The Project Gutenberg EBook of Supplement au Voyage de Bougainville by Denis Diderot Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. 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Cette superbe voute etoilee, sous laquelle nous revinmes hier, et qui semblait nous garantir un beau jour, ne nous a pas tenu parole. B. Qu'en savez-vous ? A. Le brouillard est si epais qu'il nous derobe la vue des arbres voisins. B. Il est vrai ; mais si ce brouillard, qui ne reste dans la partie inferieure de l'atmosphere que parce qu'elle est suffisamment chargee d'humidite, retombe sur la terre ? A. Mais si au contraire il traverse l'eponge, s'eleve et gagne la region superieure ou l'air est moins dense, et peut, comme disent les chimistes, n'etre pas sature ? B. Il faut attendre. A. En attendant, que faites-vous ? B. Je lis. A. Toujours ce voyage de Bougainville ? B. Toujours. A. Je n'entends rien a cet homme-la. L'etude des mathematiques, qui suppose une vie sedentaire, a rempli le temps de ses jeunes annees ; et voila qu'il passe subitement d'une condition meditative et retiree au metier actif, penible, errant et dissipe de voyageur. B. Nullement. Si le vaisseau n'est qu'une maison flottante, et si vous considerez le navigateur qui traverse des espaces immenses, resserre et immobile dans une enceinte assez etroite, vous le verrez faisant le tour du globe sur une planche, comme vous et moi le tour de l'univers sur notre parquet. A. Une autre bizarrerie apparente, c'est la contradiction du caractere de l'homme et de son entreprise. Bougainville a le gout des amusements de la societe ; il aime les femmes, les spectacles, les repas delicats ; il se prete au tourbillon du monde d'aussi bonne grace qu'aux inconstances de l'element sur lequel il a ete ballotte. Il est aimable et gai : c'est un veritable Francais leste, d'un bord, d'un traite de calcul differentiel et integral, et de l'autre, d'un voyage autour du globe. B. Il fait comme tout le monde : il se dissipe apres s'etre applique, et s'applique apres s'etre dissipe. A. Que pensez-vous de son Voyage ? B. Autant que j'en puis juger sur une lecture assez superficielle, j'en rapporterais l'avantage a trois points principaux : une meilleure connaissance de notre vieux domicile et de ses habitants ; plus de surete sur des mers qu'il a parcourues la sonde a la main, et plus de correction dans nos cartes geographiques. Bougainville est parti avec les lumieres necessaires et les qualites propres a ses vues : de la philosophie, du courage, de la veracite ; un coup d'oeil prompt qui saisit les choses et abrege le temps des observations ; de la circonspection, de la patience ; le desir de voir, de s'eclairer et d'instruire ; la science du calcul, des mecaniques, de la geometrie, de l'astronomie ; et une teinture suffisante d'histoire naturelle. A. Et son style ? B. Sans appret ; le ton de la chose, de la simplicite et de la clarte, surtout quand on possede la langue des marins. A. Sa course a ete longue ? B. Je l'ai tracee sur ce globe. Voyez-vous cette ligne de points rouges ? A. Qui part de Nantes ? B. Et court jusqu'au detroit de Magellan, entre dans la mer Pacifique, serpente entre ces iles qui forment l'archipel immense qui s'etend des Philippines a la Nouvelle-Hollande, rase Madagascar, le cap de Bonne-Esperance, se prolonge dans l'Atlantique, suit les cotes d'Afrique, et rejoint l'une de ses extremites a celle d'ou le navigateur s'est embarque. A. Il a beaucoup souffert ? B. Tout navigateur s'expose, et consent de s'exposer aux perils de l'air, du feu, de la terre et de l'eau : mais qu'apres avoir erre des mois entiers entre la mer et le ciel, entre la mort et la vie ; apres avoir ete battu des tempetes, menace de perir par naufrage, par maladie, par disette d'eau et de pain, un infortune vienne, son batiment fracasse, tomber, expirant de fatigue et de misere, aux pieds d'un monstre d'airain qui lui refuse ou lui fait attendre impitoyablement les secours les plus urgents, c'est une durete !... A. Un crime digne de chatiment. B. Une de ces calamites sur lesquelles le voyageur n'a pas compte. A. Et n'a pas du compter. Je croyais que les puissances europeennes n'envoyaient pour commandants dans leurs possessions d'outre-mer, que des ames honnetes, des hommes bienfaisants, des sujets remplis d'humanite, et capables de compatir... B. C'est bien la ce qui les soucie ! A. Il y a des choses singulieres dans ce voyage de Bougainville. B. Beaucoup. A. N'assure-t-il pas que les animaux sauvages s'approchent de l'homme, et que les oiseaux viennent se poser sur lui, lorsqu'ils ignorent le peril de cette familiarite ? B. D'autres l'avaient dit avant lui. A. Comment explique-t-il le sejour de certains animaux dans des iles separees de tout continent par des intervalles de mer effrayants ? Qui est-ce qui a porte la le loup, le renard, le chien, le cerf, le serpent ? B. Il n'explique rien ; il atteste le fait. A. Et vous, comment l'expliquez-vous ? B. Qui sait l'histoire primitive de notre globe ? Combien d'espaces de terre, maintenant isoles, etaient autrefois continus ? Le seul phenomene sur lequel on pourrait former quelque conjecture, c'est la direction de la masse des eaux qui les a separes. A. Comment cela ? B. Par la forme generale des arrachements. Quelque jour nous nous amuserons de cette recherche, si cela nous convient. Pour ce moment, voyez-vous cette ile qu'on appelle des Lanciers ? A l'inspection du lieu qu'elle occupe sur le globe, il n'est personne qui ne se demande qui est-ce qui a place la des hommes ? quelle communication les liait autrefois avec le reste de leur espece ? que deviennent-ils en se multipliant sur un espace qui n'a pas plus d'une lieue de diametre ? A. Ils s'exterminent et se mangent ; et de la peut-etre une premiere epoque tres ancienne et tres naturelle de l'anthropophagie, insulaire d'origine. B. Ou la multiplication y est limitee par quelque loi superstitieuse ; l'enfant y est ecrase dans le sein de sa mere foulee sous les pieds d'une pretresse. A. Ou l'homme egorge expire sous le couteau d'un pretre ; ou l'on a recours a la castration des males... B. A l'infibulation des femelles ; et de la tant d'usages d'une cruaute necessaire et bizarre, dont la cause s'est perdue dans la nuit des temps, et met les philosophes a la torture. Une observation assez constante, c'est que les institutions surnaturelles et divines se fortifient et s'eternisent, en se transformant, a la longue, en lois civiles et nationales ; et que les institutions civiles et nationales se consacrent, et degenerent en preceptes surnaturels et divins. A. C'est une des palingenesies les plus funestes. B. Un brin de plus qu'on ajoute au lien dont on nous serre. A. N'etait-il pas au Paraguay au moment meme de l'expulsion des jesuites ? B. Oui. A. Qu'en dit-il ? B. Moins qu'il n'en pourrait dire ; mais assez pour nous apprendre que ces cruels Spartiates en jaquette noire en usaient avec leurs esclaves indiens, comme les Lacedemoniens avec les ilotes ; les avaient condamnes a un travail assidu ; s'abreuvaient de leurs sueurs, ne leur avaient laisse aucun droit de propriete ; les tenaient sous l'abrutissement de la superstition ; en exigeaient une veneration profonde ; marchaient au milieu d'eux, un fouet a la main, et en frappaient indistinctement tout age et tout sexe. Un siecle de plus, et leur expulsion devenait impossible, ou le motif d'une longue guerre entre ces moines et le souverain, dont ils avaient secoue peu a peu l'autorite. A. Et ces Patagons, dont le docteur Maty et l'academicien La Condamine ont tant fait de bruit ? B. Ce sont de bonnes gens qui viennent a vous, et qui vous embrassent en criant Chaoua ; forts, vigoureux, toutefois n'excedant pas la hauteur de cinq pieds cinq a six pouces ; n'ayant d'enorme que leur corpulence, la grosseur de leur tete, et l'epaisseur de leurs membres. Ne avec le gout du merveilleux, qui exagere tout autour de lui, comment l'homme laisserait-il une juste proportion aux objets, lorsqu'il a, pour ainsi dire, a justifier le chemin qu'il a fait, et la peine qu'il s'est donnee pour les aller voir au loin ? A. Et des sauvages, qu'en pense-t-il ? B. C'est, a ce qu'il parait, de la defense journaliere contre les betes feroces, qu'il tient le caractere cruel qu'on lui remarque quelquefois. Il est innocent et doux, partout ou rien ne trouble son repos et sa securite. Toute guerre nait d'une pretention commune a la meme propriete. L'homme civilise a une pretention commune, avec l'homme civilise, a la possession d'un champ dont ils occupent les deux extremites ; et ce champ devient un sujet de dispute entre eux. A. Et le tigre a une pretention commune, avec l'homme sauvage, a la possession d'une foret ; et c'est la premiere des pretentions, et la cause de la plus ancienne des guerres... Avez-vous vu le Tahitien que Bougainville avait pris sur son bord, et transporte dans ce pays-ci ? B. Je l'ai vu ; il s'appelait Aotourou. A la premiere terre qu'il apercut, il la prit pour la patrie du voyageur ; soit qu'on lui en eut impose sur la longueur du voyage ; soit que, trompe naturellement par le peu de distance apparente des bords de la mer qu'il habitait, a l'endroit ou le ciel semble confiner avec l'horizon, il ignorat la veritable etendue de la terre. L'usage commun des femmes etait si bien etabli dans son esprit, qu'il se jeta sur la premiere Europeenne qui vint a sa rencontre, et qu'il se disposait tres serieusement a lui faire la politesse de Tahiti. Il s'ennuyait parmi nous. L'alphabet tahitien n'ayant ni b, ni c, ni d, ni f, ni g, ni q, ni x, ni y, ni z, il ne put jamais apprendre a parler notre langue, qui offrait a ses organes inflexibles trop d'articulations etrangeres et de sons nouveaux. Il ne cessait de soupirer apres son pays, et je n'en suis pas etonne. Le voyage de Bougainville est le seul qui m'ait donne du gout pour une autre contree que la mienne ; jusqu'a cette lecture, j'avais pense qu'on n'etait nulle part aussi bien que chez soi ; resultat que je croyais le meme pour chaque habitant de la terre ; effet naturel de l'attrait du sol ; attrait qui tient aux commodites dont on jouit, et qu'on n'a pas la meme certitude de retrouver ailleurs. A. Quoi ! vous ne croyez pas l'habitant de Paris aussi convaincu qu'il croisse des epis dans la campagne de Rome que dans les champs de la Beauce ? B. Ma foi, non. Bougainville a renvoye Aotourou, apres avoir pourvu aux frais et a la surete de son retour. A. O Aotourou ! que tu seras content de revoir ton pere, ta mere, tes freres, tes soeurs, tes compatriotes, que leur diras-tu de nous ? B. Peu de choses, et qu'ils ne croiront pas. A. Pourquoi peu de choses ? B. Parce qu'il en a peu concues, et qu'il ne trouvera dans sa langue aucun terme correspondant a celles dont il a quelques idees. A. Et pourquoi ne le croiront-ils pas ? B. Parce qu'en comparant leurs moeurs aux notres, ils aimeront mieux prendre Aotourou pour un menteur, que de nous croire si fous. A. En verite ? B. Je n'en doute pas : la vie sauvage est si simple, et nos societes sont des machines si compliquees ! Le Tahitien touche a l'origine du monde, et l'Europeen touche a sa vieillesse. L'intervalle qui le separe de nous est plus grand que la distance de l'enfant qui nait a l'homme decrepit. Il n'entend rien a nos usages, a nos lois, ou il n'y voit que des entraves deguisees sous cent formes diverses, entraves qui ne peuvent qu'exciter