour toutes, le départ de « la petite Franque » était plutôt un soulagement.
L’oncle, cependant, ne put cacher son émoi en me disant l’adieu qui, pour lui aussi, devait être un adieu éternel. Moins mal entouré, je ne doute pas qu’il ne m’eût prouvé sa tendresse de façon plus efficace.
Azma me regrettait franchement et la veille, elle me dit, pouvant à peine retenir ses pleurs :
— O ma sœur ! Ia Orkty ! tu me quittes maintenant que nous commençons à nous comprendre.
— Hélas ! Azma, ne saviez-vous pas qu’il en est toujours ainsi ?… N’est-ce pas à l’heure précise où les affections se nouent, où les sites plaisent par la chère habitude que nous prenons d’eux, qu’il faut partir et s’en aller ailleurs refaire la redoutable expérience des visages et des contrées inconnues ?
Seddia, qui depuis longtemps nous fuyait, revint ce jour-là pour nous dire adieu. Elle apportait des cadeaux.
Pour Émilie, une pelote brodée par elle, et pour moi, un coussin aux couleurs voyantes. A ces travaux, la pauvre déracinée avait mis tous ses talents !
— Ce n’est rien, voyez-vous… — me dit-elle, la voix émue — mais j’ai pensé qu’en regardant ces humbles choses, vous vous souviendriez quelquefois de moi, qui ne vous oublierai jamais.
Vous vous trompiez Seddia, c’était beaucoup, le travail patient de vos mains de paresseuse… Cela constituait pour la courtisane que vous étiez devenue, un consciencieux effort. Je ne l’ai compris que beaucoup plus tard, lorsque j’ai mieux connu la vie… Alors, peut-être, ne vous montrai-je pas assez de reconnaissance… Émilie, très touchée que l’on eût pensé à elle, crut devoir donner à Sett-Seddia, un dernier conseil :
— Allons, madame Seddia, faites un petit sacrifice… laissez cet habillage de carnaval, bon pour une odalisque et venez retrouver ma maîtresse à Alexandrie. On vous cherchera du travail, je vous aiderai… Vous ne serez pas malheureuse.
Mais elle, tristement, secoua la tête.
— Merci, ma fille… vous êtes bonne, mais je ne puis accepter votre offre, puis se tournant vers moi :
— Malgré que vous soyez si jeune, ne comprenez-vous pas, madame, vous qui savez voir, combien je suis devenue pareille « à eux » ! et que je ne puis plus vivre autrement qu’à l’Orientale ?… Je mourrai ici et ce sera mon châtiment…!
Des larmes montaient à ses yeux. Je lui serrai la main sans répondre, navrée de me sentir impuissante à la sauver malgré elle.
Elle embrassa Émilie comme une sœur.
Je revis aussi les enfants d’Omma Hanem, les esclaves, les eunuques et les négresses. Tout le monde avait un mot à me dire, une recommandation à me faire.
La tante aux canards reparut quelques heures avant mon départ de la maison. Maintenant, les canards avaient grandi et elle élevait des petits dindons qu’elle charriait partout ; elle s’empressa de les sortir de leur prison d’osier, sitôt arrivée chez sa nièce. C’était alors une fuite éperdue de ces animaux sur les tapis et les meubles, au grand ennui d’Azma qui redoutait les suites probables de leur épouvante.
La tante se montra particulièrement aimable dans la joie sans bornes qu’elle éprouvait à me voir partir. Elle me dit qu’elle se réjouissait de m’avoir connue, et fit appel à tous mes bons sentiments pour m’exhorter à abjurer ma religion afin de devenir musulmane.
Nous quittâmes le Caire par une tiède soirée, sous l’embrasement féerique du soleil couchant.
Je vis disparaître les minarets et les hautes murailles des antiques mosquées. Les tours épaisses de la citadelle avec leurs meurtrières et leurs créneaux, les portes monumentales de la mosquée d’Hassan et les constructions qui lui faisaient face écrasèrent une dernière fois ma chétive personne de leur colossale majesté. Elles me semblaient autant de bastilles gigantesques d’où je venais enfin de prendre mon vol vers le pays du rêve et de la délivrance. Pourtant, ces vestiges admirables du grand passé musulman se paraient à cet instant d’une beauté magnifique, sous la lumière idéale du crépuscule oriental.
Nous traversâmes le quartier d’Abdine, l’Esbekieh, puis ce fut la gare !
Je faillis crier de joie en entendant le dernier coup de sifflet de la locomotive qui nous emportait à toute vapeur vers Alexandrie. Mon allégresse était telle, que mon mari, à son tour, se laissait gagner à ma fièvre d’indépendance.
Et si petite que pût être la part de bonheur que le sort nous réservait, comme nous ignorions la part des peines, nous étions heureux d’être enfin nos maîtres. Ce bonheur pour moi était si grand, qu’il me semblait que mon cœur ne pourrait le contenir.
Toute ma jeunesse et tous mes espoirs gonflaient ma poitrine.
Je partais enfin, j’allais commencer avec mon mari « chez nous », une vie nouvelle, ma vie !…
Jehan d’IVRAY.
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La numérotation des chapitres passe du chapitre XX au chapitre XXIII dans l’original. On a rajouté les têtes des chapitres XXI et XXII aux emplacements qui semblaient les plus probables.
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