l'indignation et le mepris d'un etre en qui le sentiment de la liberte est le plus profond des sentiments. A. Est-ce que vous donneriez dans la fable de Tahiti ? B. Ce n'est point une fable ; et vous n'auriez aucun doute sur la sincerite de Bougainville, si vous connaissiez le supplement de son Voyage. A. Et ou trouve-t-on ce supplement ? B. La, sur cette table. A. Est-ce que vous ne me le confierez pas ? B. Non ; mais nous pourrons le parcourir ensemble, si vous voulez. A. Assurement, je le veux. Voila le brouillard qui retombe, et l'azur du ciel qui commence a paraitre. Il semble que mon lot soit d'avoir tort avec vous jusque dans les moindres choses ; il faut que je sois bien bon pour vous pardonner une superiorite aussi continue ! B. Tenez, tenez, lisez : passez ce preambule qui ne signifie rien, et allez droit aux adieux que fit un des chefs de l'ile a nos voyageurs. Cela vous donnera quelque notion de l'eloquence de ces gens-la. A. Comment Bougainville a-t-il compris ces adieux prononces dans une langue qu'il ignorait ? B. Vous le saurez. CHAPITRE II - LES ADIEUX DU VIEILLARD ------------------------------------- C'est un vieillard qui parle. Il etait pere d'une famille nombreuse. A l'arrivee des Europeens, il laissa tomber des regards de dedain sur eux, sans marquer ni etonnement, ni frayeur, ni curiosite. Ils l'aborderent ; il leur tourna le dos et se retira dans sa cabane. Son silence et son souci ne decelaient que trop sa pensee : il gemissait en lui-meme sur les beaux jours de son pays eclipses. Au depart de Bougainville, lorsque les habitants accouraient en foule sur le rivage, s'attachaient a ses vetements, serraient ses camarades entre leurs bras, et pleuraient, ce vieillard s'avanca d'un air severe, et dit : " Pleurez malheureux Tahitiens ! pleurez ; mais que ce soit de l'arrivee, et non du depart de ces hommes ambitieux et mechants : un jour, vous les connaitrez mieux. Un jour, ils reviendront, le morceau de bois que vous voyez attache a la ceinture de celui-ci, dans une main, et le fer qui pend au cote de celui-la, dans l'autre, vous enchainer, vous egorger, ou vous assujettir a leurs extravagances et a leurs vices ; un jour vous servirez sous eux, aussi corrompus, aussi vils, aussi malheureux qu'eux. Mais je me console ; je touche a la fin de ma carriere ; et la calamite que je vous annonce, je ne la verrai point. O tahitiens ! mes amis ! vous auriez moyen d'echapper a un funeste avenir ; mais j'aimerais mieux mourir que de vous en donner le conseil. Qu'ils s'eloignent, et qu'ils vivent. " Puis s'adressant a Bougainville, il ajouta : " Et toi, chef des brigands qui t'obeissent, ecarte promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire a notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tente d'effacer de nos ames son caractere. Ici tout est a tous ; et tu nous as preche je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partage ce privilege avec nous ; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu feroce entre les leurs. Elles ont commence a se hair ; vous vous etes egorges pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres ; et voila que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n'es ni un dieu, ni un demon : qui es-tu donc, pour faire des esclaves ? Orou ! toi qui entends la langue de ces hommes-la, dis-nous a tous, comme tu me l'as dit a moi-meme, ce qu'ils ont ecrit sur cette lame de metal : Ce pays est a nous. Ce pays est a toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien debarquait un jour sur vos cotes, et qu'il gravat sur une de vos pierres ou sur l'ecorce d'un de vos arbres : Ce pays est aux habitants de Tahiti, qu'en penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu'est-ce que cela fait ? Lorsqu'on t'a enleve une des meprisables bagatelles dont ton batiment est rempli, tu t'es recrie, tu t'es venge ; et dans le meme instant tu as projete au fond de ton coeur le vol de toute une contree ! Tu n'es pas esclave : tu souffrirais plutot la mort que de l'etre, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas defendre sa liberte et mourir ? Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frere. Vous etes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu'il n'ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommes-nous jetes sur ta personne ? -avons-nous pille ton vaisseau ? t'avons-nous saisi et expose aux fleches de nos ennemis ? t'avons-nous associe dans nos champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecte notre image en toi. Laisse nous nos moeurs ; elles sont plus sages et plus honnetes que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance, contre tes inutiles lumieres. Tout ce qui nous est necessaire et bon, nous le possedons. Sommes-nous dignes de mepris, parce que nous n'avons pas su nous faire des besoins superflus ? Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous avons froid, nous avons de quoi nous vetir. Tu es entre dans nos cabanes, qu'y manque-t-il, a ton avis ? Poursuis jusqu'ou tu voudras ce que tu appelles commodites de la vie ; mais permets a des etres senses de s'arreter, lorsqu'ils n'auraient a obtenir, de la continuite de leurs penibles efforts, que des biens imaginaires. Si tu nous persuades de franchir l'etroite limite du besoin, quand finirons-nous de travailler ? Quand jouirons-nous ? Nous avons rendu la somme de nos fatigues annuelles et journalieres la moindre qu'il etait possible, parce que rien ne nous parait preferable au repos. Va dans ta contree t'agiter, te tourmenter tant que tu voudras ; laisse-nous reposer : ne nous entete ni de tes besoins factices, ni de tes vertus chimeriques. Regarde ces hommes ; vois comme ils sont droits, sains et robustes. Regarde ces femmes ; vois comme elles sont droites, saines, fraiches et belles. Prends cet arc, c'est le mien ; appelle a ton aide un, deux, trois, quatre de tes camarades ; et tachez de le tendre. Je le tends moi seul. Je laboure la terre ; je grimpe la montagne ; je perce la foret ; je parcours une lieue de la plaine en moins d'une heure. Tes jeunes compagnons ont eu peine a me suivre ; et j'ai quatre-vingt-dix ans passes. Malheur a cette ile ! malheur aux Tahitiens presents, et a tous les Tahitiens a venir, du jour ou tu nous as visites ! Nous ne connaissions qu'une maladie ; celle a laquelle l'homme, l'animal et la plante ont ete condamnes, la vieillesse ; et tu nous en as apporte une autre, tu as infecte notre sang. Il nous faudra peut-etre exterminer de nos propres mains nos filles, nos femmes, nos enfants ; ceux qui ont approche tes femmes ; celles qui ont approche tes hommes. Nos champs seront trempes du sang impur qui a passe de tes veines dans les notres ; ou nos enfants, condamnes a nourrir et a perpetuer le mal que tu as donne aux peres et aux meres, et qu'ils transmettront a jamais a leurs descendants. Malheureux ! tu seras coupable, ou des ravages qui suivront les funestes caresses des tiens, ou des meurtres que nous commettrons pour en arreter le poison. Tu parles de crimes ! as-tu l'idee d'un plus grand crime que le tien ? Quel est chez toi le chatiment de celui qui tue son voisin ? la mort par le fer. Quel est chez toi le chatiment du lache qui l'empoisonne ? la mort par le feu. Compare ton forfait a ce dernier ; et dis-nous, empoisonneur de nations, le supplice que tu merites ? Il n'y a qu'un moment, la jeune Tahitienne s'abandonnait avec transport aux embrassements du jeune Tahitien ; elle attendait avec impatience que sa mere, autorisee par l'age nubile, relevat son voile, et mit sa gorge a nu. Elle etait fiere d'exciter les desirs, et d'irriter les regards amoureux de l'inconnu, de ses parents, de son frere ! elle acceptait sans frayeur et sans honte, en notre presence, au milieu d'un cercle d'innocents Tahitiens, au son des flutes, entre les danses, les caresses de celui que son jeune coeur et la voix secrete de ses sens lui designaient. L'idee de crime et le peril de la maladie sont entres avec toi parmi nous. Nos jouissances, autrefois si douces, sont accompagnees de remords et d'effroi. Cet homme noir, qui est pres de toi, qui m'ecoute, a parle a nos garcons ; je ne sais ce qu'il a dit a nos filles ; mais nos garcons hesitent ; mais nos filles rougissent. Enfonce-toi, si tu veux, dans la foret obscure avec la compagne perverse de tes plaisirs ; mais accorde aux bons et simples Tahitiens de se reproduire sans honte, a la face du ciel et au grand jour. Quel sentiment plus honnete et plus grand pourrais-tu mettre a la place de celui que nous leur avons inspire, et qui les anime ? Ils pensent que le moment d'enrichir la nation et la famille d'un nouveau citoyen est venu, et ils s'en glorifient. Ils mangent pour vivre et pour croitre : ils croissent pour multiplier, et ils n'y trouvent ni vice, ni honte. Ecoute la suite de tes forfaits. A peine t'es-tu montre parmi eux, qu'ils sont devenus voleurs. A peine es-tu descendu dans notre terre, qu'elle a fume de sang. Ce Tahitien qui courut a ta rencontre, qui t'accueillit, qui te recut en criant : Talo ! ami, ami ; vous l'avez tue. Et pourquoi l'avez-vous tue ? parce qu'il avait ete seduit par l'eclat de tes petits oeufs de serpents. Il te donnait ses fruits ; il t'offrait sa femme et sa fille ; il te cedait sa cabane : et tu l'as tue pour une poignee de ces grains, qu'il avait pris sans te les demander. Et ce peuple ? Au bruit de ton arme meurtriere, la terreur s'est emparee de lui ; et il s'est enfui dans la montagne. Mais crois qu'il n'aurait pas tarde d'en descendre ; crois qu'en un instant, sans moi, vous perissiez tous. Eh ! pourquoi les ai-je apaises ? pourquoi les ai-je contenus ? pourquoi les contiens-je encore dans ce moment ? Je l'ignore ; car tu ne merites aucun sentiment de pitie ; car tu as une ame feroce qui ne l'eprouva jamais. Tu t'es promene, toi et les tiens, dans notre ile ; tu as ete respecte ; tu as joui de tout ; tu n'as trouve sur ton chemin ni barriere, ni refus : on t'invitait, tu t'asseyais ; on etalait devant toi l'abondance du pays. As-tu voulu de jeunes filles ? excepte celles qui n'ont pas encore le privilege de montrer leur visage et leur gorge, les meres t'ont presente les autres toutes nues ; te voila, possesseur de la tendre victime du devoir hospitalier ; on a jonche, pour elle et pour toi, la terre de feuilles et de fleurs ; les musiciens ont accorde leurs instruments ; rien n'a trouble la douceur, ni gene la liberte de tes caresses et des siennes. On a chante l'hymne, l'hymne qui t'exhortait a etre homme, qui exhortait notre enfant a etre femme, et femme complaisante et voluptueuse. On a danse autour de votre couche ; et c'est au sortir des bras de cette femme, apres avoir eprouve sur son sein la plus douce ivresse, que tu as tue son frere, son ami, son pere, peut-etre. Tu as fait pis encore ; regarde de ce cote ; vois cette enceinte herissee de fleches ; ces armes qui n'avaient menace que nos ennemis, vois-les tournees contre nos propres enfants : vois les malheureuses compagnes de vos plaisirs ; vois leur tristesse ; vois la douleur de leurs peres ; vois le desespoir de leurs meres : c'est la qu'elles sont condamnees a perir ou par nos mains, ou par le mal que tu leur as donne. Eloigne-toi, a moins que tes yeux cruels ne se plaisent a des spectacles de mort : eloigne toi ; va, et puissent les mers coupables qui t'ont epargne dans ton voyage, s'absoudre, et nous venger en t'engloutissant avant ton retour ! Et vous, Tahitiens, rentrez dans vos cabanes, rentrez tous ; et que ces indignes etrangers n'entendent a leur depart que le flot qui mugit, et ne voient que l'ecume dont sa fureur blanchit une rive deserte ! " A peine eut-il acheve, que la foule des habitants disparut : un vaste silence regna dans toute l'etendue de l'ile ; et l'on n'entendit que le sifflement aigu des vents et le bruit sourd des eaux sur toute la longueur de la cote : on eut dit que l'air et la mer, sensibles a la voix du vieillard, se disposaient a lui obeir. B. Eh bien ! qu'en pensez-vous ? A. Ce discours me parait vehement ; mais a travers je ne sais quoi d'abrupt et de sauvage, il me semble retrouver des idees et des tournures europeennes. B. Pensez donc que c'est une traduction du tahitien en espagnol, et de l'espagnol en francais. Le vieillard s'etait rendu, la nuit, chez cet Orou qu'il a interpelle, et dans la case duquel l'usage de la langue espagnole s'etait conserve de temps immemorial. Orou avait ecrit en espagnol la harangue du vieillard ; et Bougainville en avait une copie a la main, tandis que le Tahitien la prononcait. A. Je ne vois que trop a present pourquoi Bougainville a supprime ce fragment ; mais ce n'est pas la tout ; et ma curiosite pour le reste n'est pas legere. B. Ce qui suit, peut-etre, vous interessera moins. A. N'importe. B. C'est un entretien de l'aumonier de l'equipage avec un habitant de l'ile. A. Orou ? B. Lui-meme. Lorsque le vaisseau de Bougainville approcha de Tahiti, un nombre infini d'arbres creuses furent lances sur les eaux ; en un instant son batiment en fut environne ; de quelque cote qu'il tournat ses regards, il voyait des demonstrations de surprise et de bienveillance. On lui jetait des provisions ; on lui tendait les bras ; on s'attachait a des cordes ; on gravissait contre les planches ; on avait rempli sa chaloupe ; on criait vers le rivage, d'ou les cris etaient repondus ; les habitants de l'ile accouraient ; les voila tous a terre : on s'empare des hommes de l'equipage ; on se les partage ; chacun conduit le sien dans sa cabane : les hommes les tenaient embrasses par le milieu du corps ; les femmes leur flattaient les joues de leurs mains. Placez-vous la ; soyez temoin, par pensee, de ce spectacle d'hospitalite ; et dites-moi comment vous trouvez l'espece humaine. A. Tres belle. B. Mais j'oublierais peut-etre de vous parler d'un evenement assez singulier. Cette scene de bienveillance et d'humanite fut troublee tout a coup par les cris d'un homme qui appelait a son secours ; c'etait le domestique d'un des officiers de Bougainville. De jeunes Tahitiens s'etaient jetes sur lui, l'avaient etendu par terre, le deshabillaient et se disposaient a lui faire la civilite. A. Quoi ! ces peuples si simples, ces sauvages si bons, si honnetes ?... B. Vous vous trompez ; ce domestique etait une femme deguisee en homme. Ignoree de l'equipage entier, pendant tout le temps d'une longue traversee, les Tahitiens devinerent son sexe au premier coup d'oeil. Elle etait nee en Bourgogne ; elle s'appelait Barre ; ni laide, ni jolie, agee de vingt-six ans. Elle n'etait jamais sortie de son hameau ; et sa premiere pensee de voyager fut de faire le tour du globe ; elle montra toujours de la sagesse et du courage. A. Ces freles machines-la renferment quelquefois des ames bien fortes. CHAPITRE III - L'ENTRETIEN DE L'AUMONIER ET D'OROU -------------------------------------------------- B. Dans la division que les Tahitiens se firent de l'equipage de Bougainville, l'aumonier devint le partage d'Orou. L'aumonier et le Tahitien etaient a peu pres du meme age, trente-cinq a trente-six ans. Orou n'avait alors que sa femme et trois filles appelees Asto, Palli et Thia. Elles le deshabillerent, lui laverent le visage, les mains et les pieds, et lui servirent un repas sain et frugal. Lorsqu'il fut sur le point de se coucher, Orou, qui s'etait absente avec sa famille, reparut, lui presenta sa femme et ses trois filles nues, et lui dit : -- Tu as soupe, tu es jeune, tu te portes bien ; si tu dors seul, tu dormiras mal ; l'homme a besoin la nuit d'une compagne a son cote. Voila ma femme, voila mes filles : choisis celle qui te convient ; mais si tu veux m'obliger, tu donneras la preference a la plus jeune de mes filles qui n'a point encore eu d'enfants. La mere ajouta : -- Helas ! je n'ai pas a m'en plaindre ; la pauvre Thia ! ce n'est pas sa faute. L'aumonier repondit : Que sa religion, son etat, les bonnes moeurs et l'honnetete ne lui permettaient pas d'accepter ces offres. Orou repliqua : -- Je ne sais ce que c'est que la chose que tu appelles religion ; mais je ne puis qu'en penser mal, puisqu'elle t'empeche de gouter un plaisir innocent, auquel nature, la souveraine maitresse, nous invite tous ; de donner l'existence a un de tes semblables ; de rendre un service que le pere, la mere et les enfants te demandent ; de t'acquitter envers un hote qui t'a fait un bon accueil, et d'enrichir une nation, en l'accroissant d'un sujet de plus. Je ne sais ce que c'est que la chose que tu appelles etat ; mais ton premier devoir est d'etre homme et d'etre reconnaissant. Je ne te propose pas de porter dans ton pays les moeurs d'Orou ; mais Orou, ton hote et ton ami, te supplie de te preter aux moeurs de Tahiti. Les moeurs de Tahiti sont-elles meilleures ou plus mauvaises que les votres ? c'est une question facile a decider. La terre ou tu es ne a-t-elle plus d'hommes qu'elle n'en peut nourrir ? en ce cas tes moeurs ne sont ni pires, ni meilleures que les notres. En peut-elle nourrir plus qu'elle n'en a ? nos moeurs sont meilleures que les tiennes. Quant a l'honnetete que tu m'objectes, je te comprends ; j'avoue que j'ai tort ; et je t'en demande pardon. Je n'exige pas que tu nuises a ta sante ; si tu es fatigue, il faut que tu te reposes ; mais j'espere que tu ne continueras pas a nous contrister. Vois le souci que tu as repandu sur tous ces visages : elles craignent que tu n'aies remarque en elles quelques defauts qui leur attirent ton dedain. Mais quand cela serait, le plaisir d'honorer une de mes filles, entre ses compagnes et ses soeurs, et de faire une bonne action, ne te suffirait-il pas ? Sois genereux ! L'AUMONIER. Ce n'est pas cela : elles sont toutes quatre egalement belles ; mais ma religion ! mais mon etat ! OROU. Elles m'appartiennent, et je te les offre. Elles sont a elles, et elles se donnent a toi. Quelle que soit la purete de conscience que la chose religion et la chose etat te prescrivent, tu peux les accepter sans scrupule. Je n'abuse point de mon autorite ; et sois sur que je connais et que je respecte les droits des personnes. Ici, le veridique aumonier convient que jamais la providence ne l'avait expose a une aussi pressante tentation. Il etait jeune ; il s'agitait, il se tourmentait ; il detournait ses regards des aimables suppliantes ; il les ramenait sur elles ; il levait ses yeux et ses mains au ciel. Thia, la plus jeune, embrassait ses genoux et lui disait : Etranger, n'afflige pas mon pere, n'afflige pas ma mere, ne m'afflige pas ! Honore-moi dans la cabane et parmi les miens ; eleve-moi au rang de mes soeurs qui se moquent de moi. Asto l'ainee a deja trois enfants ; Palli, la seconde, en a deux, et Thia n'en a point ! Etranger, honnete etranger, ne me rebute pas ! rends-moi mere ; fais-moi un enfant que je puisse un jour promener par la main, a cote de moi, dans Tahiti ; qu'on voie dans neuf mois attache a mon sein ; dont je sois fiere, et qui fasse une partie de ma dot, lorsque je passerai de la cabane de mon pere dans une autre. Je serai peut-etre plus chanceuse avec toi qu'avec nos jeunes Tahitiens. Si tu m'accordes cette faveur, je ne t'oublierai plus ; je te benirai toute ma vie ; j'ecrirai ton nom sur mon bras et sur celui de ton fils ; nous le prononcerons sans cesse avec joie ; et lorsque tu quitteras ce rivage, mes souhaits t'accompagneront sur les mers jusqu'a ce que tu sois arrive dans ton pays. Le naif aumonier dit qu'elle lui serrait les mains, qu'elle attachait sur ses yeux des regards si expressifs et si touchants ; qu'elle pleurait ; que son pere, sa mere et ses soeurs s'eloignerent ; qu'il resta seul avec elle, et qu'en disant : Mais ma religion, mais mon etat, il se trouva le lendemain couche a cote de cette jeune fille, qui l'accablait de caresses, et qui invitait son pere, sa mere et ses soeurs, lorsqu'ils s'approcherent de leur lit le matin, a joindre leur reconnaissance a la sienne. Asto et Palli, qui s'etaient eloignees, rentrerent avec les mets du pays, des boissons et des fruits, elles embrassaient leur soeur et faisaient des voeux sur elle. Ils dejeunerent tous ensemble ; ensuite Orou, demeure seul avec l'aumonier, lui dit : Je vois que ma fille est contente de toi ; et je te remercie. Mais pourrais-tu m'apprendre ce que c'est que le mot religion, que tu as prononce tant de fois, et avec tant de douleur ? L'aumonier, apres avoir reve un moment, repondit : Qui est-ce qui a fait ta cabane et les ustensiles qui la meublent ? OROU. C'est moi. L'AUMONIER. Eh bien ! nous croyons que ce monde et ce qu'il renferme est l'ouvrage d'un ouvrier. OROU. Il a donc des pieds, des mains, une tete ? L'AUMONIER. Non. OROU. Ou fait-il sa demeure ? L'AUMONIER. Partout. OROU. Ici meme ! L'AUMONIER. Ici. OROU. Nous ne l'avons jamais vu. L'AUMONIER. On ne le voit pas. OROU. Voila un pere bien indifferent ! Il doit etre vieux ; car il a du moins l'age de son ouvrage. L'AUMONIER. Il ne vieillit point ; il a parle a nos ancetres ; il leur a donne des lois ; il leur a prescrit la maniere dont il voulait etre honore ; il leur a ordonne certaines actions, comme bonnes ; il leur en a defendu d'autres, comme mauvaises. OROU. J'entends ; et une de ces actions qu'il leur a defendues comme mauvaises, c'est de coucher avec une femme et une fille ? Pourquoi donc a-t-il fait deux sexes ? L'AUMONIER. Pour s'unir ; mais a certaines conditions requises, apres certaines ceremonies prealables, en consequence desquelles un homme appartient a une femme, et n'appartient qu'a elle ; une femme appartient a un homme, et n'appartient qu'a lui. OROU. Pour toute leur vie ? L'AUMONIER. Pour toute leur vie. OROU. En sorte que, s'il arrivait a une femme de coucher avec un autre que son mari, ou a un mari de coucher avec une autre que sa femme... mais cela n'arrive point, car, puisqu'il est la, et que cela lui deplait, il sait les en empecher. L'AUMONIER. Non ; il les laisse faire, et ils pechent contre la loi de Dieu, car c'est ainsi que nous appelons le grand ouvrier, contre la loi du pays ; et ils commettent un crime. OROU. Je serais fache de t'offenser par mes discours ; mais si tu le permettais, je te dirais mon avis. L'AUMONIER. Parle. OROU. Ces preceptes singuliers, je les trouve opposes a la nature, contraires a la raison ; faits pour multiplier les crimes, et facher a tout moment le vieil ouvrier, qui a tout fait sans tete, sans mains et sans outils ; qui est partout, et qu'on ne voit nulle part ; qui dure aujourd'hui et demain, et qui n'a pas un jour de plus ; qui commande et qui n'est pas obei ; qui peut empecher, et qui n'empeche pas. Contraires a la nature, parce qu'ils supposent qu'un etre sentant, pensant et libre, peut etre la propriete d'un etre semblable a lui. Sur quoi ce droit serait-il fonde ? Ne vois-tu pas qu'on a confondu, dans ton pays, la chose qui n'a ni sensibilite, ni pensee, ni desir, ni volonte ; qu'on quitte, qu'on prend, qu'on garde, qu'on echange sans qu'elle souffre et sans qu'elle se plaigne, avec la chose qui ne s'echange point, qui ne s'acquiert point ; qui a liberte, volonte, desir ; qui peut se donner ou se refuser pour un moment ; se donner ou se refuser pour toujours ; qui se plaint et qui souffre ; et qui ne saurait devenir un effet de commerce, sans qu'on oublie son caractere, et qu'on fasse violence a la nature ? Contraires a la loi generale des etres. Rien, en effet, te parait-il plus insense qu'un precepte qui proscrit le changement qui est en nous ; qui commande une constance qui n'y peut etre, et qui viole la nature et la liberte du male et de la femelle, en les enchainant pour jamais l'un a l'autre ; qu'une fidelite qui borne la plus capricieuse des jouissances a un meme individu ; qu'un serment d'immutabilite de deux etres de chair, a la face d'un ciel qui n'est pas un instant le meme, sous des antres qui menacent ruine ; au bas d'une roche qui tombe en poudre ; au pied d'un arbre qui se gerce ; sur une pierre qui s'ebranle ? Crois-moi, vous avez rendu la condition de l'homme pire que celle de l'animal. Je ne sais ce que c'est que ton grand ouvrier : mais je me rejouis qu'il n'ait point parle a nos peres, et je souhaite qu'il ne parle point a nos enfants ; car il pourrait par hasard leur dire les memes sottises, et ils feraient peut-etre celle de les croire. Hier, en soupant, tu nous as entretenus de magistrats et de pretres ; je ne sais quels sont ces personnages que tu appelles magistrats et pretres, dont l'autorite regle votre conduite ; mais, dis-moi, sont-ils maitres du bien et du mal ? Peuvent-ils faire que ce qui est juste soit injuste, et que ce qui est injuste soit juste ? Depend-il d'eux d'attacher le bien a des actions nuisibles, et le mal a des actions innocentes ou utiles ? Tu ne saurais le penser, car, a ce compte, il n'y aurait ni vrai ni faux, ni bon ni mauvais, ni beau ni laid ; du moins, que ce qu'il plairait a ton grand ouvrier, a tes magistrats, a tes pretres, de prononcer tel ; et, d'un moment a l'autre, tu serais oblige de changer d'idees et de conduite. Un jour on te dirait, de la part de l'un de tes trois maitres : tue, et tu serais oblige, en conscience, de tuer ; un autre jour : vole ; et tu serais tenu de voler ; ou : ne mange pas de ce fruit ; et tu n'oserais en manger ; je te defends ce legume ou cet animal ; et tu te garderais d'y toucher. Il n'y a point de bonte qu'on ne put t'interdire ; point de mechancete qu'on ne put t'ordonner. Et ou en serais-tu reduit, si tes trois maitres, peu d'accord entre eux, s'avisaient de te permettre, de t'enjoindre et de te defendre la meme chose, comme je pense qu'il arrive souvent ? Alors, pour plaire au pretre, il faudra que tu te brouilles avec le magistrat ; pour satisfaire le magistrat, il faudra que tu mecontentes le grand ouvrier ; et pour te rendre agreable au grand ouvrier, il faudra que tu renonces a la nature. Et sais-tu ce qui en arrivera ? c'est que tu les mepriseras tous les trois, et que tu ne seras ni homme, ni citoyen, ni pieux ; que tu ne seras rien ; que tu seras mal avec toutes les sortes d'autorite ; mal avec toi-meme ; mechant, tourmente par ton coeur ; persecute par tes maitres insenses ; et malheureux, comme je te vis hier au soir, lorsque je te presentai mes filles, et que tu t'ecriais : Mais ma religion ! mais mon etat ! Veux-tu savoir, en tout temps et en tout lieu, ce qui est bon et mauvais ? Attache-toi a la nature des choses et des actions ; a tes rapports avec ton semblable ; a l'influence de ta conduite sur ton utilite particuliere et le bien general. Tu es en delire, si tu crois qu'il y ait rien, soit en haut, soit en bas, dans l'univers, qui puisse ajouter ou retrancher aux lois de la nature. Sa volonte eternelle est que le bien soit prefere au mal, et le bien general au bien particulier. Tu ordonneras le contraire ; mais tu ne seras pas obei. Tu multiplieras les malfaiteurs et les malheureux par la crainte, par le chatiment et par les remords ; tu depraveras les consciences ; tu corrompras les esprits ; ils ne sauront plus ce qu'ils ont a faire ou a eviter. Troubles dans l'etat d'innocence, tranquilles dans le forfait, ils auront perdu de vue l'etoile polaire, leur chemin. Reponds-moi sincerement ; en depit des ordres expres de tes trois legislateurs, un jeune homme ; dans ton pays, ne couche-t-il jamais, sans leur permission, avec une jeune fille ? L'AUMONIER. Je mentirais si je te l'assurais. OROU. La femme, qui a jure de n'appartenir qu'a son mari, ne se donne-t-elle point a un autre ? L'AUMONIER. Rien n'est plus commun. OROU. Tes legislateurs sevissent ou ne sevissent pas s'ils sevissent, ce sont des betes feroces qui battent la nature ; s'ils ne sevissent pas, ce sont des imbeciles qui ont expose au mepris leur autorite par une defense inutile. L'AUMONIER. Les coupables, qui echappent a la severite des lois, sont chaties par le blame general. OROU. C'est-a-dire que la justice s'exerce par le defaut de sens commun de toute la nation ; et que c'est la folie de l'opinion qui supplee aux lois. L'AUMONIER. La fille deshonoree ne trouve plus de mari. OROU. Deshonoree ! et pourquoi ? L'AUMONIER. La femme infidele est plus ou moins meprisee. OROU. Meprisee ! et pourquoi ? L'AUMONIER. Le jeune homme s'appelle un lache seducteur. OROU. Un lache ! un seducteur ! et pourquoi ? L'AUMONIER. Le pere, la mere et l'enfant sont desoles. L'epoux volage est un libertin ; l'epoux trahi partage la honte de sa femme. OROU. Quel monstrueux tissu d'extravagances tu m'exposes la ! et encore tu ne me dis pas tout : car aussitot qu'on s'est permis de disposer a son gre des idees de justice et de propriete ; d'oter ou de donner un caractere arbitraire aux choses ; d'unir aux actions ou d'en separer le bien et le mal, sans consulter que le caprice, on se blame, on s'accuse, on se suspecte, on se tyrannise, on est envieux, on est jaloux, on se trompe, on s'afflige, on se cache, on dissimule, on s'epie, on se surprend, on se querelle, on ment ; les filles en imposent a leurs parents ; les maris a leurs femmes ; les femmes a leurs maris ; des filles, oui, je n'en doute pas, des filles etoufferont leurs enfants ; des peres soupconneux mepriseront et negligeront les leurs ; des meres s'en separeront et les abandonneront a la merci du sort ; et le crime et la debauche se montreront sous toutes sortes de formes. Je sais tout cela, comme si j'avais vecu parmi vous. Cela est, parce que cela doit etre ; et la societe, dont votre chef vous vante le bel ordre, ne sera qu'un amas ou d'hypocrites, qui foulent secretement aux pieds les lois ; ou d'infortunes, qui sont eux-memes les instruments de leur supplice, en s'y soumettant ; ou d'imbeciles, en qui le prejuge a tout a fait etouffe la voix de la nature ; ou d'etres mal organises, en qui la nature ne reclame pas ses droits. L'AUMONIER. Cela ressemble. Mais vous ne vous mariez donc point ? OROU. Nous nous marions. L'AUMONIER. Qu'est-ce que votre mariage ? OROU. Le consentement d'habiter une meme cabane, et de coucher dans un meme lit, tant que nous nous y trouvons bien. L'AUMONIER. Et lorsque vous vous y trouvez mal ? OROU. Nous nous separons. L'AUMONIER. Que deviennent vos enfants ? OROU. O etranger ! ta derniere question acheve de me deceler la profonde misere de ton pays. Sache, mon ami, qu'ici la naissance d'un enfant est toujours un bonheur, et sa mort un sujet de regrets et de larmes. Un enfant est un bien precieux, parce qu'il doit devenir un homme ; aussi, en avons-nous un tout autre soin que de nos plantes et de nos animaux. Un enfant qui nait, occasionne la joie domestique et publique : c'est un accroissement de fortune pour la cabane, et de force pour la nation : ce sont des bras et des mains de plus dans Tahiti ; nous voyons en lui un agriculteur, un pecheur, un chasseur, un soldat, un epoux, un pere. En repassant de la cabane de son mari dans celle de ses parents, une femme emmene avec elle ses enfants qu'elle avait apportes en dot : on partage ceux qui sont nes pendant la cohabitation commune ; et l'on compense, autant qu'il est possible, les males par les femelles, en sorte qu'il reste a chacun a peu pres un nombre egal de filles et de garcons. L'AUMONIER. Mais des enfants sont longtemps a charge avant que de rendre service. OROU. Nous destinons a leur entretien et a la subsistance des vieillards, une sixieme partie de tous les fruits du pays ; ce tribut les suit partout. Ainsi tu vois que plus la famille du Tahitien est nombreuse, plus elle est riche. L'AUMONIER. Une sixieme partie ! OROU. C'est un moyen sur d'encourager la population, et d'interesser au respect de la vieillesse et a la conservation des enfants. L'AUMONIER. Vos epoux se reprennent ils quelquefois ? OROU. Tres souvent ; cependant la duree la plus courte d'un mariage est d'une lune a l'autre. L'AUMONIER. A moins que la femme ne soit grosse ; alors la cohabitation est au moins de neuf mois ? OROU. Tu te trompes ; la paternite, comme le tribut, suit son enfant partout. L'AUMONIER. Tu m'as parle d'enfants qu'une femme apporte en dot a son mari. OROU. Assurement. Voila ma fille ainee qui a trois enfants ; ils marchent ; ils sont sains ; ils sont beaux ; ils promettent d'etre forts : lorsqu'il lui prendra fantaisie de se marier, elle les emmenera ; ils sont siens : son mari les recevra avec joie, et sa femme ne lui en serait que plus agreable, si elle etait enceinte d'un quatrieme. L'AUMONIER. De lui ? OROU. De lui, ou d'un autre. Plus nos filles ont d'enfants, plus elles sont recherchees ; plus nos garcons sont vigoureux et beaux, plus ils sont riches : aussi, autant nous sommes attentifs a preserver les unes de l'approche de l'homme, les autres du commerce de la femme, avant l'age de fecondite ; autant nous les exhortons a produire, lorsque les garcons sont puberes et les filles nubiles. Tu ne saurais croire l'importance du service que tu auras rendu a ma fille Thia, si tu lui as fait un enfant. Sa mere ne lui dira plus a chaque lune : Mais, Thia, a quoi penses-tu donc ? Tu ne deviens point grosse ; tu as dix-neuf ans ; tu devrais avoir deja deux enfants, et tu n'en as point. Quel est celui qui se chargera de toi ? Si tu perds ainsi tes jeunes ans, que feras-tu dans ta vieillesse ? Thia, il faut que tu aies quelques defauts qui eloignent de toi les hommes. Corrige-toi, mon enfant : a ton age, j'avais ete trois fois mere. L'AUMONIER. Quelles precautions prenez-vous pour garder vos filles et vos garcons adolescents ? OROU. C'est l'objet principal de l'education domestique et le point le plus important des moeurs publiques. Nos garcons, jusqu'a l'age de vingt-deux ans, deux ou trois ans au-dela de la puberte, restent couverts d'une longue tunique, et les reins ceints d'une petite chaine. Avant que d'etre nubiles, nos filles n'oseraient sortir sans un voile blanc. Oter sa chaine, relever son voile, est une faute qui se commet rarement, parce que nous leur en apprenons de bonne heure les facheuses consequences. Mais au moment ou le male a pris toute sa force, ou les symptomes virils ont de la continuite, et ou l'effusion frequente et la qualite de la liqueur seminale nous rassurent ; au moment ou la jeune fille se fane, s'ennuie, est d'une maturite propre a concevoir des desirs, a en inspirer et a les satisfaire avec utilite, le pere detache la chaine a son fils et lui coupe l'ongle du doigt du milieu de la main droite. La mere releve le voile de sa fille. L'un peut solliciter une femme, et en etre sollicite ; l'autre, se promener publiquement le visage decouvert et la gorge nue, accepter ou refuser les caresses d'un homme. On indique seulement d'avance au garcon les filles, a la fille les garcons qu'ils doivent preferer. C'est une grande fete que celle de l'emancipation d'une fille ou d'un garcon. Si c'est une fille, la veille, les jeunes garcons se rassemblent en foule autour de la cabane, et l'air retentit pendant toute la nuit du chant des voix et du son des instruments. Le jour, elle est conduite par son pere et par sa mere dans une enceinte ou l'on danse et ou l'on fait l'exercice du saut, de la lutte et de la course. On deploie l'homme nu devant elle, sous toutes les faces et dans toutes les attitudes. Si c'est un garcon, ce sont les jeunes filles qui font en sa presence les frais et les honneurs de la fete et exposent a ses regards la femme nue, sans reserve et sans secret. Le reste de la ceremonie s'acheve sur un lit de feuilles, comme tu l'as vu a ta descente parmi nous. A la chute du jour, la fille rentre dans la cabane de ses parents, ou passe dans la cabane de celui dont elle a fait choix, et elle y reste tant qu'elle s'y plait. L'AUMONIER. Ainsi cette fete est ou n'est point un jour de mariage ? OROU. Tu l'as dit... A. Qu'est-ce que je vois la en marge ? B. C'est une note, ou le bon aumonier dit que les preceptes des parents sur le choix des garcons et des filles etaient pleins de bon sens et d'observations tres fines et tres utiles ; mais qu'il a supprime ce catechisme, qui aurait paru, a des gens aussi corrompus et aussi superficiels que nous, d'une licence impardonnable ; ajoutant toutefois que ce n'etait pas sans regret qu'il avait retranche des details ou l'on aurait vu, premierement, jusqu'ou une nation, qui s'occupe sans cesse d'un objet important, peut etre conduite dans ses recherches, sans les secours de la physique et de l'anatomie ; secondement, la difference des idees de la beaute dans une contree ou l'on rapporte les formes au plaisir d'un moment, et chez un peuple ou elles sont appreciees d'apres une utilite plus constante. La, pour etre belle, on exige un teint eclatant, un grand front, de grands yeux, des traits fins et delicats, une taille legere, une petite bouche, de petites mains, un petit pied... Ici, presque aucun de ces elements n'entre en calcul. La femme sur laquelle les regards s'attachent et que le desir poursuit, est celle qui promet beaucoup d'enfants (la femme du cardinal d'Ossat), et qui les promet actifs, intelligents, courageux, sains et robustes. Il n'y a presque rien de commun entre la Venus d'Athenes et celle de Tahiti ; l'une est Venus galante, l'autre est Venus feconde. Une Tahitienne disait un jour avec mepris a une autre femme du pays : " Tu es belle, mais tu fais de laids enfants ; je suis laide, mais je fais de beaux enfants, et c'est moi que les hommes preferent. " Apres cette note de l'aumonier, Orou continue. A. Avant qu'il reprenne son discours, j'ai une priere a vous faire, c'est de me rappeler une aventure arrivee dans la Nouvelle-Angleterre. B. La voici. Une fille, Miss Polly Baker, devenue grosse pour la cinquieme fois, fut traduite devant le tribunal de justice de Connecticut, pres de Boston. La loi condamne toutes les personnes du sexe qui ne doivent le titre de mere qu'au libertinage a une amende, ou a une punition corporelle lorsqu'elles ne peuvent payer l'amende. Miss Polly, en entrant dans la salle ou les juges etaient assembles, leur tint ce discours : " Permettez-moi, Messieurs, de vous adresser quelques mots. Je suis une fille malheureuse et pauvre, je n'ai pas le moyen de payer des avocats pour prendre ma defense, et je ne vous retiendrai pas longtemps. Je ne me flatte pas que dans la sentence que vous allez prononcer vous vous ecartiez de la loi ; ce que j'ose esperer, c'est que vous daignerez implorer pour moi les bontes du gouvernement et obtenir qu'il me dispense de l'amende. Voici la cinquieme fois que je parais devant vous pour le meme sujet ; deux fois j'ai paye des amendes onereuses, deux fois j'ai subi une punition publique et honteuse parce que je n'ai pas ete en etat de payer. Cela peut etre conforme a la loi, je ne le conteste point ; mais il y a quelquefois des lois injustes, et on les abroge ; il y en a aussi de trop severes, et la puissance legislatrice peut dispenser de leur execution. J'ose dire que celle qui me condamne est a la fois injuste en elle-meme et trop severe envers moi. Je n'ai jamais offense personne dans le lieu ou je vis, et je defie mes ennemis, si j'en ai quelques-uns, de pouvoir prouver que j'ai fait le moindre tort a un homme, a une femme, a un enfant. Permettez-moi d'oublier un moment que la loi existe, alors je ne concois pas quel peut etre mon crime ; j'ai mis cinq beaux enfants au monde, au peril de ma vie, je les ai nourris de mon lait, je les ai soutenus de mon travail ; et j'aurais fait davantage pour eux, si je n'avais pas paye des amendes qui m'en ont ote les moyens. Est-ce un crime d'augmenter les sujets de Sa Majeste dans une nouvelle contree qui manque d'habitants ? Je n'ai enleve aucun mari a sa femme, ni debauche aucun jeune homme ; jamais on ne m'a accusee de ces procedes coupables, et si quelqu'un se plaint de moi, ce ne peut etre que le ministre a qui je n'ai point paye de droits de mariage. Mais est-ce ma faute ? J'en appelle a vous, Messieurs ; vous me supposez surement assez de bon sens pour etre persuades que je prefererais l'honorable etat de femme a la condition honteuse dans laquelle j'ai vecu jusqu'a present. J'ai toujours desire et je desire encore de me marier, et je ne crains point de dire que j'aurais la bonne conduite, l'industrie et l'economie convenables a une femme, comme j'en ai la fecondite. Je defie qui que ce soit de dire que j'aie refuse de m'engager dans cet etat. Je consentis a la premiere et seule proposition qui m'en ait ete faite ; j'etais vierge encore ; j'eus la simplicite de confier mon honneur a un homme qui n'en avait point ; il me fit mon premier enfant et m'abandonna. Cet homme, vous le connaissez tous : il est actuellement magistrat comme vous et s'assied a vos cotes ; j'avais espere qu'il paraitrait aujourd'hui au tribunal et qu'il aurait interesse votre pitie en ma faveur, en faveur d'une malheureuse qui ne l'est que par lui ; alors j'aurais ete incapable de l'exposer a rougir en rappelant ce qui s'est passe entre nous. Ai-je tort de me plaindre aujourd'hui de l'injustice des lois ? La premiere cause de mes egarements, mon seducteur, est eleve au pouvoir et aux honneurs par ce meme gouvernement qui punit mes malheurs par le fouet et par l'infamie. On me repondra que j'ai transgresse les preceptes de la religion ; si mon offense est contre Dieu, laissez-lui le soin de m'en punir ; vous m'avez deja exclue de la communion de l'eglise, cela ne suffit-il pas ? Pourquoi au supplice de l'enfer, que vous croyez m'attendre dans l'autre monde, ajoutez-vous dans celui-ci les amendes et le fouet ? Pardonnez, Messieurs, ces reflexions ; je ne suis point un theologien, mais j'ai peine a croire que ce me soit un grand crime d'avoir donne le jour a de beaux enfants que Dieu a doues d'ames immortelles et qui l'adorent. Si vous faites des lois qui changent la nature des actions et en font des crimes, faites-en contre les celibataires dont le nombre augmente tous les jours, qui portent la seduction et l'opprobre dans les familles, qui trompent les jeunes filles comme je l'ai ete, et qui les forcent a vivre dans l'etat honteux dans lequel je vis au milieu d'une societe qui les repousse et qui les meprise. Ce sont eux qui troublent la tranquillite publique ; voila des crimes qui meritent plus que le mien l'animadversion des lois. " Ce discours singulier produisit l'effet qu'en attendait Miss Baker ; ses juges lui remirent l'amende et la peine qui en tient lieu. Son seducteur, instruit de ce qui s'etait passe, sentit le remords de sa premiere conduite : il voulut la reparer ; deux jours apres il epousa Miss Baker, et fit une honnete femme de celle dont cinq ans auparavant il avait fait une fille publique. A. Et ce n'est pas la un conte de votre invention ? B. Non. A. J'en suis bien aise. B. Je ne sais si l'abbe Raynal ne rapporte pas le fait et le discours dans son "Histoire du commerce des deux Indes". A. Ouvrage excellent et d'un ton si different des precedents qu'on a soupconne l'abbe d'y avoir employe des mains etrangeres. B. C'est une injustice. A. Ou une mechancete. On depece le laurier qui ceint la tete d'un grand homme et on le depece si bien qu'il ne lui en reste plus qu'une feuille. B. Mais le temps rassemble les feuilles eparses et refait la couronne. A. Mais l'homme est mort ; il a souffert de l'injure qu'il a recue de ses contemporains, et il est insensible a la reparation qu'il obtient de la posterite. CHAPITRE IV - SUITE DE L'ENTRETIEN DE L'AUMONIER AVEC L'HABITANT DE TAHITI -------------------------------------------------------------------------- OROU. L'heureux moment pour une jeune fille et pour ses parents, que celui ou sa grossesse est constatee ! Elle se leve ; elle accourt ; elle jette ses bras autour du cou de sa mere et de son pere ; c'est avec des transports d'une joie mutuelle, qu'elle leur annonce et qu'ils apprennent cet evenement. Maman ! Mon papa ! embrassez-moi : je suis grosse ! Est-il bien vrai ? Tres vrai. Et de qui l'etes-vous ? Je le suis d'un tel... L'AUMONIER. Comment peut-elle nommer le pere de son enfant ? OROU. Pourquoi veux-tu qu'elle l'ignore ? il en est de la duree de nos amours comme de celle de nos mariages ; elle est au moins d'une lune a la lune suivante. L'AUMONIER. Et cette regle est bien scrupuleusement observee ? OROU. Tu vas en juger. D'abord, l'intervalle de deux lunes n'est pas long ; mais lorsque deux peres ont une pretention bien fondee a la formation d'un enfant, il n'appartient plus a sa mere. L'AUMONIER. A qui appartient-il donc ? OROU. A celui des deux a qui il lui plait de le donner : voila tout son privilege ; et un enfant etant par lui-meme un objet d'interet et de richesse, tu concois que, parmi nous, les libertines sont rares, et que les jeunes garcons s'en eloignent. L'AUMONIER. Vous avez donc aussi vos libertines ? J'en suis bien aise. OROU. Nous en avons meme de plus d'une sorte : mais tu m'ecartes de mon sujet. Lorsqu'une de nos filles est grosse, si le pere de l'enfant est un jeune homme beau, bien fait, brave, intelligent et laborieux, l'esperance que l'enfant heritera des vertus de son pere renouvelle l'allegresse. Notre enfant n'a honte que d'un mauvais choix. Tu dois concevoir quel prix nous attachons a la sante, a la beaute, a la force, a l'industrie, au courage ; tu dois concevoir comment, sans que nous nous en melions, les prerogatives du sang doivent s'eterniser parmi nous. Toi qui as parcouru differentes contrees, dis-moi si tu as remarque dans aucune autant de beaux hommes et autant de belles femmes que dans Tahiti ! Regarde-moi : comment me trouves-tu ? Eh bien ! il y a dix mille hommes ici plus grands, aussi robustes ; mais pas un plus brave que moi ; aussi les meres me designent-elles souvent a leurs filles. L'AUMONIER. Mais de tous ces enfants que tu peux avoir faits hors de ta cabane, que t'en revient-il ? OROU. Le quatrieme, male ou femelle. Il s'est etabli parmi nous une circulation d'hommes, de femmes et d'enfants, ou de bras de tout age et de toute fonction, qui est bien d'une autre importance que celle de vos denrees qui n'en sont que le produit. L'AUMONIER. Je le concois. Qu'est-ce que c'est que ces voiles noirs que j'ai rencontres quelquefois ? OROU. Le signe de la sterilite, vice de naissance, ou suite de l'age avance. Celle qui quitte ce voile et se mele avec les hommes, est une libertine, celui qui releve ce voile et s'approche de la femme sterile, est un libertin. L'AUMONIER. Et ces voiles gris ? OROU. Le signe de la maladie periodique. Celle qui quitte ce voile, et se mele avec les hommes, est une libertine ; celui qui le releve, et s'approche de la femme malade, est un libertin. L'AUMONIER. Avez-vous des chatiments pour ce libertinage ? OROU. Point d'autres que le blame. L'AUMONIER. Un pere peut-il coucher avec sa fille, une mere avec son fils, un frere avec sa soeur, un mari avec la femme d'un autre ? OROU. Pourquoi non ? L'AUMONIER. Passe pour la fornication ; mais l'inceste, mais l'adultere ! OROU. Qu'est-ce que tu veux dire avec tes mots, fornication, inceste, adultere ? L'AUMONIER. Des crimes, des crimes enormes, pour l'un desquels l'on brule dans mon pays. OROU. Qu'on brule ou qu'on ne brule pas dans ton pays, peu m'importe. Mais tu n'accuseras pas les moeurs d'Europe par celles de Tahiti, ni par consequent les moeurs de Tahiti par celles de ton pays : il nous faut une regle plus sure ; et quelle sera cette regle ? En connais-tu une autre que le bien general et l'utilite particuliere ? A present, dis-moi ce que ton crime inceste a de contraire a ces deux fins de nos actions ? Tu te trompes, mon ami, si tu crois qu'une loi une fois publiee, un mot ignominieux invente, un supplice decerne, tout est dit. Reponds-moi donc, qu'entends-tu par inceste ? L'AUMONIER. Mais un inceste... OROU. Un inceste ?... Y a-t-il longtemps que ton grand ouvrier sans tete, sans mains et sans outils, a fait le monde ? L'AUMONIER. Non. OROU. Fit-il toute l'espece humaine a la fois ? L'AUMONIER. Il crea seulement une femme et un homme. OROU. Eurent-ils des enfants ? L'AUMONIER. Assurement. OROU. Suppose que ces deux premiers parents n'aient eu que des filles, et que leur mere soit morte la premiere ; ou qu'ils n'aient eu que des garcons, et que la femme ait perdu son mari. L'AUMONIER. Tu m'embarrasses ; mais tu as beau dire, l'inceste est un crime abominable, et parlons d'autre chose. OROU. Cela te plait a dire ; je me tais, moi, tant que tu ne m'auras pas dit ce que c'est que le crime abominable inceste. L'AUMONIER. Eh bien ! Je t'accorde que peut-etre l'inceste ne blesse en rien la nature ; mais ne suffit-il pas qu'il menace la constitution politique ? Que deviendraient la surete d'un chef et la tranquillite d'un Etat, si toute une nation composee de plusieurs millions d'hommes, se trouvait rassemblee autour d'une cinquantaine de peres de famille. OROU. Le pis-aller, c'est qu'ou il n'y a qu'une grande societe, il y en aurait cinquante petites, plus bonheur et un crime de moins. L'AUMONIER. Je crois cependant que, meme ici, un fils couche rarement avec sa mere. OROU. A moins qu'il n'ait beaucoup de respect pour elle, et une tendresse qui lui fasse oublier la disparite d'age, et preferer une femme de quarante ans a une fille de dix-neuf. L'AUMONIER. Et le commerce des peres avec leurs filles ? OROU. Guere plus frequent, a moins que la fille ne soit laide et peu recherchee. Si son pere l'aime, il s'occupe a lui preparer sa dot en enfants. L'AUMONIER. Cela me fait imaginer que le sort des femmes que la nature a disgraciees ne doit pas etre heureux dans Tahiti. OROU. Cela me prouve que tu n'as pas une haute opinion de la generosite de nos jeunes gens. L'AUMONIER. Pour les unions des freres et des soeurs, je ne doute pas qu'elles ne soient tres communes. OROU. Et tres approuvees. L'AUMONIER. A t'entendre, cette passion, qui produit tant de crimes et de maux dans nos contrees, serait ici tout a fait innocente. OROU. Etranger ! tu manques de jugement et de memoire : de jugement, car, partout ou il y a defense, il faut qu'on soit tente de faire la chose defendue et qu'on la fasse : de memoire, puisque tu ne te souviens plus de ce que je t'ai dit. Nous avons de vieilles dissolues, qui sortent la nuit sans leur voile noir, et recoivent des hommes, lorsqu'il ne peut rien resulter de leur approche ; si elles sont reconnues ou surprises, l'exil au nord de l'ile, ou l'esclavage, est leur chatiment ; des filles precoces, qui relevent leur voile blanc a l'insu de leurs parents, et nous avons pour elles un lieu ferme dans la cabane ; des jeunes hommes, qui deposent leur chaine avant le temps prescrit par la nature et par la loi, et nous en reprimandons leurs parents ; des femmes a qui le temps de la grossesse parait long ; des femmes et des filles peu scrupuleuses a garder leur voile gris ; mais dans le fait, nous n'attachons pas une grande importance a toutes ces fautes ; et tu ne saurais croire combien l'idee de richesse particuliere ou publique, unie dans nos tetes a l'idee de population, epure nos moeurs sur ce point. L'AUMONIER. La passion de deux hommes pour une meme femme, ou le gout de deux femmes ou de deux filles pour un meme homme, n'occasionnent-ils point de desordres ? OROU. Je n'en ai pas vu quatre exemples : le choix de la femme ou celui de l'homme finit tout. La violence d'un homme serait une faute grave ; mais il faut une plainte publique, et il est presque inoui qu'une fille ou qu'une femme se soit plainte. La seule chose que j'aie remarquee, c'est que nos femmes ont moins de pitie des hommes laids, que nos jeunes gens des femmes disgraciees ; et nous n'en sommes pas faches. L'AUMONIER. Vous ne connaissez guere la jalousie, a ce que je vois ; mais la tendresse maritale, l'amour paternel, ces deux sentiments si puissants et si doux, s'ils ne sont pas etrangers ici, y doivent etre assez faibles. OROU. Nous y avons supplee par un autre, qui est tout autrement general, energique et durable, l'interet. Mets la main sur la conscience ; laisse la cette fanfaronnade de vertu, qui est sans cesse sur les levres de tes camarades, et qui ne reside pas au fond de leur coeur. Dis-moi si, dans quelque contree que ce soit, il y a un pere qui, sans la honte qui le retient, n'aimat mieux perdre son enfant, un mari qui n'aimat mieux perdre sa femme, que sa fortune et l'aisance de toute sa vie. Sois sur que partout ou l'homme sera attache a la conservation de son semblable comme a son lit, a sa sante, a son repos, a sa cabane, a ses fruits, a ses champs, il fera pour lui tout ce qu'il est possible de faire. C'est ici que les pleurs trempent la couche d'un enfant qui souffre ; c'est ici que les meres sont soignees dans la maladie ; c'est ici qu'on prise une femme feconde, une fille nubile, un garcon adolescent ; c'est ici qu'on s'occupe de leur institution, parce que leur conservation est toujours un accroissement, et leur perte toujours une diminution de fortune. L'AUMONIER. Je crains bien que ce sauvage n'ait raison. Le paysan miserable de nos contrees, qui excede sa femme pour soulager son cheval, laisse perir son enfant sans secours, et appelle le medecin pour son boeuf. OROU. Je n'entends pas trop ce que tu viens de dire ; mais, a ton retour dans ta patrie si policee, tache d'y introduire ce ressort ; et c'est alors qu'on y sentira le prix de l'enfant qui nait, et l'importance de la population. Veux-tu que je te revele un secret ? Mais prends garde qu'il ne t'echappe. Vous arrivez : nous vous abandonnons nos femmes et nos filles ; vous vous en etonnez ; vous nous en temoignez une gratitude qui nous fait rire ; vous nous remerciez, lorsque nous asseyons sur toi et sur tes compagnons la plus forte de toutes les impositions. Nous ne t'avons point demande d'argent ; nous ne nous sommes point jetes sur tes marchandises ; nous avons meprise tes denrees : mais nos femmes et nos filles sont venues exprimer le sang de tes veines. Quand tu t'eloigneras, tu nous auras laisse des enfants : ce tribut leve sur ta personne, sur ta propre substance, a ton avis, n'en vaut-il pas bien un autre ? Et si tu veux en apprecier la valeur, imagine que tu aies deux cents lieues de cotes a courir, et qu'a chaque vingt milles on te mette a pareille contribution. Nous avons des terres immenses en friche ; nous manquons de bras ; et nous t'en avons demande. Nous avons des calamites epidemiques a reparer ; et nous t'avons employe a reparer le vide qu'elles laisseront. Nous avons des ennemis voisins a combattre, un besoin de soldats ; et nous t'avons prie de nous en faire : le nombre de nos femmes et de nos filles est trop grand pour celui des hommes ; et nous t'avons associe a notre tache. Parmi ces femmes et ces filles, il y en a dont nous n'avons jamais pu obtenir d'enfants ; et ce sont elles que nous avons exposees a vos premiers embrassements. Nous avons a payer une redevance en hommes a un voisin oppresseur ; c'est toi et tes camarades qui nous defrayerez ; et dans cinq a six ans, nous lui enverrons vos fils, s'ils valent moins que les notres. Plus robustes, plus sains que vous, nous nous sommes apercus au premier coup d'oeil que vous nous surpassiez en intelligence ; et, sur-le-champ, nous avons destine quelques-unes de nos femmes et de nos filles les plus belles a recueillir la semence d'une race meilleure que la notre. C'est un essai que nous avons tente, et qui pourra nous reussir. Nous avons tire de toi et des tiens le seul parti que nous en pouvions tirer ; et crois que, tout sauvages que nous sommes, nous savons aussi calculer. Va ou tu voudras ; et tu trouveras presque toujours l'homme aussi fin que toi. Il ne te donnera jamais que ce qui ne lui est bon a rien, et te demandera toujours ce qui lui est utile. S'il te presente un morceau d'or, et qu'il prise le fer, c'est qu'il ne fait aucun cas de l'or, et qu'il prise le fer. Mais dis-moi donc pourquoi tu n'es pas vetu comme les autres ? Que signifie cette casaque longue qui t'enveloppe de la tete aux pieds, et ce sac pointu que tu laisses tomber sur tes epaules, ou que tu ramenes sur tes oreilles ? AUMONIER. C'est que, tel que tu me vois, je me suis engage dans une societe d'hommes qu'on appelle, dans mon pays, des moines. Le plus sacre de leurs voeux est de n'approcher d'aucune femme, et de ne point faire d'enfants. OUROU. Que faites vous donc ? AUMONIER. Rien. OROU. Et ton magistrat souffre cette espece de paresseux, la pire de toutes ? AUMONIER. Il fait plus, il la respecte et la fait respecter. OROU. Ma premiere pensee etait que la nature, quelque accident, ou un art cruel vous avait prives de la faculte de produire votre semblable ; et que, par pitie, on aimait mieux vous laisser vivre que de vous tuer. Mais, moine, ma fille m'a dit que tu etait un homme, et un homme aussi robuste qu'un Tahitien, et qu'elle esperait que tes caresses reiterees ne seraient pas infructueuses. A present que j'ai compris pourquoi tu t'es ecrie hier au soir : Mais ma religion ! mais mon etat ! pourrais-tu m'apprendre le motif de la faveur et du respect que les magistrats vous accordent ? L'AUMONIER. Je l'ignore. OROU. Tu sais au moins par quelle raison, etant homme, tu t'es librement condamne a ne le pas etre ? L'AUMONIER. Cela serait trop long et trop difficile a t'expliquer. OROU. Et ce voeu de sterilite, le moine y est-il bien fidele ? L'AUMONIER. Non. OROU. J'en etais sur. Avez vous aussi des moines femelles ? L'AUMONIER. Oui. OROU. Aussi sages que les moines males ? L'AUMONIER. Plus renfermees, elles seches de douleur, perissent d'ennui. OROU. Et l'injure faite a la nature est vengee. Oh ! le vilain pays ! Si tout y est ordonne comme ce que tu m'en dis, vous etes plus barbares que nous. Le bon aumonier raconte qu'il passa le reste de la journee a parcourir l'ile, a visiter les cabanes, et que le soir, apres souper, le pere et la mere l'ayant supplie de coucher avec la seconde de leurs filles, Palli s'etait presentee dans le meme deshabille que Thia, et qu'il s'etait ecrie plusieurs fois pendant la nuit : Mais ma religion ! mais mon etat ! que la troisieme nuit il avait ete agite des memes remords avec Asto, l'ainee, et que la quatrieme il l'avait accordee par honnetete a la femme de son hote. CHAPITRE V - SUITE DU DIALOGUE ENTRE A ET B ------------------------------------------- A. J'estime cet aumonier poli. B. Et moi, beaucoup davantage les moeurs Tahitiens, et le discours d'Orou. A. Quoique un peu modele a l'europeenne. B. Je n'en doute pas. Ici le bon aumonier se plaint de la brievete de son sejour dans Tahiti, et de la difficulte de mieux connaitre les usages d'un peuple assez sage pour s'etre arrete de lui-meme a la mediocrite, ou assez heureux pour habiter un climat dont la fertilite lui assurait un long engourdissement, assez actif pour s'etre mis a l'abri des besoins absolus de la vie, et assez indolent pour que son innocence, son repos et sa felicite n'eussent rien a redouter d'un progres trop rapide de ses lumieres. Rien n'y etait mal par l'opinion ou par la loi, que ce qui etait mal de sa nature. Les travaux et les recoltes s'y faisaient en commun. L'acception du mot propriete y etait tres etroite ; la passion de l'amour, reduite a un simple appetit physique, n'y produisait aucun de nos desordres. L'ile entiere offrait l'image d'une seule famille nombreuse, dont chaque cabane representait les divers appartement d'une de nos grandes maisons. Il finit par protester que ces Tahitiens seront toujours presents a sa memoire, qu'il avait ete tente de jeter ses vetements dans le vaisseau et de passer le reste de ses jours parmi eux, et qu'il craint bien de se repentir plus d'une fois de ne l'avoir pas fait. A. Malgre cet eloge, quelles consequences utiles a tirer des moeurs et des usages bizarres d'un peuple non civilise ? B. Je vois qu'aussitot que quelques causes physiques, telles, par exemple, que la necessite de vaincre l'ingratitude du sol, ont mis en jeu la sagacite de l'homme, cet elan le conduit bien au-dela du but, et que, le terme du besoin passe, on est porte dans l'ocean sans bornes des fantaisies, d'ou l'on ne se tire plus. Puisse l'heureux Tahitien s'arreter ou il en est ! Je vois qu'excepte dans ce recoin ecarte de notre globe, il n'y a point eu de moeurs, et qu'il n'y en aura peut-etre jamais nulle part. A. Qu'entendez-vous donc par des moeurs ? B. J'entends une soumission generale et une conduite consequente a des lois bonnes ou mauvaises. Si les lois sont bonnes, les moeurs sont bonnes ; si les lois sont mauvaises, les moeurs sont mauvaises ; si les lois, bonnes ou mauvaises, ne sont point observees, la pire condition d'une societe, il n'y a point de moeurs. Or comment voulez-vous que les lois s'observent quand elles se contredisent ? Parcourez l'histoire des siecles et des nations tant anciennes que modernes, et vous trouverez les hommes assujettis a trois codes, le code de la nature, le code civil, et le code religieux, et contraints d'enfreindre alternativement ces trois codes qui n'ont jamais ete d'accord ; d'ou il est arrive qu'il n'y a eu dans aucune contree, comme Orou l'a devine de la notre, ni homme, ni citoyen, ni religieux. A. D'ou vous conclurez, sans doute, qu'en fondant la morale sur les rapports eternels, qui subsistent entre les hommes, la loi religieuse devient peut-etre superflue ; et que la loi civile ne doit etre que l'enonciation de la loi de nature. B. Et cela, sous peine de multiplier les mechants, au lieu de faire des bons. A. Ou que, si l'on juge necessaire de les conserver toutes trois, il faut que les deux dernieres ne soient que des calques rigoureux de la premiere, que nous apportons gravee au fond de nos coeurs, et qui sera toujours la plus forte. B. Cela n'est pas exact. Nous n'apportons en naissant qu'une similitude d'organisation avec d'autres etres, les memes besoins, de l'attrait vers les memes plaisirs, une aversion commune pour les memes peines : ce qui constitue l'homme ce qu'il est, et doit fonder la morale qui lui convient. A. Cela n'est pas aise. B. Cela n'est pas si difficile, que je croirais volontiers le peuple le plus sauvage de la terre, le Tahitien qui s'en est tenu scrupuleusement a la loi de nature, plus voisin d'une bonne legislation qu'aucun peuple civilise. A. Parce qu'il lui est plus facile de se defaire de son trop de rusticite, qu'a nous de revenir sur nos pas et de reformer nos abus. B. Surtout ceux qui tiennent a l'union de l'homme avec la femme. A. Cela se peut. Mais commencons par le commencement. Interrogeons bonnement la nature, et voyons sans partialite ce qu'elle nous repondra sur ce point. B. J'y consens. A. Le mariage est-il dans la nature ? B. Si vous entendez par le mariage la preference qu'une femme accorde a un male sur tous les autres males, ou celle qu'un male donne a une femelle sur toutes les autres femelles ; preference mutuelle, en consequence de laquelle il se forme une union plus ou moins durable, qui perpetue l'espece par la reproduction des individus, le mariage est dans la nature. A. Je le pense comme vous ; car cette preference se remarque non seulement dans l'espece humaine, mais encore dans les autres especes d'animaux : temoin ce nombreux cortege de males qui poursuivent une meme femelle au printemps dans nos campagnes, et dont un seul obtient le titre de mari. Et la galanterie ? B. Si vous entendez par galanterie cette variete de moyens energiques ou delicats que la passion inspire, soit au male, soit a la femelle, pour obtenir cette preference qui conduit a la plus douce, la plus importante et la plus generale des jouissances ; la galanterie est dans la nature. A. Je le pense comme vous. Temoin toute cette diversite de gentillesses pratiquees par le male pour plaire a la femelle et par la femelle pour irriter la passion et fixer le gout du male. Et la coquetterie ? B. C'est un mensonge qui consiste a simuler une passion qu'on ne sent pas, et a promettre une preference qu'on n'accordera point. Le male coquet se joue de la femelle ; la femelle coquette se joue du male : jeu perfide qui amene quelquefois les catastrophes les plus funestes ; manege ridicule, dont le trompeur et le trompe sont egalement chaties par la perte des instants les plus precieux de leur vie. A. Ainsi la coquetterie, selon vous, n'est pas dans la nature ? B. Je ne dis pas cela. A. Et la constance ? B. Je ne vous en dirai rien de mieux que ce qu'en a dit Orou a l'aumonier. Pauvre vanite de deux enfants qui s'ignorent eux-memes, et que l'ivresse d'un instant aveugle sur l'instabilite de tout ce qui les entoure ! A. Et la fidelite, ce rare phenomene ? B. Presque toujours l'entetement et le supplice de l'honnete homme et de l'honnete femme dans nos contrees ; chimere a Tahiti. A. La jalousie ? B. Passion d'un animal indigent et avare qui craint de manquer ; sentiment injuste de l'homme ; consequence de nos fausses moeurs, et d'un droit de propriete etendu sur un objet sentant, pensant, voulant, et libre. A. Ainsi la jalousie, selon vous, n'est pas dans la nature ? B. Je ne dis pas cela. Vices et vertus, tout est egalement dans la nature. A. Le jaloux est sombre. B. Comme le tyran, parce qu'il en a la conscience. A. La pudeur ? B. Mais vous m'engagez la dans un cours de morale galante. L'homme ne veut etre ni trouble ni distrait dans ses jouissances. Celles de l'amour sont suivies d'une faiblesse qui l'abandonnerait a la merci de son ennemi. Voila tout ce qu'il pourrait y avoir de naturel dans la pudeur : le reste est d'institution. L'aumonier remarque, dans un troisieme morceau que je ne vous ai point lu, que le Tahitien ne rougit pas des mouvements involontaires qui s'excitent en lui a cote de sa femme, au milieu de ses filles ; et que celles-ci en sont spectatrices, quelquefois emues, jamais embarrassees. Aussitot que la femme devint la propriete de l'homme, et que la jouissance furtive fut regardee comme un vol, on vit naitre les termes pudeur, retenue, bienseance ; des vertus et des vices imaginaires ; en un mot, entre les deux sexes, des barrieres qui empechassent de s'inviter reciproquement a la violation des lois qu'on leur avait imposees, et qui produisirent souvent un effet contraire, en echauffant l'imagination et en irritant les desirs. Lorsque je vois des arbres plantes autour de nos palais, et un vetement de cou qui cache et montre une partie de la gorge d'une femme, il me semble reconnaitre un retour secret vers la foret, et un appel a la liberte premiere de notre ancienne demeure. Le Tahitien nous dirait : Pourquoi te caches-tu ? de quoi es-tu honteux ? fais-tu le mal, quand tu cedes a l'impulsion la plus auguste de la nature ? Homme, presente-toi franchement si tu plais. Femme, si cet homme te convient, recois-le avec la meme franchise. A. Ne vous fachez pas. Si nous debutons comme des hommes civilises, il est rare que nous ne finissions pas comme le Tahitien. B. Oui, mais ces preliminaires de convention consument la moitie de la vie d'un homme de genie. A. J'en conviens ; mais qu'importe, si cet elan pernicieux de l'esprit humain, contre lequel vous vous etes recrie tout a l'heure, en est d'autant ralenti ? Un philosophe de nos jours, interroge pourquoi les hommes faisaient la cour aux femmes, et non les femmes la cour aux hommes, repondit qu'il etait naturel de demander a celui qui pouvait toujours accorder. B. Cette raison m'a paru de tout temps plus ingenieuse que solide. La nature, indecente si vous voulez, presse indistinctement un sexe vers l'autre et dans un etat de l'homme triste et sauvage qui se concoit et qui peut-etre n'existe nulle part... A. Pas meme a Tahiti ? B. Non... l'intervalle qui separerait un homme d'une femme serait franchi par le plus amoureux. S'ils s'attendent, s'ils se fuient, s'ils se poursuivent, s'ils s'evitent, s'ils s'attaquent, s'ils se defendent, c'est que la passion, inegale dans ses progres, ne s'applique pas en eux de la meme force. D'ou il arrive que la volupte se repand, se consomme et s'eteint d'un cote, lorsqu'elle commence a peine a s'elever de l'autre, et qu'ils en restent tristes tous deux. Voila l'image fidele de ce qui se passerait entre deux etres libres, jeunes et parfaitement innocents. Mais lorsque la femme a connu, par l'experience ou l'education, les suites plus ou moins cruelles d'un moment doux, son coeur frissonne a l'approche de l'homme. Le coeur de l'homme ne frissonne point ; ses sens commandent, et il obeit. Les sens de la femme s'expliquent, et elle craint de les ecouter. C'est l'affaire de l'homme que de la distraire de sa crainte, de l'enivrer et de la seduire. L'homme conserve toute son impulsion naturelle vers la femme ; l'impulsion naturelle de la femme vers l'homme, dirait un geometre, est en raison composee de la directe de la passion et de l'inverse de la crainte ; raison qui se complique d'une multitude d'elements divers dans nos societes ; elements qui concourent presque tous a accroitre la pusillanimite d'un sexe et la duree de la poursuite de l'autre. C'est une espece de tactique ou les ressources de la defense et les moyens de l'attaque ont marche sur la meme ligne. On a consacre la resistance de la femme ; on a attache l'ignominie a la violence de l'homme ; violence qui ne serait qu'une injure legere dans Tahiti, et qui devient un crime dans nos cites. A. Mais comment est-il arrive qu'un acte dont le but est si solennel, et auquel la nature nous invite par l'attrait le plus puissant ; que le plus grand, le plus doux, le plus innocent des plaisirs soit devenu la source la plus feconde de notre depravation et de nos maux ? B. Orou l'a fait entendre dix fois a [-l'aumonier : ecoutez-le donc encore, et tachez de le retenir. C'est par la tyrannie de l'homme, qui a converti la possession de la femme en une propriete. Par les moeurs et les usages, qui ont surcharge de conditions l'union conjugale. Par les lois civiles, qui ont assujetti le mariage a une infinite de formalites. Par la nature de notre societe, ou la diversite des fortunes et des rangs a institue des convenances et des disconvenances. Par une contradiction bizarre et commune a toutes les societes subsistantes, ou la naissance d'un enfant, toujours regardee comme un accroissement de richesse pour la nation, est plus souvent et plus surement encore un accroissement d'indigence dans la famille. Par les vues politiques des souverains, qui ont tout rapporte a leur interet et a leur securite. Par les institutions religieuses, qui ont attache les noms de vices et de vertus a des actions qui n'etaient susceptibles d'aucune moralite. Combien nous sommes loin de la nature et du bonheur ! L'empire de la nature ne peut etre detruit : on aura beau le contrarier par des obstacles, il durera. Ecrivez tant qu'il vous plaira sur des tables d'airain, pour se servir de l'expression du sage Marc-Aurele, que le frottement voluptueux de deux intestins est un crime, le coeur de l'homme sera froisse entre la menace de votre inscription et la violence de ses penchants. Mais ce coeur indocile ne cessera de reclamer ; et cent fois, dans le cours de la vie, vos caracteres effrayants disparaitront a nos yeux. Gravez sur le marbre : Tu ne mangeras ni de l'ixion, ni du griffon ; tu ne connaitras que ta femme ; tu ne seras point le mari de ta soeur : mais vous n'oublierez pas d'accroitre les chatiments a proportion de la bizarrerie de vos defenses ; vous deviendrez feroces, et vous ne reussirez point a me denaturer. A. Que le code des nations serait court, si on le conformait rigoureusement a celui de la nature ! Combien de vices et d'erreurs epargnes a l'homme ! B. Voulez-vous savoir l'histoire abregee de presque toute notre misere ? La voici. Il existait un homme naturel : on a introduit au-dedans de cet homme un homme artificiel et il s'est eleve dans la caverne une guerre continuelle qui dure toute la vie. Tantot l'homme naturel est le plus fort ; tantot il est terrasse par l'homme moral et artificiel ; et, dans l'un et l'autre cas, le triste monstre est tiraille, tenaille, tourmente, etendu sur la roue ; sans cesse gemissant, sans cesse malheureux, soit qu'un faux enthousiasme de gloire le transporte et l'enivre, ou qu'une fausse ignominie le courbe et l'abatte. Cependant il est des circonstances extremes qui ramenent l'homme a sa premiere simplicite. A. La misere et la maladie, deux grands exorcistes. B. Vous les avez nommes. En effet, que deviennent alors toutes ces vertus conventionnelles ? Dans la misere, l'homme est sans remords ; dans la maladie, la femme est sans pudeur. A. Je l'ai remarque. B. Mais un autre phenomene qui ne vous aura pas echappe davantage, c'est que le retour de l'homme artificiel et moral suit pas a pas les progres de l'etat de maladie a l'etat de convalescence et de l'etat de convalescence a l'etat de sante. Le moment ou l'infirmite cesse est celui ou la guerre intestine recommence, et presque toujours avec desavantage pour l'intrus. A. Il est vrai. J'ai moi-meme eprouve que l'homme naturel avait dans la convalescence une vigueur funeste pour l'homme artificiel et moral. Mais enfin, dites-moi, faut-il civiliser l'homme, ou l'abandonner a son instinct ? B. Faut-il vous repondre net ? A. Sans doute. B. Si vous vous proposez d'en etre le tyran, civilisez-le ; empoisonnez-le de votre mieux d'une morale contraire a la nature ; faites-lui des entraves de toute espece ; embarrassez ses mouvements de mille obstacles ; attachez-lui des fantomes qui l'effraient ; eternisez la guerre dans la caverne, et que l'homme naturel y soit toujours enchaine sous les pieds de l'homme moral. Le voulez-vous heureux et libre ? ne vous melez pas de ses affaires : assez d'incidents imprevus le conduiront a la lumiere et a la depravation ; et demeurez a jamais convaincu que ce n'est pas pour vous, mais pour eux, que ces sages legislateurs vous ont petri et maniere comme vous l'etes. J'en appelle a toutes les institutions politiques, civiles et religieuses : examinez-les profondement ; et je me trompe fort, ou vous y verrez l'espece humaine pliee de siecle en siecle au joug qu'une poignee de fripons se promettait de lui imposer. Mefiez-vous de celui qui veut mettre de l'ordre. Ordonner, c'est toujours se rendre le maitre des autres en les genant : et les Calabrais sont presque les seuls a qui la flatterie des legislateurs n'en ait point encore impose... A. Et cette anarchie de la Calabre vous plait ? B. J'en appelle a l'experience ; et je gage que leur barbarie est moins vicieuse que notre urbanite. Combien de petites sceleratesses compensent ici l'atrocite de quelques grands crimes dont on fait tant de bruit ! Je considere les hommes non civilises comme une multitude de ressorts epars et isoles. Sans doute, s'il arrivait a quelques-uns de ces ressorts de se choquer, l'un ou l'autre, ou tous les deux, se briseraient. Pour obvier a cet inconvenient, un individu d'une sagesse profonde et d'un genie sublime rassembla ces ressorts et en composa une machine, et dans cette machine appelee societe, tous les ressorts furent rendus agissants, reagissant les uns contre les autres, sans cesse fatigues ; et il s'en rompit plus dans un jour, sous l'etat de legislation, qu'il ne s'en rompait en un an sous l'anarchie de nature. Mais quel fracas ! quel ravage ! quelle enorme destruction de petits ressorts, lorsque deux, trois, quatre de ces enormes machines vinrent a se heurter avec violence ! A. Ainsi vous prefereriez l'etat de nature brute et sauvage ? B. Ma foi, je n'oserais prononcer ; mais je sais qu'on a vu plusieurs fois l'homme des villes se depouiller et rentrer dans la foret, et qu'on n'a jamais vu l'homme de la foret se vetir et s'etablir dans la ville. A. Il m'est venu souvent dans la pensee que la somme des biens et des maux etait variable pour chaque individu ; mais que le bonheur ou le malheur d'une espece animale quelconque avait sa limite qu'elle ne pouvait franchir, et que peut-etre nos efforts nous rendaient en dernier resultat autant d'inconvenient que d'avantage ; en sorte que nous nous etions bien tourmentes pour accroitre les deux membres d'une equation, entre lesquels il subsistait une eternelle et necessaire egalite. Cependant je ne doute pas que la vie moyenne de l'homme civilise ne soit plus longue que la vie moyenne de l'homme sauvage. B. Et si la duree d'une machine n'est pas une juste mesure de son plus ou moins de fatigue, qu'en concluez vous ? A. Je vois qu'a tout prendre, vous inclineriez a croire les hommes d'autant plus mechants et plus malheureux qu'ils sont plus civilises ? B. Je ne parcourrai pas toutes les contrees de l'univers ; mais je vous avertis seulement que vous ne trouverez la condition de l'homme heureuse que dans Tahiti, et supportable que dans un recoin de l'Europe. La, des maitres ombrageux et jaloux de leur securite se sont occupes a le tenir dans ce que vous appelez l'abrutissement. A. A Venise, peut-etre ? B. Pourquoi non ? Vous ne nierez pas, du moins, qu'il n'y ait nulle part moins de lumieres acquises, moins de moralite artificielle, et moins de vices et de vertus chimeriques. A. Je ne m'attendais pas a l'eloge de ce gouvernement. B. Aussi ne le fais-je pas. Je vous indique une espece de dedommagement de la servitude, que tous les voyageurs ont senti et preconise. A. Pauvre dedommagement ! B. Peut-etre. Les Grecs proscrivirent celui qui avait ajoute une corde a la lyre de Mercure. A. Et cette defense est une satire sanglante de leurs premiers legislateurs. C'est la premiere corde qu'il fallait couper. B. Vous m'avez compris. Partout ou il y a une lyre, il y a des cordes. Tant que les appetits naturels seront sophistiques, comptez sur des femmes mechantes. A. Comme la Reymer. B. Sur des hommes atroces. A. Comme Gardeil. B. Et sur des infortunes a propos de rien. A. Comme Tauie, mademoiselle de La Chaux, le chevalier Desroches et madame de La Carliere. Il est certain qu'on chercherait inutilement dans Tahiti des exemples de la depravation des deux premiers, et du malheur des trois derniers. Que ferons-nous donc ? reviendrons-nous a la nature ? nous soumettrons-nous aux lois ? B. Nous parlerons contre les lois insensees jusqu'a ce qu'on les reforme ; et, en attendant, nous nous y soumettrons. Celui qui, de son autorite privee, enfreint une loi mauvaise, autorise tout autre a enfreindre les bonnes. Il y a moins d'inconvenients a etre fou avec des fous, qu'a etre sage tout seul. Disons-nous a nous-memes, crions incessamment qu'on a attache la honte, le chatiment et l'ignominie a des actions innocentes en elles-memes ; mais ne les commettons pas, parce que la honte, le chatiment et l'ignominie sont les plus grands de tous les maux. Imitons le bon aumonier, moine en France, sauvage dans Tahiti. A. Prendre le froc du pays ou l'on va, et garder celui du pays ou l'on est. B. Et surtout etre honnete et sincere jusqu'au scrupule avec des etres fragiles qui ne peuvent faire notre bonheur, sans renoncer aux avantages les plus precieux de nos societes. Et ce brouillard epais, qu'est-il devenu ? A. Il est retombe. B. Et nous serons encore libres, cet apres-diner, de sortir ou de rester ? A. Cela dependra, je crois, un peu plus des femmes que de nous. B. Toujours les femmes ! On ne saurait faire un pas sans les rencontrer a travers son chemin. A. Si nous leur lisions l'entretien de l'Aumonier et d'Orou ? B. A votre avis qu'en diraient-elles ? A. Je n'en sais rien. B. Et qu'en penseraient-elles ? A. Peut-etre le contraire de ce qu'elles en diraient. *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, SUPPLEMENT AU VOYAGE DE BOUGAINVILLE *** This file should be named 7spvb10.txt or 7spvb10.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 7spvb11.txt VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 7spvb10a.txt Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not keep eBooks in compliance with any particular paper edition. We are now trying to release all our eBooks one year in advance of the official release dates, leaving time for better editing. Please be encouraged to tell us about any error or corrections, even years after the official publication date. Please note neither this listing nor its contents are final til midnight of the last day of the month of any such announcement. 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